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30/03/2011

Harvard (1.1.1) Une expérience transformative (ce que c'est qu'une marque)

1. L'écosystème et l'aprentissage

1.1. Apprendre

1.1.1. Une expérience transformative (ce que c'est qu'une marque)

Cette fois, l'avertissement est venu du prédécesseur de Tarun Khanna, un professeur de stratégie spécialiste des pays émergents et titulaire de la chaire Jorge Paulo Lemann, en des termes assez clairs. C'est en expliquant, à propos du groupe indien Tata dont il conseille le vénérable président par ailleurs, ce que devaient être les domaines de compétences fondamentales de la holding par rapport aux divisions dans le contexte d'un pays émergent, que Tarun finit par partager avec nous la mise en garde amicale que lui fit son prédécesseur :

- Tu foires avec la marque, je te flingue et après on discute.

Il s'agissait bien sûr de l'Ecole. Pour la seule Business School au monde qui vient avec une régularité d'horloger en tête de tous les classements internationaux, la réputation vaut de l'or, au propre comme au figuré. D'abord, les programmes, qu'il s'agisse des MBA ou des programmes exécutifs, y coûtent très cher. Une participation au "General management Program" (GMP) de la Harvard Business School vaut par exemple entre 50 et 60 000 $. Les étudiants y sont sponsorisés par leur organisation ou bien financent eux-même leur inscription ; des solutions mixtes se mettent parfois en place. En tout état de cause, les bourses sont extrêmement rares et ne sont proposées que pour des zones de recherche croisées avec des zones géographiques très spécifiques.

L'Ecole met tout en oeuvre pour faire en sorte que les programmes qu'elle propose soient identifiés comme des programmes de référence. Dans leur ouvrage "Power Brands" (La puissance des marques), deux consultants de McKinsey (1) montrent que les marques remplissent trois fonctions principales : la réduction du risque tout d'abord, liée à la confiance qu'elles suscitent et à la sécurité qu'elles apportent ; une information facilitée ensuite, qui permet une prise de décision rapide et efficace (il suffit pour s'en convaincre de faire ses courses dans un supermarché étranger) ; un bénéfice d'image enfin, davantage lié à l'imaginaire de la marque. On retrouve l'ensemble de ces éléments dans le cas de Harvard, et d'autant plus que la plupart des participants ont fait un benchmarking international préalable, pesant l'intérêt de telle ou telle formation (parmi lesquelles revenaient le plus souvent Stanford et l'INSEAD) avant de sélectionner le programme auquel ils souhaitaient postuler. Bien évidemment, dans des pays qui placent l'éducation au-dessus de tout avec un haut degré d'exigence - je pense à l'Inde notamment -, la réputation et l'image de marque liées à l'Ecole jouent également à plein.

Les secrets de la longévité

Les participants sont ensuite dûment sélectionnés. Un  pourcentage limité des candidats, moins de 10 %, intègre les MBA et environ un dossier de candidature sur deux est rejeté au General Management Program (GMP) dont le processus s'appuie à la fois sur un dossier reposant sur la présentation détaillée et recommandée d'un parcours et d'un projet professionnel, ainsi que sur la possibilité d'entretiens complémentaires. Un taux de rejet plutôt étonnant compte tenu de ce que l'on pourrait qualifier d'effet de sélection implicite qui tend à opérer un tri naturel préalable des candidats. Sans parler des éliminations ou des défections qui, dans les deux types de programmes, retirent chaque année quelques pourcents des effectifs en cours de route, ce qui suffit à entretenir une pression collective suffisante vers l'obtention du diplôme (2).

Si du fin fond de la France aux confins de l'Asie, l'Ecole est à la fois identifiée et admirée, cela s'explique en réalité, au-delà des éléments généraux qui constituent toute marque, par un ensemble de facteurs plus spécifiques qui multiplient leurs effets. La profondeur historique d'abord : Harvard fut fondée en 1635 (par un collège de jésuistes français) (3), ce qui la rapproche un peu des vieilles universités européennes comme la Sorbonne dans le domaine des sciences humaines par exemple. Les marques qui durent et qui durent longtemps - quelques décennies - ou très longtemps - quelques siècles - sont des phénomènes extrêmement rares. Une étude menée il y a une quinzaine d'années par Arie De Geus (4) a montré que quatre facteurs principaux expliquaient la longévité des plus grandes organisations mondiales : la faculté de s'adapter rapidement à l'environnement ; une identité forte ; un certain degré de tolérance ou de décentralisation ; et enfin, un mélange de prudence et d'indépendance financières.

On retrouve, plus ou moins pondérés, l'ensemble de ces critères dans la prospérité de l'Ecole dont la puissance financière n'est plus à établir, avec des revenus qui proviennent pour l'essentiel (40 %) de  ses placements - placements qui après avoir atteint un sommet avec 40 milliards en 2008 étaient, sous l'effet de la crise, redescendus à environ 25 milliards un an plus tard. Harvard est l'université la plus riche du monde. Sur le plan de l'identité, le raccourci qu'en donne la confidence que nous fit Tarun Khanna suffit à prendre la mesure de l'exigence de l'Ecole vis-à-vis de son corps enseignant, dont les membres sont d'ailleurs évalués de façon complète et régulière par les élèves. Un élément particulièrement intéressant est cependant lié à la décentralisation. Dans la théorie de De Geus en effet, celle-ci implique que le centre laisse à ses membres, à l'intérieur d'un cadre d'ensemble cohérent, la faculté d'explorer les pistes de développement qui leur semblent porteuses et de renouveler ainsi, de façon à la fois dense et féconde, aussi bien l'analyse des pratiques que la mise en perspective des savoirs.

Or, il va sans dire que cette faculté d'exploration derrière laquelle il faut lire la puissance considérable d'une recherche ancrée dans les réalités managériales, est précisément liée à la qualité exceptionnelle du corps professoral. Linda Hill ou Boris Groysberg dans le domaine du leadership et des organisations, Mihir Desai en finance, Srikant Datar en comptabilité, Marco Iansiti dans le domaine des nouvelles technologies ou encore Tarun Khanna sur la stratégie et la gouvernance, pour n'en citer que quelques uns, sont des gens réputés dans leur domaine. Nous avons tous appris à faire rapidement au cours de notre scolarité la différence entre les bons et les mauvais profs. Parfois, rarement, il est même arrivé que nous soyons sollicités pour les évaluer. Mais nous avons rencontré peu de très bons professeurs. Or, l'impression qui domine à Harvard, c'est qu'un très bon niveau est somme toute assez banal dans un contexte où plusieurs professeurs-chercheurs apparaissent comme brillants. Si, comme le proclame sa devise, l'Ecole "forme les responsables qui font une différence partout dans le monde" ("We educate leaders who make a difference in the world"), alors cette différence passe d'abord par celle que fait le corps enseignant.

Le management comme maïeutique

Et ils le sont d'autant plus qu'ils conçoivent essentiellement leur rôle comme une fonction d'animation du débat. Un prof d'Harvard en action, c'est Socrate passant de la philosophie au commerce avec la même capacité à faire accoucher ses interlocuteurs d'un certain nombre de vérités - ou de doutes, selon les cas. Un maître en dynamique de groupe quoiqu'il en soit, qui sait ce que c'est que de mener une discussion face à cinquante ou cent élèves pendant une heure et demie et de mettre en perspective le débat en trois ou quatre points clés en fin de séance de façon souvent lumineuse.

Un tel système pédagogique suppose naturellement qu'il y ait un peu de répondant et de matière en face dans la salle. Dans ma promotion, la plupart des participants ont exercé des responsabilités à des niveaux de direction générale ou sont des responsables fonctionnels senior qui ont de larges responsabilités managériales ; toutes les grandes fonctions managériales sont par ailleurs représentées. L'éventail des organisations dont ils sont issus est aussi très large, allant de start-ups à de grands groupes mondiaux (Fortune 500) en passant par quelques organisations à but non lucratif. On compte trente-sept pays et quarante-deux secteurs d'activité qui couvrent aussi bien l'industrie minière ou pétrolière que les nouvelles technologies en passant par les biens de consommation, le secteur financier, les biens d'équipement, l'industrie chimique, le conseil, l'automobile ou encore l'industrie du divertissement, et même la gastronomie ou l'armée...

Pour la plupart d'entre eux, des gens solides et rapides, avec de la substance, ce qui fait une différence notable avec le profil type des MBA, dont la connaissance des réalités de l'entreprise est par définition plus abstraite et moins opérationnelle. Jeune diplomate, j'avais ainsi enseigné simultanément les questions internationales et la culture générale à la Sorbonne à un public de jeunes étudiants et au ministère des Affaires étrangères pour les agents qui préparaient les concours de catégorie A. Dans le premier cas, des cours assez mornes avec des étudiants appliqués mais sans relief ; dans le second, des échanges d'une extraordinaire vivacité à travers lesquels nous co-construisions une démarche qui était moins d'apprentissage que de réflexion collective - bref, des sessions qui relevaient davantage d'un séminaire que d'un cours. Nous cherchions quelque chose ensemble.

La diversité des participants, à tous les sens du terme, contribue fortement à la richesse et à la vivacité des échanges. De ce point de vue, Harvard renforce son leadership dans un contexte où le nombre des étudiants explose dans toutes les grandes zones du monde. De 100 millions en 2000, il devrait passer au double en 2017, dont + 85 % en Afrique et au Moyen-Orient et + 186 % en Asie dont la Chine et l'Inde devraient représenter à elles seules 55 millions d'étudiants. Les étudiants sont aussi de plus en plus mobiles : au sein de ces deux dernières zones, plus de 7 millions d'entre eux étudieront hors de leur pays d'origine (5). Quand Bernard Ramanantsoa parle de conserver un certain "respect" dans cette hiérarchie, Harvard joue de son côté sur le registre du prestige.

Marque de fabrique

Or, à juste titre, le patron de HEC fait une distinction "entre ceux qui créent le savoir et ceux qui le reproduisent" (6). De ce point de vue, au milieu de la lutte implacable que se livrent tous les grands pays pour attirer les meilleurs professeurs et les meilleurs élèves - et dans laquelle d'ailleurs, avec son troisième rang, la France n'est pas si mal placée -, Harvard fait figure de laboratoire. En s'appuyant sur un réseau de managers et de dirigeants incomparable aux Etats-Unis comme dans le monde ainsi que sur des filières de recherche et de publication actives et puissantes, l'Ecole peut ainsi mener des études aussi novatrices que percutantes dans tous les grands domaines du management.

Or, l'une des spécificités majeures de l'enseignement à Harvard est qu'il est presque exclusivement basé sur les études de cas. Pour le coup, c'est une réelle marque de fabrique de l'Ecole qui a d'ailleurs si largement essaimé dans l'ensemble des grandes formations exécutives qu'elle en définit aujourd'hui le standard. Contrairement à Stanford ou Wharton où les étudiants doivent ingérer des pans entiers de savoir théorique en marketing, en finance ou en organisations dans un mélange indigeste de manuels et de cours magistraux, ici, on se plonge dans le réel avec toujours le même fil conducteur : "What would you do ?" (Et vous, que feriez-vous ?). On est, autrement dit, dans un processus à la fois individuel et collectif qui combine mise en situation, confrontation des analyses et prise de décision en situation d'information partielle - moins en raison du fait que les informations fournies seraient lacunaires que parce que l'on manque de temps pour les approfondir. Avec environ 500 pages d'études de cas à absorber chaque semaine, complétées par quelques lectures fondamentales (soit une vingtaine d'ouvrages sur 5 ou 6 mois), on travaille de fait sous une contrainte de temps très forte qui reflète les conditions réelles de la prise de décision dans les organisations. En un mot, si un certain nombre de formations sont des respirations, celle-ci ne laisse guère le temps de souffler.

Ce portrait ne serait pas pourtant complet sans un aperçu de l'intendance - une spécialité américaine. De fait, l'infrastructure administrative et logistique est impressionnante. Des conditions de résidence à la conception des salles - des amphis à échelle humaine qui forment un cercle rapproché autour du bureau central avec de larges travées dans lesquelles les professeurs-modérateurs peuvent circuler à leur aise -, des salles de restaurant aux bureaux en passant par les espaces verts et les équipements sportifs ou culturels du campus, tout est fait pour que les étudiants se soucient uniquement de ce pourquoi ils sont là : apprendre, en faisant en sorte qu'ils tiennent à la fois l'intensité et la distance. On rêve d'une telle qualité de service dans l'enseignement supérieur français, grandes écoles incluses, qui combinerait, dans une tradition américaine matinée de tradition internationale, l'attention aux personnes avec l'efficacité des process, et cela jusqu'au suivi des questions individuelles les plus pratiques.

Ce qui frappe pourtant, dans des domaines étudiés aussi différents que le leadership ou la finance, la négociation ou le marketing, la stratégie ou la mondialisation, la pauvreté ou l'éducation, c'est davantage la capacité de ce système à poser des questions qu'à apporter des réponses. On vient dans un programme exécutif à Harvard avec un certain nombre de certitudes ou, en tout cas, de repères appuyés sur des expériences qui, pour être solides, n'en sont pas moins inévitablement partiels. On en repart avec des interrogations plus qu'avec des dogmes. Non avec des "leçons" mais avec des pistes de recherche et de travail fécondes qui sont essentiellement d'application et de remise en cause. Comme le rappelait Rajiv Lal, le directeur du programme, citant Peter Drucker dans sa présentation inaugurale : "La plus courante source d'erreurs en matière de décisions managériales est l'accent mis sur la bonne réponse plutôt que sur la bonne question" (7).

Autrement dit, ici - et tout le programme est au fond conçu dans cette logique d'application et de mise en perspective -, c'est quand les choses se terminent qu'elles commencent vraiment, ne serait-ce que parce qu'il s'agit moins d'apprendre que de faire. En langage Harvard, cela s'appelle une expérience transformative.

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(1) Hajo Riesenbeck & Jesko Perrey, "Power Brands", Wiley (2007).

(2) Je ne peux m'empêcher de penser à cet égard au processus de sélection à l'oeuvre au sein des formations... au parachutisme. Lorsque j'ai fait ma P.A.C. (Préparation Accélérée à la Chute) au centre européen de Lapalisse à l'été 2002, j'ai vu en effet des gens se faire jour après jour exclure de la formation. C'était en particulier le cas lorsque, même après un coaching personnalisé et intensif (les premiers sauts sont accompagnés dans la phase de chute libre, puis guidés par radio depuis le sol avant d'être ensuite soigneusement debriefés par video), les participants perdaient totalement la maîtrise des événements en l'air (je me souviens notamment d'un pilote d'hélicoptère qatari qui, trop raide, ne parvenait pas à s'ancrer en l'air et tournait du coup sur lui-même comme une hélice). Sur un total de 8 personnes au départ, trois avaient quitté le groupe après les trois premiers jours.

Je ne mentionne naturellement cette expérience qu'à titre personnel. Je veux dire par là que toute idée de soumettre des cadres d'entreprise à ce type de programme sur une base professionnelle et non volontaire comme cela a pu être le cas notamment dans les années 80 me semble, pour être clair, aussi stupide que dangereuse. Ce qui me semble intéressant en revanche, en faisant le parallèle avec la formation dispensée par l'Ecole, c'est l'opportunité que la participation à un tel programme donne à la fois d'explorer les possibles, de mieux connaître ses limites et de s'investir dans un certain nombre de progrès à réaliser. Il va sans dire que tout cela, qui est dans les deux cas très collectif, ne va pas non plus sans quelques grands moments de solitude.

(3) Il s'agit ici de l'Université. La Business School n'a été fondée qu'en 1908. Il est cependant clair que, bien qu'elle intervienne dans un domaine de compétence distinct, la Harvard University Graduate School of Business Administration pour reprendre sa dénomination officielle, à la fois s'ancre dans cette tradition et contribue à son rayonnement (pour plus d'informations à ce sujet, voir les articles correspondants de Wikipédia aussi clairs que complets).

(4) Arie De Geus, "The Living Company - Habits for Survival in a turbulent Business Environment", Harvard Business School Press (1997).

(5) "La bataille de la matière grise est engagée", Le Monde, 8 mars 2011.

(6) Ibid.

(7) Peter Drucker, "The Practice of Management" (1954)

21/03/2011

Harvard (02) Avertissement

(1) Les études de cas auxquelles fait référence cet ouvrage peuvent être commandées auprès de la Harvard Business School. Ces lectures complémentaires peuvent se révéler d'autant plus appropriées que l'approche privilégiée pour les études de cas qui ont été retenues ici, sur une centaine environ qu'a compté le programme au total, s'effectue chaque fois à travers un angle particulier, délibérément personnel. Il en va de même pour la plupart des ouvrages ou articles auxquels il est fait référence.

(2) Il va de soi que, dans la mesure où cet ouvrage est le récit d'une expérience personnelle, les propos tenus dans ce livre n'engagent que son auteur, à l'exclusion de toute autre personne morale ou physique. Ils ne sauraient en particulier engager ni l'Ecole ni ses représentants.

(3) Deux idées simples guident la rédaction de ces chroniques : le respect des personnes et la liberté d'évocation. Le respect des personnes est au fondement-même de l'enseignement dispensé à Harvard et il n'est pas dans les intentions de l'auteur de s'écarter, ni à Harvard ni ailleurs, de cette ligne de conduite. La liberté d'évocation, y compris sur un mode humoristique ou ironique lorsque la situation s'y prête du point de vue de l'auteur, est par ailleurs une condition sine qua non à la réalisation de ce livre.

(4) A cet égard, l'auteur attire en particulier l'attention du lecteur sur le fait que, d'un point de vue culturel, la tradition française peut apparaître sensiblement plus libre dans ses propos que nombre de cultures représentées au cours de cette formation. Dans ce contexte, si des propos heurtent la sensibilité de tels ou tels personne ou groupes de personnes, l'auteur s'en excuse par avance et rappelle que la possibilité est ouverte à chacun de laisser un commentaire sur ce blog pour faire valoir son point de vue.

(5) Sur un plan plus pratique, le plan de l'ouvrage (cf note suivante) est livré à ce stade à titre indicatif. L'auteur se réserve tout droit de modifier au fur et à mesure de leur rédaction aussi bien l'ordre, le sujet que le contenu des différentes parties et sous-parties de l'ouvrage sans que ces modifications ne soient explicitement signalées. C'est là la conséquence normale d'un processus progressif de rédaction d'un ouvrage en ligne dans lequel, par principe, chacune des notes publiées a un statut provisoire jusqu'à publication finale de l'ouvrage.

(6) Pour des raisons pratiques et en particulier pour ne pas alourdir le contenu des titres, chaque note ne renverra pas systématiquement à la partie et au chapitre dans lesquels elle s'insèrera. Seule la première note d'une partie et/ou d'un chapitre comprendra en tête du texte le titre de la partie et/ou du chapitre concernés.

Par ailleurs, chaque note sera rattachée en début de titre au projet d'ouvrage dans son ensemble par la mention "Harvard" (suivie du numéro et du titre de la note) mis pour : "Le rapport Harvard ou la réinvention de l'entreprise dans un monde en crise". Enfin, les notes seront normalement rattachées aux rubriques "Harvard Report" et "Management" de ce blog ; une catégorie supplémentaire pourra s'ajouter à ce double classement en fonction du thème particulier de la note ("business", "crises", "leadership", etc).

20/03/2011

Harvard (01) Introduction : Les Business Schools sont des endroits dangereux...

La boutade vient de Marco Iansiti, professeur spécialisé dans les nouvelles technologies, au cours de la discussion en amphi d'une étude de cas sur Opel, l'un des tout premiers cas de la formation. Il faut dire que le contexte de cette étude est passablement compliqué. L'Allemagne étant alors en pleine réunification, la situation est très instable. Et, dans l'industrie automobile, les concurrents se livrent à une course de vitesse d'autant plus folle que, comme toute crise qui se respecte, la situation fait apparaître autant d'opportunités que de menaces. Lou Hugues, un jeune directeur financier qui vient de prendre la tête de la direction générale d'Opel dans ce pays, est par ailleurs rattaché à une hiérarchie complexe au sein de General Motors, entre un échelon européen plutôt prudent et un siège qui prend une position plus audacieuse mais moins monolithique qu'elle n'y paraît. Et puis un siège qui, par définition, est loin du terrain, l'est encore plus dans des circonstances historiques exceptionnelles.

La veille même, lors du travail préparatoire au sein de mon groupe de travail, les avis étaient aussi assez tranchés entre partisans de la prudence, par défaut de visibilité, et esprits entreprenants, plus sensibles au coup difficile mais fabuleux qui semble alors à jouer. Mark, un canadien venu de l'industrie des fournitures de bureau chez 3M, a même publié un essai, "The Great Reset" (titre que l'on pourrait traduire par : "Economie, année zéro"), qui constitue un pamphlet virulent contre la finance américaine et qui, en s'appuyant sur les déséquilibres monétaires du moment et l'état plus sinistré encore que l'immobilier résidentiel de l'immobilier commercial, annonçait l'aggravation de la crise à venir. De mon côté, dans la foulée de ma participation aux travaux de la commission pour la libération de la croissance française, je suis alors en train de publier un ouvrage sur l'emploi dont l'objectif essentiel est de faciliter l'insertion des jeunes diplômés sur le marché du travail.

Cela étant dit, sur Opel, Mark est beaucoup plus conservateur que moi, ce qui est d'ailleurs une caractéristique dont s'enorgueillissent généralement les Canadiens anglophones par opposition à leurs voisins américains qu'ils aiment à traiter, avec un brin de condescendance, comme de grands enfants. Sauf quand le feu que les enfants en question mettent à la maison finit par se propager chez le voisin. En réalité, l'intérêt de ce cas est qu'il reflète autant la nature des tempéraments que la rigueur de l'analyse. A l'évidence, la position qu'il conduit à prendre vient aussi du genre d'expériences auquel on s'est trouvé confronté.

Or il se trouve qu'il m'est arrivé de me retrouver dans une position comparable à celle de Hugues, même si elle fut de défense plus que de développement. Au milieu d'une crise stratégique et politique majeure que traversait alors le groupe que je venais de rejoindre, je me retrouvai en effet dans une situation plutôt inconfortable entre un président qui, du siège, me demandait de monter au créneau et une direction locale plus circonspecte. Ma chance fut que, pour une raison qui m'échappe encore, on finit par me prendre pour le neveu du président - et puis après tout, si je voulais tant aller au casse-pipe, eh bien, que j'y aille ! On verrait bien. J'en ai gardé l'idée pratique qu'en situation de crise, il ne faut pas mégoter sur les facteurs favorables, quand bien même ils seraient purement imaginaires.

Question de génération

Le cas Opel me renvoie aussi à une situation comparable, lors d'un séminaire de formation des hauts potentiels que j'animai quelques années plus tard au sein du même groupe. D'un projet de développement industriel en Chine, les prévisions financières présentées dans l'étude s'annonçaient mauvaises. Un large consensus se dégagea du coup rapidement contre le projet. Jusqu'à ce qu'un cadre suédois - un type brillant qui associait à une réflexion claire un sens remarquable du terrain - finisse par prendre la parole en expliquant que, dans le contexte de la croissance chinoise, cette prudence excessive n'était peut-être finalement qu'une énorme bêtise. L'expérience nous a appris par la suite à ne pas tomber sans précaution dans le piège de la croissance chinoise, faute de quoi le miracle pouvait rapidement tourner au mirage et la conquête prendre l'allure d'une déroute. Le problème, ce n'est pas que les Chinois soient des escrocs, c'est que les escrocs sont partout, y compris en Chine.

Il n'empêche que dans des circonstances qui associent pressions fortes et contradictoires d'un côté, évolutions rapides et chaotiques de l'autre, le discernement implique toujours autant le caractère que l'analyse. C'est souvent une bonne idée que de s'y mettre alors à plusieurs ; ce n'en est pas une mauvaise inversement, de savoir se défier des consensus confortables. Pour revenir à mon groupe de travail, qu'ils aient publié ou non quelque chose en rapport avec le sujet, ses membres furent d'emblée happés par cette problématique de la crise et entendaient bien le faire savoir, dans le cas où la direction de l'Ecole n'aurait pas pris la mesure du problème en substituant à la nécessaire analyse de la catastrophe ambiante le confort d'études de cas qui seraient trop tournées vers le passé.

Dans le débat passionné qui finit en tout état de cause par s'emparer de l'assistance dans l'amphi à propos de la stratégie d'Opel, l'option d'une prise d'autonomie accrue de la direction locale face à la hiérarchie du groupe finit par s'imposer. Après avoir tombé la veste, puis parcouru les travées de l'amphi en tous sens depuis une bonne heure pour stimuler le débat au contact des uns et des autres - un authentique marathonien de la pédagogie qui, comme j'étais placé au premier rang avec une capacité de recul limitée, me donna le tournis dès le premier quart d'heure -, Marco Iansiti redescend vers l'immense tableau qui surplombe le bureau, se retourne vers nous et marque alors une pause, un sourire malicieux aux lèvres.

"Alors c'est comme ça les gars, on prend parti contre sa hiérarchie ?". Une nouvelle pause, histoire de laisser le temps à chacun de bien mesurer les implications de la voie dans laquelle on s'embarquait alors gaiment. Puis de conclure : "Décidément, les écoles de commerce sont des endroits dangereux...". A l'évidence, c'est là qu'il voulait nous emmener. Pour une entrée en matière, ce n'était pas un mauvais départ. Un vent de révolte était-il en train de souffler sur le temple mondial des affaires ?

L'épicentre de la révolution

Tout bien pesé, Iansiti n'a pas eu besoin de beaucoup forcer son talent pour nous y pousser. Le moins que l'on puisse dire est que le terrain était alors mûr. Lorsque je rejoins le "General Management Program" en janvier 2009, l'économie mondiale traverse en effet le pire moment de la crise. Les banques sont sur la sellette et, bien que les premières parades internationales se mettent alors en place, tous les secteurs économiques souffrent. Partout, on licencie à tour de bras, à commencer par l'industrie minière que je viens de quitter - au Brésil, au Canada, en Russie, en Australie. A New York où je réside alors, l'industrie financière qui tire classiquement le dynamisme économique de la ville est totalement sinistrée. Parfois l'après-midi, les hauts de Broadway paraissent comme morts. On a l'impression que la ville entière retient son souffle dans l'attente de la prochaine catastrophe. Des gens jetés à la rue commencent à errer en tous sens dans Manhattan et, par contraste, c'est peut-être pire ici que dans les grandes mégapoles des nations pauvres où l'on s'est accommodé de longue date de la dureté de cycles dont on ne finit d'ailleurs par voir que les bas.

Les gens qui participent à cette formation n'ont plus vingt ans. Il faut une quinzaine d'années d'expérience pour y postuler, ce qui place la moyenne d'âge pour cette promotion-ci à environ quarante-deux ans selon Vicki Good, la directrice administrative du programme, entre les plus jeunes qui ont environ trente-cinq ans et les plus âgés qui ont passé la cinquantaine. Chacun dans leurs fonctions, ils ont déjà un parcours dense derrière eux et un certain nombre de réalisations à leur actif sans que cela soit nécessairement d'ailleurs une fonction de leur âge. Je ne suis pas plus pro-jeunes qu'anti-seniors, mais j'avoue que cette espèce de promotion à l'ancienneté de gens qui, au fond, n'ont fait peu ou prou que la même chose dans des oganisations comparables avec une belle assiduité commence à m'agacer sérieusement. Heureusement, les choses changent.

Un collègue DRH m'aurait dit : "C'est qu'au fond, vous voulez prendre le pouvoir". Mais ce n'est pas le sujet. Je ne sais plus qui disait que, tous les vingt ans, chaque génération finit par poser à la génération précédente une question à laquelle elle ne connaît pas la réponse. Le moins que l'on puisse dire est que, dans le cas de ma génération, les passeurs n'ont pas franchement fait leur travail (1) ; et que l'état dans lequel on trouve à la fois la société française et le monde, s'il offre quelques pistes engageantes, suscite davantage l'inquiétude que l'allégresse, y compris pour les tempéraments optimistes.

Peu de participants pourtant, dans ce contexte, sont dans l'état d'esprit de venir décrocher leur diplôme puis de repartir comme si de rien n'était. Au milieu du marasme, le business as usual n'est pas vraiment une option. Dans une fac de sciences humaines, ce serait sans surprise. Ici, c'est un peu plus inattendu. Cela me paraît plutôt bon signe et, même si la participation est réellement très internationale - une quarantaine de pays sont représentés pour une promotion d'une centaine de personnes qui ne compte pas plus d'un tiers d'Américains  -, c'est finalement assez typique de la mentalité américaine dominante selon laquelle, pour faire court, si on laisse le soin à un gouvernement de résoudre un problème, les choses finissent inmanquablement par empirer.

Il y a comme ça des idées qui ont le don d'échauffer les esprits. Parlez d'égalité à un type de droite, il s'étouffe ; de marché avec un type de gauche, il s'étrangle ; de France avec un Texan, il dégaine ; d'Amérique avec un chevénementiste, il déclame. Seulement voilà : s'il y a bien un pays dans lequel cela n'aurait guère de sens de se rendre sans accepter de se dégager un instant de ses préjugés, c'est bien l'Amérique. Et s'il y a bien un endroit dans lequel cette idée de bon sens relève de l'exigence intellectuelle la plus élémentaire, c'est bien Harvard. Je raconterai plus loin comment j'ai commencé à réaliser, à travers cette expérience, que le centre de gravité de la pensée mondiale dominante dans ce qu'elle produit de plus neuf me semble déjà avoir glissé. Au moins la force de l'Amérique à cet égard, et quoi qu'en donnent à penser les sorties sporadiques d'un certain nombre d'élus du Congrès, est-elle d'examiner plutôt que de dénigrer et d'intégrer plutôt que de tenir à distance.

Le point décisif, à mes yeux, et qui commande la trame du récit de cette expérience est que, dans un monde en crise, sur tous les grands problèmes du moment - de la croissance à l'environnement et de l'éducation à l'innovation -, la pensée américaine s'est bel et bien mise en mouvement d'une façon qui, pour n'être pas encore totalement visible, n'en est pas moins en marche. D'ailleurs, quand tout cela finira par se voir, il sera trop tard pour ceux qui préfèrent les refrains à l'analyse et le repli à l'audace. So long. Or, réunissant une portion de L'Europe et de l'Afrique, de la Chine et de l'Amérique latine, du Japon et de l'Inde en passant par le monde arabe, Harvard est l'épicentre de ce qu'il faut bien appeler cette révolution contemporaine.

Corporations, ONG : même combat ?

Pour l'heure, je voudrais me borner à préciser ici que la série de chroniques  qui va suivre ne constitue ni un cours, ni un résumé - on n'apprend vraiment qu'à travers ce à quoi on se confronte personnellement -, et pas davantage une brochure qu'une profession de foi. L'apolégétique n'est pas davantage mon sujet que le pouvoir : ce qui m'intéresse, c'est la solution que l'on peut apporter à un certain nombre de problèmes. Il s'agit en réalité du récit d'une expérience intellectuelle à la fois collective et personnelle - il faudrait presque dire intime, tant elle fut à la fois exigeante et stimulante -, dans laquelle les histoires font écho aux concepts, les études de cas s'imbriquent aux expériences vécues, les rencontres se mêlent aux travaux et les lectures aux conversations.

Ce livre (2) relève donc autant du témoignage que de l'apprentissage et s'appuie aussi volontiers sur les anecdotes personnelles que sur les analyses managériales. Son objectif essentiel est de donner au lecteur à la fois une envie et des idées : l'envie, ici ou ailleurs, de participer à quelque chose d'aussi stimulant ; des idées pour essayer d'envisager un certain nombre de problèmes différemment et de faire ce que l'on doit accomplir de la façon la plus éclairée et la plus efficace possible.

Cette série de chroniques s'organise en trois parties pour répondre à trois questions assez élémentaires : Comment ça marche ? A quoi ça sert ? Et, finalement, à quoi ça mène ?

Sous le titre "L'apprentissage et l'écosystème", la première partie s'intéresse à la fois à ce qui fait la puissance du modèle Harvard et à quelques unes des leçons fondamentales tirées de cette expérience en termes aussi bien de connaissance de soi que de rapport aux autres.

Dans la deuxième partie, "Le défi et l'outillage", on passera en revue quelques grandes tâches managériales en s'attachant à faire ressortir les concepts novateurs issus des développements les plus récents de la recherche.

La troisième partie, "La différence et la finalité", s'intéressera enfin davantage aux étapes de construction du leadership. Elle mènera tout naturellement, au terme de cette immersion, à un examen attentif des idées émergentes les plus porteuses issues de cette période et qui ont reçu depuis lors une formalisation et une concrétisation plus poussées aussi bien au sein des grands groupes mondiaux les plus éclairés que d'ONG pionnières ou d'agences gouvernementales innovantes. Non pas séparément, mais ensemble, dans cette sorte de triangulation révolutionnaire déplaçant la frontière classiquement admise du privé et du public en même temps qu'elle propose des solutions nouvelles.

La vraie question, c'est de savoir si nous sommes prêts à franchir le pas.

 

PS : Au fait, c'est bien l'option d'une autonomie conquérante dont Lou Hugues a pris le parti dans cette étude de cas. Il faut voir comment la nouvelle usine d'Opel construite à la frontière entre l'Est et l'Ouest fut inaugurée par la suite, en présence d'Helmut Kohl, au milieu d'un mélange d'engouement et de respect. Quant à Hugues, il fit par la suite une carrière remarquable.

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(1) Voir Fouks & Alli : "Les nouvelles élites", Plon, Paris (2007)

(2) Je prends donc le parti de le publier en ligne sur ce blog dans un premier temps, dans une approche qui me paraît présenter l'intérêt d'être à la fois plus progressive et plus vivante. Les quelques posts qui ont précédé sous la rubrique "Harvard Report" seront donc adaptés et intégrés à ce nouveau cadre d'ensemble.

18/03/2011

(Dircom) Plan de la première partie : Les fondamentaux (rappel)

Dircom, un métier qui se transforme

 

Première partie : Les fondamentaux

 

1.1. - Un métier de passion

 1.1.1 - La passion de comprendre : l’architecture et le système

 1.1.2 - La passion de convaincre : l’écosystème ou la guerre

 1.1.3 - La passion de résoudre : de l’inspiration à l’ingénierie

 1.1.4 - Note sur la passion : le moteur et la mécanique

 

1.2. - Un métier de relation

1.2.1 - Ce qu’écouter veut dire : Vauban ou l’Espagne

 1.2.3 - L’anachorète ou le capitaine : ce que le management doit au handball

1.2.3 - Faire agir : le périmètre et le territoire

1.2.4 - Note sur le paradoxe de la cogestion (surtout ne montrez pas l’exemple)

 

1.3 - Un métier de transformation

1.3.1 - Capter : l’héritage et le creuset

1.3.2 - Structurer :

          1.3.2.1 - La confiance, du constat au contrat

          1.3.2.2 - L’écosystème, de l’affrontement au partenariat

1.3.3 - Animer : le terrain, des opposants aux alliés

1.3.4 - Note sur les risques du métier (portrait du dircom en tireur de panenka)

 

Conclusion : L'ancrage et le mouvement

 

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NB : Ce plan est donné à titre indicatif. Le système de numérotation des chapitres a changé pour faciliter d'éventuelles adaptations ultérieures. Par ailleurs, pour alléger les titres, les notes relatives à ce sujet seront désormais signalées par le mot "Dircom" mis pour : "Dircom, un métier qui se transforme" suivi du numéro et du titre de la note.

12/03/2011

(14) L'ancrage et le mouvement (conclusion de la première partie)

La technique, pourrait-on dire en paraphrasant le mot d'Herriot, c'est ce qui reste quand on a tout oublié. C'est en prenant le luxe d'un tel recul avec les travaux et les jours, avec la pression souvent considérable du quotidien de ce métier de communicant aujourd'hui à la croisée des chemins que l'on peut ainsi identifier trois piliers fondamentaux à cette fonction.

La passion tout d'abord :  passion de comprendre, passion de convaincre, passion de résoudre. La grande affaire de cette passion (ou, pour utiliser une notion moins romantique) de cet engagement, c'est de créer une dynamique. Elle repose sur un travail de synthèse et son territoire d'expression naturel, c'est la formulation d'une vision.

Avec la relation, qui forme le deuxième pilier de la fonction, on cherche cette fois davantage à écouter, à relier pour finalement  faire agir ensemble. L'objectif principal ici, c'est de développer la coopération, et le territoire privilégié de mise en oeuvre partagée de cette compétence, c'est l'équipe. La tâche essentielle à mener, du coup, ce n'est plus la synthèse mais l'ingénierie ou, pour mieux dire, l'orchestration de l'ensemble.

Avec la troisième caractéristique fondamentale du métier, la transformation, on entre dans le vif du sujet. Il s'agit cette fois de capter, de structurer et d'animer. Le travail est essentiellement focalisé sur le projet collectif en s'attachant à garantir simultanément la cohésion et l'adaptation, l'identité et l'évolution.

"Notre identité, elle est devant nous" avait coutume de dire Jean-Marie Tjibaou dans les années 80 pour souligner la tension à l'oeuvre dans le monde kanak entre tradition et modernité. On est frappé aujourd'hui, à travers les évolutions qui affectent le monde contemporain, de la portée universelle de cette intuition qui touche à la vie des nations comme à celle des organisations dans ce qu'elles ont à la fois de plus essentiel et de plus fragile, dans ce qui fonde leur contrat comme dans ce qui nourrit leurs desseins et leurs peurs.

Du côté des nations, Dominique Moïsi (1) a montré combien les grandes aires géoculturelles du monde sont influencées par des émotions dominantes : peur en Occident en lieu et place des conquêtes d'antan ; humiliation dans le monde arabe, comme un deuil impossible de la grandeur perdue ; espérance en Asie qu'encourage aussi bien le dynamisme des échanges qu'une façon différente d'envisager le monde. Pour compléter ce paysage, je ne peux m'empêcher de mentionner pour ma part ce que j'appellerais la vitalité joyeuse - oui, joyeuse, en dépit de problèmes considérables - des territoires africain et sud-américain.

Du côté des entreprises, Arie de Geus, un ancien dirigeant de Shell, a, dans un livre fondateur qui fut l'un des premiers que je lus lorsque je rejoignis l'industrie (2), souligné combien l'espérance de vie des firmes, si indispensables au développement matériel des nations, se mettait en danger chaque fois que la production l'emportait sur la communauté. Cette leçon ancienne devrait raisonnablement nous permettre de réconcilier l'économie et la société ou, pour ainsi dire, la mondialisation et le monde.

Je crois que la communication a un rôle à jouer dans cette affaire.

Dans ce monde-là tiraillé par des mouvements aussi brutaux qu'incessants et dans lequel la notion-même de crise a perdu son caractère d'événement, si les mots ont un sens, diriger la communication ne devrait pas aller sans bâtir à la fois une direction et un cadre : une direction aux projets et un cadre aux échanges. Hélas, pour l'heure, il n'en est rien. Dans ce maelström continuel, le dircom fait ce qu'il peut qui consiste pour l'essentiel, un pied au QG, un autre sur le terrain, à tirer le moins mal possible les organisations qu'il sert de la folie des événements.

Or, cette tentative est d'autant plus sujette à caution qu'il est lui-même non seulement dans les ennuis jusqu'au cou mais aussi à l'avant-garde du désordre. Comme le souligne Laurent Habib, "située au coeur de nos représentations, la communication aurait pu être un rempart contre les dérives du système. Au lieu de cela, elle en a été le porte-voix et le porte-flingue. Enfermée dans sa tour d'ivoire depuis la fin des années 90, portée par l'avènement de la société de communication, devenue doctrinaire, célébrant ses héros, elle a cédé à tous les chants des sirènes". Et de résumer un peu plus loin : "Trop de compassion, trop de messages, trop de mensonges, pas assez de sens" (3).

Revenir aux fondamentaux du métier dans ce contexte, d'un point de vue qui serait celui non des commentateurs mais des praticiens (et qui serait aussi, idéalement, celui des ethnologues et des géographes) (4), c'est s'extraire un instant de la frénésie ambiante pour tenter d'ancrer quelque chose quelque part avant le prochain tsunami (5) - si possible donc, en prenant un peu de hauteur.

Ancrer ? Mais où au juste : à Paris ou à Nouméa ? A Pékin ou à Boulogne-sur-Mer ? A Moanda ou à Washington ? A Toronto ou à Singapour ? ? A Rouen ou à Boston ? A Porsgrunn ou à Tokyo ? A Soderfors ou à Houston ? A Perth ou à New York ?... Un peu partout à la fois en fait, dans les endroits les plus reculés et les villes les plus trépidantes où j'ai tâché d'exercer ce métier du mieux possible avec les équipes locales. Après tout, une carte d'identité, c'est aussi un itinéraire peuplé de rencontres.

Au vrai, peu importe. A force de côtoyer des humains d'ethnies, de cultures mais aussi de rôles variés aux quatre coins du monde, on aperçoit bien sûr quelques différences (qui ne sont d'ailleurs pas toujours là on les attendrait). Pourtant, à quelques rares exceptions près, on finit surtout par éprouver un sentiment de voisinage, de proximité, de communauté même d'autant plus réjouissant que, sous l'effet des préjugés qui marquent bien plus nos idées que nous ne voulons l'admettre (6), on avait d'emblée un peu forcé le trait  sur les différences. Ainsi, comme dans les tribus mélanésiennes, cet enracinement n'est pas le contraire de l'ouverture au monde : il l'encourage.

Il nous faut donc tenir ensemble l'ancrage et le mouvement

En ce sens, ces fondamentaux seraient à la pratique ce que les fondations sont à la maison, à la fois un socle, une possibilité et une promesse. Un habitat au sens à la fois commun et poétique du mot, qui serait la métaphore de la fabrication et de la participation. Un foyer. Ou mieux, une usine, qui serait regardée non plus comme l'utime repoussoir de la civilisation, mais au contraire comme l'un de ses creusets (7).

C'est de ce point-là ou plutôt de cette tension-là, entre la stratégie et les opérations, entre le court et le long terme, entre l'entreprise et la société, entre les tribus et le monde, la tête au-dessus du guidon et les mains dans le cambouis, que je voudrais donner à voir le métier et la fonction c'est-à-dire à la fois les pratiques et les rôles qui, au-delà des fondamentaux que l'on vient d'examiner, nous permettront d'explorer les évolutions et les possibles.

Avec l'espoir de donner, chemin faisant, à travers cette sorte de périple professionnel qui touche sans doute beaucoup plus à la synthèse qu'à la refondation, quelques repères utiles en même temps qu'un peu de coeur à l'ouvrage.

Car, effectivement, il y a du travail.

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(1) "La géopolitique de l'émotion", Flammarion (2008)

(2) "The Living Company - Habits for Survival in a Turbulent Business Environment", Harvard Business School Press (1997).

(3) "La communication transformative - Pour en finir avec les idées vaines", PUF (2010).

(4) Je me demande parfois si, parmi quelques unes des disciplines que j'ai étudiées sans jamais me départir du souci de leurs applications, la géographie et l'ethnologie ne sont pas celles qui ont le plus compté. Elles ouvrent en effet à une compréhension en profondeur et souvent étonnamment actuelle de la dynamique des groupes sociaux - des territoires et des échanges notamment -, dans une approche qui, chez leurs meilleurs spécialistes ne va pas sans un mélange singulier d'observation, de sociabilité et aussi d'une forme de sérénité dans laquelle la quiétude se mêle souvent au plus élementaire bonheur de vivre. Voyez le style tout paisible de Braudel par exemple ou celui, plus engagé, de Reclus ; mais aussi l'intelligence rare de Lévi-Strauss ou cette sorte de décontraction savante, volontiers malicieuse, qui marque l'oeuvre de Marshall Sahlins. Sans doute entre-t-il là également une part de fantasme liée à la perspective de long terme qu'elles introduisent dans le chaos et qui nous est devenue si étrangère. Certains métiers pourtant, lorsqu'ils sont exercé avec talent - je pense notamment à mes camarades géologues ou responsables des relations sociales sur les centres miniers, dans le Pacifique Sud - font une synthèse remarquable à la fois de ces deux disciplines et de ces deux dimensions du temps, le temps court de la production et du conflit et celui, de plus longue amplitude, des appartenances et des apprentissages.

(5) Cette note a été rédigée le 9 mars. Avec mes camarades de promotion, je me suis entretemps assuré que nos amis japonais étaient sains et saufs à la suite du séisme qui a frappé le Japon le 11 mars.

(6) Relire à ce sujet la série de conférences que Sartre donna à l'automne 1965 à Tokyo et qui furent réunies plus tard sous le titre : "Plaidoyer pour les intellectuels" (Gallimard, 1970). Sur la question du racisme notamment, cela nous évitera de dire un certain nombre de bêtises.

(7) Un ancien collègue DRH me confie là-dessus qu'il projette un ouvrage racontant l'abandon par notre pays de son industrie au cours des trente dernières années. On ne peut que se réjouir par ailleurs de la position récente prise par quelques grands patrons sur ce sujet - je pense notamment à l'approche défendue par Anne Lauvergeon dans sa tribune intitulée : "Réindustrialisons-nous ! Il n'y a pas de fatalité au "déclin français" (Le Monde du 3 février 2011).

La patronne d'Areva y écrit notamment : "Je ne supporte plus ces chevaliers de l'Apocalypse, souvent issus de l'élite, qui enferment notre destin collectif dans une funeste alternative : subir ou mourir (...) Le mot "industrie" a été banni de notre vocabulaire depuis plus de vingt ans : la douloureuse fermeture des industries primaires, la financiarisation à outrance de l'économie, la nécessaire conversion écologique ont amené nos élites, nos entrepreneurs, nos concitoyens à se détourner de ce modèle de développement, assimilé certes à une histoire "glorieuse", mais dépassée. Et pourtant, l'innovation a changé radicalement ce secteur" concluait-elle en s'appuyant notamment sur l'exemple de la transformation et du développement de l'usine que possède Areva à Chalon-sur-Saône.