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16/06/2007

Changer, pour quoi faire ? Le marketing interne contre la vengeance démocratique

Rien de plus éloigné, en apparence, que les fonctions marketing et ressources humaines au sein de l'entreprise. Par quel miracle pourtant pourrait-on se dispenser d'une connaissance fine des attentes internes au moment de lancer des changements d'ampleur quand celles du consommateur font l'objet de toutes les attentions à l'heure du lancement de nouveaux produits ?

Si la règle n°1 du marketing est de connaître son client, force est de constater que peu de temps et d'énergie sont investis dans cette connaissance fine des cibles d'un projet de changement. A quoi bon ? Il suffirait ainsi de s'en remettre à la précarité du contrat de travail aux Etats-Unis ou à l'exercice imposé de la concertation sociale en France pour satisfaire à ses obligations en la matière, selon un minimalisme de moyens qui suffirait à établir la rationalité de ses buts.

Prenant ce parti, on mésestime pourtant la capacité de résistance, explicite ou implicite, du corps social de l'entreprise. Qui n'a expérimenté cette sorte de vengeance démocratique ? Une telle résistance peut vite se charger de transformer un projet conquérant en piteux échec. Si les équipes n'achètent pas le projet parce que celui-ci ne leur donne aucune raison de le faire, comment, hors les cas-limites de licenciements massifs ou de fermetures de sites, espérer réaliser les gains affichés ?

Autre règle d'or du marketing : segmenter la clientèle en cibles spécifiques parce que les groupes différents ont des besoins différents et qu'une approche uniforme échouerait à tirer tout le parti possible d'un nouveau produit à travers des déclinaisons adaptées. Il en va de même des projets de changement : si un socle de référence commun est nécessaire pour donner sa cohérence voire son équité au projet, comment imaginer le vendre de la même manière à la diversité des groupes - de métiers, de statuts, de générations, de cultures, d'histoires - qui composent l'entreprise ?

Dans le cas d'une réforme d'ampleur dans un hôpital américain, Stacy Aaron, partner chez LLC, identifie ainsi ainsi une vingtaine de groupes susceptibles de faire l'objet de stratégies de communication distinctes - ce qui ne va pas sans la mise en place d'une véritable ingénierie sociale du changement.

Un autre précepte de l'approche marketing consiste à rechercher le moyen de satisfaire les besoins non encore satisfaits de ses clients. C'est là sans doute, au plan conceptuel, la part la plus délicate du management du changement. Comment en effet transformer des objectifs business en quelque chose qui, identifié comme un besoin par les employés, puisse du coup susciter engagement et attention de leur part ?

La configuration la plus favorable est certes donnée dans ce domaine par les cas de crise grave ou de problématique de survie : le point important n'est pas alors qu'elles ne laissent objectivement guère le choix - dans les cultures marquées par la faiblesse du compromis social et de la culture économique, cette situation peut toujours se trouver contestée au plan sinon des faits, du moins de l'idéologie, et mener à pire issue - mais qu'elles fournissent de puissantes justifications collectives, de raisons pour le corps social d'acheter le projet, et de s'y engager.

Après de nombreuses difficultés et divers tâtonnements stratégiques, la construction au Canada de la réforme publique s'est ainsi appuyée, ces dernières années, sur une dialectique citoyenne assimilant la croissance de l'endettement public à une perte effective de souveraineté ; le sujet, au départ financier, devenait une affaire d'Etat et, plus encore, un problème civique.

Cet exemple dit assez combien l'intérêt général de la collectivité, que celle-ci soit publique ou privée, doit être sollicité à l'origine de tout projet de changement, à charge d'être ensuite décliné plus finement auprès des différentes parties au projet. L'exigence sociologique le cède encore trop souvent sur le terrain du changement au sous-investissement intellectuel, au prix de fiascos retentissants ou de résultats médiocres. En irait-il autrement sur le terrain du marché ?

29/05/2007

Most Admired Companies (la révolution verte est en marche)

Pour la vingt-cinquième année consécutive, Fortune vient de faire connaître son nouveau classement des vingt meilleures entreprises mondiales. Et ne rechigne guère, pour l'occasion, aux comparaisons épiques : "Comparé aux 13 milliards d'années qui se sont écoulées depuis le Big Bang, le dernier quart de siècle n'est rien, constate Anne Fisher, qui s'empresse cependant d'ajouter : mais ici, sur terre, à l'âge d'internet, nous pourrions bien assister à une révolution géologique comparable à en juger par les bouleversements apportés par ces deux dernières décennies".

Au coeur de ces ruptures, la révolution du développement durable intégré, de fait, à une vitesse remarquable dans le business modèle des compagnies les plus performantes, notamment les trois premières du classement : General Electric, Starbucks et Toyota.

La chaîne de coffee shops dirigée par Howard Schultz, qui s'inscrit depuis des années dans une logique de commerce équitable, se voit érigée en réussite emblématique de cette performance verte. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : 1 000 dollars investis dans la compagnie en 1992 rapportaient fin 2006 près de 55 fois la mise, contre un peu plus de trois fois pour l'index Standard & Poor's. Et Schultz de mettre cependant en garde son management face à ce qu'il appelle une "banalisation de l'expérience Starbucks"

Toyota figure également au rang des réussites spectaculaires, en demeurant le leader reconnu de l'industrie automobile américaine sans discontinuer depuis cinq ans. La Prius a passé l'an dernier les 100 000 unités vendues et devient du même coup... le véhicule de référence d'Hollywood.

GE demeure cependant la référence américaine pour sa capacité d'adaptation inégalée. N'est-elle pas la seule des douze initialement retenues par Charles Dow en 1896 pour constituer le premier index boursier domestique ? Depuis Jack Welsh, et sous la direction aujourd'hui de Jeffrey Immelt, la major américaine n'a cessé de se réinventer.

Dernière réussite en date : la division infrastructures (aviation, énergie, rail, eau...) qui atteint aujourd'hui les 65 milliards de dollars de chiffre d'affaires annuel en s'appuyant - "ecomagination" oblige - sur un business vert qui, de l'aveu de John Rice, son président, existait à peine il y a encore cinq ans. Au prix d'un effort de R&D de l'ordre 700 millions de dollars, qui rivalise désormais avec les grands groupes pharmaceutiques.

Principal changement vécu par Rice depuis son entrée à 21 ans dans l'entreprise : une évolution remarquable du management supérieur vers une très grande accessibilité, obsédé par l'idée de casser tout tropisme bureaucratique, à l'affût de toutes les bonnes idées et encourageant l'apprentissage permanent. "We really are a team, résume Rice, qui ajoute : This is the ultimate team sport".

Faut-il être plus réservé sur l'évolution du business mondial vue par le leader américain ? Pas si sûr. Pour GE, la perspective est claire : "Le monde entier devient américain, ce qui signifie que, partout, les consommateurs veulent ce que les consommateurs américains ont toujours exigé : tout, tout de suite et au meilleur prix".

Mais la révolution en marche ne serait qu'un début si l'on en croit Ed Zore, président d'une Northwestern Mutual spécialisée depuis 150 dans les produits financiers, et qui figure sans discontinuer au classement de Fortune depuis les origines. "Dans vingt-cinq ans, prédit Zore, nous regarderons notre époque comme le lointain bon vieux temps". Un optimisme révolutionnaire qui résume à lui seul l'articulation à l'oeuvre dans la dynamique économique américaine, entre enjeux de société et innovation technologique.

Il n'est que de jeter un oeil au reste du classement (établi sur la base de votes de 1500 cadres dirigeants et analystes dans 26 pays à partir de 8 critères tels que l'innovation, le management, la performance financière, la qualité des produits et services ou encore la responsabilité sociale) qui retient 35 entreprises américaines sur les 50 premières et truste 80% des vingt-cinq premières places, pour s'en persuader.

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PS : Le top 20 s'établit cette année comme suit : 1) General Electric ; 2) Starbucks ; 3) Toyota Motor ; 4) Berkshire Hathaway (assurances, agro-alimentaire, textile...) ; 5) Southwest Airlines ; 6) FedEx ; 7) Apple ; 8) Google ; 9) Johnson & Johnson ; 10) Procter & Gamble ; 11) Goldman Sachs ; 12) Microsoft ; 13) Target (grande distribution) ; 14) 3M (matériel de bureau, électronique,...) ; 15) Nordstrom (grande distribution) ; 16) United Parcel Service (services postaux) ; 17) American Express ; 18) Costco Wholesale (commerce de gros) ; 19 ex-aequo : PepsiCo et Wal-Mart Stores (grande distribution).

15/05/2007

La puissance ou la grandeur ? Une perspective franco-américaine sur le changement

Dans son entreprise de déchiffrage en miroir des deux cultures et, plus encore, dans sa tentative de poser les bases d'une cohabitation fructueuse entre elles, Pascal Baudry esquisse une liste des points forts respectifs des cultures américaine et française - ce qui constituerait en quelque sorte leur "génie culturel" propre.

Côté américain, quels seraient ces points forts ?

Des objectifs peu dispersés et d'une grande constance, une orientation vers le futur et l'action, un intérêt marqué pour l'innovation considéré comme un process qui peut être managé, un optimisme foncier, une croyance dans les capacités de l'individu et une grande sûreté en soi ("a can-do attitude"), la capacité d'identifier et de nommer ce qui ne va pas sans tourner à l'attaque personnelle et de faire des changements abrupts s'il le faut, l'habitude de voir grand et de mettre le paquet sans aucune énergie perdue en lamentations stériles, une glorification du travail et une grande attention portée à la tâche, des relations non féodales, la recherche préférentielle du "win-win", la préférence donnée au dynamique sur le statique, un contraste fort entre récompense et punition, un système juridique fait pour fonctionner et constant, des valeurs claires et explicites, un accent mis sur "l'accountability", une idéologie qui pousse à l'effort, et un sens développé de l'intérêt national.

Et côté français, quels seraient ces atouts culturels ?

Une culture riche en contexte, la variété, le sens critique, la finesse, l'art de vivre, l'esthétique, la dimension historique, le sens des racines, la grandeur passée, la fidélité, la dimension affective, le capital intellectuel, la tradition scientifique, la créativité, le système D, une certaine forme d'adaptabilité, l'héroïsme, le sens de l'honneur, sa situation géographique, l'appartenance à l'Europe, sa diversité ethnique et culturelle, l'ouverture sur la francophonie, la réussite de certaines entreprises.

Et l'auteur d'appeler de ses voeux "un sursaut collectif surprenant, une vraie refondation, qui puiserait non pas sur la capacité révolutionnaire destructrice mais sur cette énorme affectivité, celle qui saisit le pays au soir de l'importante et symbolique victoire en Coupe du Monde de footbal, mais en allant au-delà de l'événementiel et de l'éphémère. Quand je vois, ajoute-t-il, le génie culturel à l'oeuvre chez un Aimé Jacquet - sens du don et dépassement de soi, astuce, opiniâtreté, "niaque", confiance dans son intuition qui n'empêche pas le professionnalisme, sens de l'équipe, humilité, autorité, coeur, résistance à l'adversité (...), je suis fier d'être né français".

En réfléchissant plus avant au blocage français, Baudry, qui est à la fois manager et psychothérapeute, réintroduit dans cette approche une perspective freudienne, d'ailleurs lancinante ces derniers temps parmi les analyses de la campagne présidentielle (voir par exemple les points de vue récents et opposés d'Alain Touraine et Laurent Cohen-Tanugi autour de ce sujet dans le Monde du 2/03).

Pour lui, dans le prolongement d'un mode d'éducation déjà évoqué ici (voir la note "De quelques différences entre Français et Américains"), la société française serait victime de son maternage, d'un glissement net ces dernières années des figures paternelles vers des représentations plus maternelles (il s'agit bien ici de postures psychologiques, et non d'individus particuliers). Conséquence : la priorité donnée à l'écoute sur l'action, et la difficulté à assumer un rôle d'autorité ou, disons plutôt, de direction tant le père dans l'inconscient collectif français ne saurait être que tyrannique ou absent. Exception notable de ces dernières années selon l'auteur : Sarkozy qui, place Beauvau, s'est "réellement pris" pour le ministre de l'Intérieur et a commencé à appliquer la loi, et à le dire - et l'on a vu alors, pour prendre un exemple relativement incontesté, les automobilistes, certes d'abord en rechignant, finir par rentrer dans le rang.

Aux Etats-Unis, où le sevrage social est plus précoce et où l'exploration de la réalité extérieure par l'enfant se fait aussi de façon plus positive et responsabilisante (au rebours d'une éducation maternelle française souvent surprotectrice), ce sont au contraire les figures paternelles qui prévalent - les plus maternels se voyant qualifiés de "wimps" (poules mouillées). "Issus de l'acte courageux de leurs pères fondateurs, constate notre analyste, les Américains souhaitent un leadership politique fort, tant en entreprise que dans le monde politique, et ils adulent leurs dirigeants".

Finalement, dans un système français qui à défaut d'avoir changé déjà, se transforme peu à peu, le véritable affrontement à venir aurait moins lieu entre la gauche et la droite qu'entre les partisans du statu quo et ceux qui oeuvreront pour que le pays en sorte. Ce qui, au passage, est d'ailleurs aujourd'hui le positionnement politique de Bayrou, qui légitime l'analyse qu'avait déjà faite Olivier Duhamel il y a une quinzaine d'années, au moment du référendum sur Maastricht, en notant que la recomposition politique française se construirait sur la question européenne en tant que question politique moderne.

Et si les femmes ont un rôle le à y jouer, ce serait alors moins sur un mode maternel, à la manière des mères sévères que furent Edith Cresson ou Martine Aubry ("des dirigeantes de première génération qui sont temporairement acceptables pour les hommes car elles les rassurent en ayant l'air comme eux, et les infantisent en même temps"), que proprement féminin, dans une voie qui éviterait le double écueil de la réforme à la hussarde et de la frilosité impuissante - mieux à même, peut-être, de porter à la fois une vision de l'avenir et l'exigence de l'effort qui permet de la construire.

29/04/2007

Fort Boyard ou la Silicon Valley ? (parler vrai, création de valeur et travail en réseau)

Je prolonge ici un échange récent qui a fait suite à la note "Favorisons les émergences !" sur deux questions de communication : la culture du parler vrai et le travail en réseau.

La capacité à exprimer une idée dissidente, nouvelle, originale - et surtout à l'entendre - reste en effet difficile en France. Si elle progresse dans les entreprises, c'est plus lent dans la sphère publique, au-delà des affrontements syndicaux et caricaturaux d'usage.

Cela dit, la façon dont se pose la question de la liberté de parole dans les organisations françaises est, en un sens, révélatrice de la différence franco-américaine sur ce sujet : les Américains sont attentifs à ne pas rejeter brutalement celui qui exprime une idée nouvelle. Surtout, la question ne se pose pas en termes de conflits interpersonnels, mais elle est gérée dans le cadre du travail d'équipe et de règles du jeu claires qui rendent sans objet un tel positionnement conflictuel.

Celui-ci est au contraire favorisé chez nous (sauf encore une fois dans quelques micro-cultures privilégiées, essentiellement du fait de l'apport du leader) par des relations encore féodales, ou du moins verticales, qui ne laissent souvent guère le choix qu'entre le silence poli et l'altercation bruyante. Dans les deux cas, on détruit - du lien, de l'implication, de la créativité, de la coopération - au lieu de créer de la valeur.

Et c'est bien ce dernier risque qui conduit les entreprises françaises à s'engager dans cette voie - ce qui montre, au passage, que la gouvernance par la création de valeur a aussi des effets positifs sur les façons de travailler. Il n'est d'ailleurs pas impossible que la question de la dette publique finisse par avoir un effet similaire sur le mode de gouvernance correspondant. Proverbe chinois du jour : la LOLF est un premier pavé, mais la marre est encore grande.

Complément culturel : les Scandinaves, et les Suédois en particulier, sont aussi très frappés par cette sorte de respect formel des hiérarchies, qui empêche bien souvent dans la culture française non seulement l'émergence, mais aussi la discussion d'idées différentes. Le point de vue aurait pu être glacial, il est rafraîchissant dans les entreprises françaises qui développent leurs modes de management en un sens plus interculturel.


Concernant le développement du travail en réseau, il passe, avant la mise en place des outils, par l'évolution de la culture - l'exemple donné par les hiérarchies surtout, et la promotion concrète du travail d'équipe avec les nouvelles règles du jeu qui l'accompagnent. Faute de quoi on est en effet dans l'incantation creuse, dans le "double bind" mis en évidence de longue date par les gens de Palo Alto qui empêche le passage à l'action. Les outils de communication suivent, dans le meilleur des cas, en accompagnant dans une espèce de fine tuning, la prise de conscience et les expérimentations, en veillant à ne pas être trop en avance pour générer une appropriation progressive, en cohérence avec la culture de l'organisation, ses inerties certes, mais aussi ses facteurs de renouvellement.

Beaucoup de directions de la communication corporate me semblent cela dit encore assez bloquées sur le sujet des outils du web 2.0 par opposition aux supports plus institutionnels - qu'ils soient d'ailleurs print ou web, cela ne change rien à la question essentielle qui est de déterminer quelle degré de participation et d'ouverture réelles on crée dans l'organisation et vis-à-vis de l'extérieur. Quant au secteur public, le sujet n'y est souvent agité qu'à la mesure de son côté cache-misère new look de relations de travail statutaires et figées.

Je crois beaucoup sur ce plan de l'évolution des pratiques de management et de communication à la puissance de renouvellement amenée par les nouvelles générations. On ne les attirera pas, et on les conservera encore moins, par des cultures et des outils d'un autre âge - et ce point très concret, et stratégique, sera décisif dans le rythme des changements à venir. Il l'est déjà pour la génération des 20-30 ans, et ce sera plus sauvage encore pour la suivante.

Tout ceci étant naturellement à bien doser avec la dimension humaine des organisations. Rien de plus effrayant que l'appareillage "robocop" de certaines grandes entreprises, en particulier d'origine américaine d'ailleurs, qui lamine littéralement le temps social de l'échange dans les entreprises (un peu comme les trente-cinq heures l'auraient fait en France, selon la thèse de Michel Godet) et, accessoirement, accroît la pression de façon quasi illimitée sur les managers.

Mon interrogation à la fin de cette note sur l'émergence était, cela dit, différente, de portée plus personnelle : de même que chaque salarié est désormais en passe de devenir son propre DRH, au sens de son propre gestionnaire de carrière, mais que cette prise de conscience est encore inégale, de même nous devrions, je crois, être des animateurs plus actifs de nos réseaux.

Mais combien de temps, quelle énergie, quelle attention en continu consacrons-nous en réalité à cet espace, au-delà de nos obligations d'usage ?

Nous sommes à la vérité peu préparés et peu formés à l'animation de nos réseaux, qui restent principalement perçus en France sur un mode négatif, soit comme des clans opaques (grandes écoles, confréries diverses, etc), soit encore comme des exercices suspects (les relations publiques à l'ancienne, le commercial de base, etc). Nous pratiquons le réseau avec parcimonie, parce que nous le percevons comme créant un système d'obligations qui s'oppose à la fois à un certain individualisme et à une "culture de la gratuité" de la relation, conçue chez nous davantage comme un investissement affectif que comme un "contrat de service" - conception plus naturelle pour une culture utilitariste comme l'est la culture américaine.

Nous le comprenons mal aussi parce que nous l'appréhendons à travers la grille de la frontière (la cloison, la catégorie), qui est précisément aux antipodes de l'esprit et du fonctionnement du réseau. Je note d'ailleurs sur ce plan - davantage ici la culture du réseau elle-même que ses ressources technologiques -, que le monde océanien a autant à nous apprendre que la Californie, et les Kanaks que les Américains ! - mais c'est, j'en conviens, un autre sujet.

25/04/2007

Favorisons les émergences !

Deux grands modèles économiques s'affrontent. Celui de l'économie traditionnelle tout d'abord, qui pose la loi immuable des rendements décroissants. Selon cette théorie, le le prix marginal d'un bien ou d'un service sur un marché non monopolistique tend vers le coût marginal (et la marge tend donc vers zéro). Processus classique selon lequel, une fois qu'un innovateur a démontré la possibilité d'exploiter de façon profitable une innovation sur un marché, il est alors rejoint par d'autres entrants qui vont ainsi se livrer une forte concurrence jusqu'à la banalisation généralisée du produit.

Ce modèle était le seul admis, jusqu'à ce que l'économie de l'information, par ses effets de réseau, vienne légitimer une autre approche : il est aujourd'hui banal, souligne Baudry, de constater qu'un téléphone ou un système d'exploitation informatique est d'autant plus utile que nombreux sont les autres usagers à l'utiliser. De sorte qu'à l'économie traditionnelle des rendements décroissants est venue se juxtaposer l'économie contemporaine du "winner take all" : plus une nation est riche, plus l'écart avec les autres nations continue de se creuser ; plus le premier entrant réussit à conquérir vite des parts de marché, plus le jeu devient inaccessible aux trainards, hors l'identification de niches spécifiques.

Dans cette nouvelle économie, c'est le temps qui représente la ressource-clé. Le talent (défini comme la capacité combinée de comprendre puis d'exécuter plus vite que les concurrents) et la richesse écologique de l'environnement (ouverture culturelle, variété et disponibilité des ressources, etc) deviennent alors plus importants que les ressources financières, lesquelles finissent par être plus une conséquence qu'une cause. On privilégie dans un tel système l'exploration ouverte des possibles aux limitations mécanistes du calculable.

C'est dans ce contexte de coexistence de deux modèles contradictoires que John Holland a développé, lors d'un colloque au Santa Fé Institute, le concept d'émergence, inspiré du phénomène de "transition de phase" propre à la physique et à la chimie. Des travaux de Holland et d'autres théoriciens de la complexité se dégagent cinq conditions favorables à l'émergence : la présence d'un nombre élevé d'agents ; une forte densité des agents ; une certaine diversité ; un grand nombre de connexions ; et une intensité élevée de ces agents.

La Silicon Valley réunit ces conditions, et permet aussi, critère par critère, d'expliciter les termes du modèle.

Le nombre élevé d'agents tout d'abord résulte notamment du fait que les entreprises californiennes innovantes préfèrent établir des partenariats avec les meilleurs dans leur domaine, ce qui leur permet de se concentrer sur leurs compétences clés plutôt que de réinventer des solutions déjà mises au point par d'autres. Cela favorise l'appel à une multitude de prestataires extérieurs et crée un foisonnement d'entreprises conjointes, à son tour favorisé par la pratique juridique américaine qui permet une contractualisation rapide et fiable d'accords de ce type. On est là au rebours de la tradition française qui s'inscrit plutôt dans la pratique de projets élaborés préférentiellement en interne - comme si l'appel à des compétences extérieures était un aveu d'incompétence - et programmé sur des périodes longues, s'exprimant en années plutôt qu'en mois. Une approche monolithique dans laquelle s'associent la tradition colbertiste et la culture prévisionniste des grandes écoles, et qui se traduit quoi qu'il en soit par la présence de moins d'agents dans l'économie environnante.

Seconde condition, la forte densité des agents tient à leur regroupement dans un espace circonscrit. Il peut s'agir d'une région - mais aussi d'une configuration de travail, d'un bâtiment, comme le montre l'exemple des bureaux en pyramide de Steelcase dans le Michigan, qui permettent de concentrer un maximum de chercheurs dans un espace donné. Un modèle très différent de l'enfilade de bureaux juxtaposés autour de longs couloirs ou des architectures linéaires qui ne vont guère en effet dans le sens de l'émergence.

La diversité, dans ce modèle, est aussi perçue comme un facteur de richesse - c'est la troisième condition. Elle permet au système de solliciter une grande variété de perspectives et de solutions potentielles - plus large en tout état de cause que celle donnée par un système monochrome, et très différente de la reproduction, propre à l'ancien système, des individus propres à assurer la stabilité d'un système traditionnel. L'entrée des femmes dans les instances exécutives participe précisément de cette ouverture intellectuelle à l'émergence d'autres approches.

Quatrième condition : le grand nombre de connexions est lié au fait que la culture pousse à la communication, y compris entre les personnes qui ne se connaissent pas : ce qui compte, c'est la fertilisation croisée la plus rapide possible. Ce modèle est plus étranger aux cultures française ou japonaise qui préfèrent des relations plus durables, mais moins étendues. Inversement, l'étranger, dans l'esprit du "win-win" propre à la culture américaine, est considéré comme un apporteur potentiel d'enrichissement, et non pas comme un prédateur.

L'intensité élevée des acteurs, enfin, s'exprime, dans la Silicon Valley, par la conjugaison de la passion technique - sinon du leadership technique... - et de la motivation financière, notamment à travers le rôle joué par la distribution des stock-options à l'ensemble des collaborateurs des start-up.

Ces cinq conditions ne disent pourtant pas, en elles-mêmes, si l'émergence ainsi créée est une émergence positive ou négative. L'une des responsabilités essentielles du dirigeant, en entreprise comme en politique, pour favoriser de telles émergences positives, serait alors d'être le porteur, par philosophie et par exemplarité, d'une éthique sociale entendue comme un corpus de valeurs partagées par le groupe concerné.

Il pourrait même s'agir là d'un rôle fondamental de tout manager, dont le développement du rôle d'"émergeur" devrait alors s'accompagner d'un certain lâcher-prise, d'une inflexion du modèle basé sur le contrôle propre aux schémas mécanistes au profit d'une fonction d'animation plus attentive à l'environnement de travail et, en particulier, à l'épanouissement de la créativité. Un peu comme un enfant ne peut devenir un adulte épanoui que s'il a la possibilité d'explorer un espace d'émergence propre, et non de revivre celui de ses parents.

Ce modèle, inventé par la Silicon Valley et théorisé à partir de sa réussite exceptionnelle, n'est pas pour autant cantonné à ce seul symbole, comme le montre d'autres succès dans ce domaine. C'est par exemple le cas de la Silicon Alley sur la Cote Est des Etats-Unis, qui a permis en deux ans la création de 150 000 emplois - presqu'autant que le gouvernement français ne cherche à dissimuler de chômeurs -, ou encore de la région de Hsinchu-Taipei à Taïwan.

On peut tirer de cette analyse quatre ou cinq thèmes de réflexion pour faire écho aux problématiques françaises.

La capitalisation sur les pôles de compétitivité d'abord, dans une approche qui soit plus attentive à la fois aux petites et moyennes entreprises, et à l'incitation plutôt qu'à l'interventionnisme ; le déblocage ensuite, dans une logique proche d'encouragement des acteurs (de confiance) et d'accroissement de la compétitivité, de l'enseignement supérieur au plan matériel (moyens), mais aussi institutionnel (autonomie) et culturel (orientation et ouverture).

Mais aussi un mouvement volontariste en faveur de l'intégration de la diversité ethnique dans les entreprises ensuite - nos avancées sont plus que poussives dans ce domaine - et, en passant, une réflexion renouvelée sur la capacité de notre pays à attirer les élites étrangères - que ce débat ait soulevé un tel tollé est une absurdité suicidaire de plus. Ou encore la reconfiguration des espaces de travail dans les entreprises : elle progresse, mais le mouvement est encore lent ; or comme disent quelques managers d'Eramet, il n'y a pas de changement réel sans manifestation visible !

Autour de la nécessité, enfin, de faire évoluer nos organisations de travail, tant à travers le rapprochement de fonctions souvent séparées, comme la R&D et le marketing (il y a plusieurs bons exemples actuels de progrès en la matière qui vont de la téléphonie aux aciers spéciaux), qu'à travers donc l'encouragement d'un nouveau positionnement pour les managers, qui serait plus attentif à faire s'épanouir les facteurs d'intelligence collective qu'à tenter de les incarner... seul, ou à quelques uns.

Last but not least, n'y a-t-il pas là pour tout un chacun, à l'heure du développement sans précédent des "réseaux sociaux", matière à repenser notre approche et nos pratiques du réseau à la fois comme mode de partage des connaissances et comme facteur de développement de relations plus horizontales, plus directes et, pour tout dire, plus coopératives ?