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12/03/2011

(14) L'ancrage et le mouvement (conclusion de la première partie)

La technique, pourrait-on dire en paraphrasant le mot d'Herriot, c'est ce qui reste quand on a tout oublié. C'est en prenant le luxe d'un tel recul avec les travaux et les jours, avec la pression souvent considérable du quotidien de ce métier de communicant aujourd'hui à la croisée des chemins que l'on peut ainsi identifier trois piliers fondamentaux à cette fonction.

La passion tout d'abord :  passion de comprendre, passion de convaincre, passion de résoudre. La grande affaire de cette passion (ou, pour utiliser une notion moins romantique) de cet engagement, c'est de créer une dynamique. Elle repose sur un travail de synthèse et son territoire d'expression naturel, c'est la formulation d'une vision.

Avec la relation, qui forme le deuxième pilier de la fonction, on cherche cette fois davantage à écouter, à relier pour finalement  faire agir ensemble. L'objectif principal ici, c'est de développer la coopération, et le territoire privilégié de mise en oeuvre partagée de cette compétence, c'est l'équipe. La tâche essentielle à mener, du coup, ce n'est plus la synthèse mais l'ingénierie ou, pour mieux dire, l'orchestration de l'ensemble.

Avec la troisième caractéristique fondamentale du métier, la transformation, on entre dans le vif du sujet. Il s'agit cette fois de capter, de structurer et d'animer. Le travail est essentiellement focalisé sur le projet collectif en s'attachant à garantir simultanément la cohésion et l'adaptation, l'identité et l'évolution.

"Notre identité, elle est devant nous" avait coutume de dire Jean-Marie Tjibaou dans les années 80 pour souligner la tension à l'oeuvre dans le monde kanak entre tradition et modernité. On est frappé aujourd'hui, à travers les évolutions qui affectent le monde contemporain, de la portée universelle de cette intuition qui touche à la vie des nations comme à celle des organisations dans ce qu'elles ont à la fois de plus essentiel et de plus fragile, dans ce qui fonde leur contrat comme dans ce qui nourrit leurs desseins et leurs peurs.

Du côté des nations, Dominique Moïsi (1) a montré combien les grandes aires géoculturelles du monde sont influencées par des émotions dominantes : peur en Occident en lieu et place des conquêtes d'antan ; humiliation dans le monde arabe, comme un deuil impossible de la grandeur perdue ; espérance en Asie qu'encourage aussi bien le dynamisme des échanges qu'une façon différente d'envisager le monde. Pour compléter ce paysage, je ne peux m'empêcher de mentionner pour ma part ce que j'appellerais la vitalité joyeuse - oui, joyeuse, en dépit de problèmes considérables - des territoires africain et sud-américain.

Du côté des entreprises, Arie de Geus, un ancien dirigeant de Shell, a, dans un livre fondateur qui fut l'un des premiers que je lus lorsque je rejoignis l'industrie (2), souligné combien l'espérance de vie des firmes, si indispensables au développement matériel des nations, se mettait en danger chaque fois que la production l'emportait sur la communauté. Cette leçon ancienne devrait raisonnablement nous permettre de réconcilier l'économie et la société ou, pour ainsi dire, la mondialisation et le monde.

Je crois que la communication a un rôle à jouer dans cette affaire.

Dans ce monde-là tiraillé par des mouvements aussi brutaux qu'incessants et dans lequel la notion-même de crise a perdu son caractère d'événement, si les mots ont un sens, diriger la communication ne devrait pas aller sans bâtir à la fois une direction et un cadre : une direction aux projets et un cadre aux échanges. Hélas, pour l'heure, il n'en est rien. Dans ce maelström continuel, le dircom fait ce qu'il peut qui consiste pour l'essentiel, un pied au QG, un autre sur le terrain, à tirer le moins mal possible les organisations qu'il sert de la folie des événements.

Or, cette tentative est d'autant plus sujette à caution qu'il est lui-même non seulement dans les ennuis jusqu'au cou mais aussi à l'avant-garde du désordre. Comme le souligne Laurent Habib, "située au coeur de nos représentations, la communication aurait pu être un rempart contre les dérives du système. Au lieu de cela, elle en a été le porte-voix et le porte-flingue. Enfermée dans sa tour d'ivoire depuis la fin des années 90, portée par l'avènement de la société de communication, devenue doctrinaire, célébrant ses héros, elle a cédé à tous les chants des sirènes". Et de résumer un peu plus loin : "Trop de compassion, trop de messages, trop de mensonges, pas assez de sens" (3).

Revenir aux fondamentaux du métier dans ce contexte, d'un point de vue qui serait celui non des commentateurs mais des praticiens (et qui serait aussi, idéalement, celui des ethnologues et des géographes) (4), c'est s'extraire un instant de la frénésie ambiante pour tenter d'ancrer quelque chose quelque part avant le prochain tsunami (5) - si possible donc, en prenant un peu de hauteur.

Ancrer ? Mais où au juste : à Paris ou à Nouméa ? A Pékin ou à Boulogne-sur-Mer ? A Moanda ou à Washington ? A Toronto ou à Singapour ? ? A Rouen ou à Boston ? A Porsgrunn ou à Tokyo ? A Soderfors ou à Houston ? A Perth ou à New York ?... Un peu partout à la fois en fait, dans les endroits les plus reculés et les villes les plus trépidantes où j'ai tâché d'exercer ce métier du mieux possible avec les équipes locales. Après tout, une carte d'identité, c'est aussi un itinéraire peuplé de rencontres.

Au vrai, peu importe. A force de côtoyer des humains d'ethnies, de cultures mais aussi de rôles variés aux quatre coins du monde, on aperçoit bien sûr quelques différences (qui ne sont d'ailleurs pas toujours là on les attendrait). Pourtant, à quelques rares exceptions près, on finit surtout par éprouver un sentiment de voisinage, de proximité, de communauté même d'autant plus réjouissant que, sous l'effet des préjugés qui marquent bien plus nos idées que nous ne voulons l'admettre (6), on avait d'emblée un peu forcé le trait  sur les différences. Ainsi, comme dans les tribus mélanésiennes, cet enracinement n'est pas le contraire de l'ouverture au monde : il l'encourage.

Il nous faut donc tenir ensemble l'ancrage et le mouvement

En ce sens, ces fondamentaux seraient à la pratique ce que les fondations sont à la maison, à la fois un socle, une possibilité et une promesse. Un habitat au sens à la fois commun et poétique du mot, qui serait la métaphore de la fabrication et de la participation. Un foyer. Ou mieux, une usine, qui serait regardée non plus comme l'utime repoussoir de la civilisation, mais au contraire comme l'un de ses creusets (7).

C'est de ce point-là ou plutôt de cette tension-là, entre la stratégie et les opérations, entre le court et le long terme, entre l'entreprise et la société, entre les tribus et le monde, la tête au-dessus du guidon et les mains dans le cambouis, que je voudrais donner à voir le métier et la fonction c'est-à-dire à la fois les pratiques et les rôles qui, au-delà des fondamentaux que l'on vient d'examiner, nous permettront d'explorer les évolutions et les possibles.

Avec l'espoir de donner, chemin faisant, à travers cette sorte de périple professionnel qui touche sans doute beaucoup plus à la synthèse qu'à la refondation, quelques repères utiles en même temps qu'un peu de coeur à l'ouvrage.

Car, effectivement, il y a du travail.

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(1) "La géopolitique de l'émotion", Flammarion (2008)

(2) "The Living Company - Habits for Survival in a Turbulent Business Environment", Harvard Business School Press (1997).

(3) "La communication transformative - Pour en finir avec les idées vaines", PUF (2010).

(4) Je me demande parfois si, parmi quelques unes des disciplines que j'ai étudiées sans jamais me départir du souci de leurs applications, la géographie et l'ethnologie ne sont pas celles qui ont le plus compté. Elles ouvrent en effet à une compréhension en profondeur et souvent étonnamment actuelle de la dynamique des groupes sociaux - des territoires et des échanges notamment -, dans une approche qui, chez leurs meilleurs spécialistes ne va pas sans un mélange singulier d'observation, de sociabilité et aussi d'une forme de sérénité dans laquelle la quiétude se mêle souvent au plus élementaire bonheur de vivre. Voyez le style tout paisible de Braudel par exemple ou celui, plus engagé, de Reclus ; mais aussi l'intelligence rare de Lévi-Strauss ou cette sorte de décontraction savante, volontiers malicieuse, qui marque l'oeuvre de Marshall Sahlins. Sans doute entre-t-il là également une part de fantasme liée à la perspective de long terme qu'elles introduisent dans le chaos et qui nous est devenue si étrangère. Certains métiers pourtant, lorsqu'ils sont exercé avec talent - je pense notamment à mes camarades géologues ou responsables des relations sociales sur les centres miniers, dans le Pacifique Sud - font une synthèse remarquable à la fois de ces deux disciplines et de ces deux dimensions du temps, le temps court de la production et du conflit et celui, de plus longue amplitude, des appartenances et des apprentissages.

(5) Cette note a été rédigée le 9 mars. Avec mes camarades de promotion, je me suis entretemps assuré que nos amis japonais étaient sains et saufs à la suite du séisme qui a frappé le Japon le 11 mars.

(6) Relire à ce sujet la série de conférences que Sartre donna à l'automne 1965 à Tokyo et qui furent réunies plus tard sous le titre : "Plaidoyer pour les intellectuels" (Gallimard, 1970). Sur la question du racisme notamment, cela nous évitera de dire un certain nombre de bêtises.

(7) Un ancien collègue DRH me confie là-dessus qu'il projette un ouvrage racontant l'abandon par notre pays de son industrie au cours des trente dernières années. On ne peut que se réjouir par ailleurs de la position récente prise par quelques grands patrons sur ce sujet - je pense notamment à l'approche défendue par Anne Lauvergeon dans sa tribune intitulée : "Réindustrialisons-nous ! Il n'y a pas de fatalité au "déclin français" (Le Monde du 3 février 2011).

La patronne d'Areva y écrit notamment : "Je ne supporte plus ces chevaliers de l'Apocalypse, souvent issus de l'élite, qui enferment notre destin collectif dans une funeste alternative : subir ou mourir (...) Le mot "industrie" a été banni de notre vocabulaire depuis plus de vingt ans : la douloureuse fermeture des industries primaires, la financiarisation à outrance de l'économie, la nécessaire conversion écologique ont amené nos élites, nos entrepreneurs, nos concitoyens à se détourner de ce modèle de développement, assimilé certes à une histoire "glorieuse", mais dépassée. Et pourtant, l'innovation a changé radicalement ce secteur" concluait-elle en s'appuyant notamment sur l'exemple de la transformation et du développement de l'usine que possède Areva à Chalon-sur-Saône.

29/10/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (1) La différence et la finalité (là où les ponts s'écroulent)

 

Le commentaire a soudain fusé du dernier rang, en haut de l'amphi, au beau milieu d'une étude de cas sur Tesco - un leader mondial de la grande distribution d'origine britannique - de la part de Rajeev, docteur de son état, formé à Edimbourg et Houston, un chercheur au King Faisal Specialist Hospital se préparant à prendre la direction générale de la gestion d'un grand hôpital : "Finalement, lança-t-il, on a un peu l'impression que la plupart des leçons apprises ici sont des leçons de bons sens". Silence. Melissa, une jeune directrice générale experte ès environnement issue de l'industrie chimique, renchérit alors en mettant les frais de scolarité en balance avec le commentaire précédent.

Soudaine hilarité dans la salle, qui peut s'interpréter en partie comme une sorte de relâchement salutaire des tensions, des remises en cause et des apprentissages cumulés au cours des mois précédents. Le directeur du programme, Rajiv Lal, qui anime la discussion rebondit avec humour sur la répartie. Mais l'explosion de bonne humeur retombée, tout le monde sait bien, et le patron des programmes le premier, qu'on vient de toucher un point essentiel.

De quoi s'agit-il ? Les leçons fondamentales se résument souvent à deux ou trois choses assez simples qu'un détour aussi intense que rugueux ne laissait pas présager. Pour moi, quelques mois après le bouclage de ce programme, si je mets de côté ici deux ou trois détails - l'étude intensive d'une centaine d'études de cas, les trouvailles pratiques, une vingtaine d'ouvrages, la puissance de la recherche et, appelons-ça la beauté des modèles -, j'en vois trois.

La première n'a qu'un lointain rapport avec ce que l'on imagine a priori trouver au sein de la première business school du monde. Plus encore, vis-à-vis d'attentes essentiellement centrées sur un approfondissement des disciplines du management, elle relèverait plutôt de la surprise. Elle n'émerge et ne se développe d'ailleurs que dans le tout dernier quart du programme quand, après des étapes plus techniques, vient le temps des choses sérieuses. Il y a, au passage, une puissance pédagogique de la mécanique inductive que manque une Europe qui, en suivant Descartes, aurait oublié Socrate. Cette première leçon, qui aurait pu être hégélienne aussi bien, est formulée de la façon la plus claire au cours du séminaire par Richard J. Leider.

A côté de lui, son acolyte, Ed Rapp, le patron des finances de Caterpillar, censé témoigner de la portée pratique de la démarche, ne fera pas illusion longtemps, dans la deuxième phase de la session, avec son exercice grotesque de stratégie appliquée à la vie personnelle et familiale - une caricature de la culture du process et, pour un type qui revendique pourtant sa foi, d'une religiosité sans âme. A la fin de son topo, Borzou, un architecte passé à Wall Street, le plante d'une question en cinq mots : "Quelle est la part de la spontanéité dans votre système ?", qui est une question juste parce qu'elle souligne combien, dans cette approche, la mécanique a évacué la vie. Et il a raison. Ici, c'est une corrida : le type qui veut jouer ferait mieux d'aller jouer ailleurs. Policé, mais brutal.

Leider : un petit vieux qui ne paie pas de mine. Un type de Saint-Paul, Minnesota. Un bled du Midwest, à l'ouest de Chicago. Là où les ponts s'écroulent. Accessoirement, un des coachs les plus réputés au monde, qui passe chaque année un ou deux mois en Afrique, en Tanzanie, chez les Hadzas. Pour un peu, on bavarderait entre voisins en attendant le vrai prof. Sauf que quand il commence à parler, il faut faire silence, comme dirait Rilke. Fini de rigoler - au choix, avec le marketing, la stratégie, la finance, la communication, les questions d'organisation ou le pilotage du changement. Dans les études de cas, la parole fuse de partout. Là ? Rien. Tout le monde comprend qu'on va passer à autre chose. Mais quoi ?

L'Amérique, l'Afrique : rien de plus éloigné. L'intérêt vient justement de la déflagration née du rapprochement improbable entre la folie de l'abondance et une maigreur ou un dénuement qui donne soudain une épaisseur existentielle. D'instinct, je sens la portée du cheminement. Je le sens depuis qu'un dimanche gris et pluvieux, jeune cadre expatrié parti en courant du Quai d'Orsay à l'autre bout du monde pour le compte d'une compagnie minière, je suis allé, seul, représentant tout désigné du capitalisme colonial, à la rencontre d'une bande de chefs coutumiers kanaks, passablement échauffés par une histoire de massifs miniers qui dégénérait, au beau milieu d'une tribu hostile. Aucun appui. Pas de subterfuge possible. Rien. De loin, une diplomatie de hussard sans le sabre, pour un peu, ça ressemblerait d'assez près à un suicide.

Je ne dis pas qu'en se retrouvant pour de bon au milieu de l'arène, on n'est pas tenté par un : "Ah désolé, j'ai oublié un truc important, je reviens" en ajoutant un : "Je fais vite" qui signale davantage l'envie de décamper que celle de revenir. Impossible de toutes façons de rebrousser chemin. Pas d'échappatoire. Visages fermés, silence pesant. J'attends qu'on me fasse signe d'approcher et de rejoindre la table dressée sous une case ouverte au beau milieu de la tribu. A plusieurs dizaines de mètres, les gens de la tribu observent, en lisière. Un peu plus loin, des types guettent, planqués dans les arbres.

Des menaces de mort fusent même, à un endroit où, quelques années plus tôt comme quelques années plus tard aussi d'ailleurs, on a sorti les flingots et des gens sont tombés. Ici, c'est un peu l'oeil du cyclone de l'insurrection. Mais, au fond, je n'y crois pas. D'abord parce que ce n'est pas crédible : mes interlocuteurs savent très bien jouer sur les peurs issues de l'imaginaire colonial. Ça ne coûte rien d'essayer. Ensuite, parce que le type qui se pointe seul au milieu d'une tribu hostile, soit il est cinglé soit il a un truc à dire et, si on retient la seconde hypothèse, dans une culture de la parole et du respect, ça compte. Et puis enfin, parce que ce n'est pas le sujet.

Le sujet, c'est moins une explication improbable entre adversaires qu'une rencontre, qui me paraît possible, entre hommes. A ce moment-là, je me contrefous de l'industrie minière, comme je me contrefous du droit coutumier, des Indépendantistes et des Loyalistes avec. Ces types sont plus intelligents et, politiquement, plus subtils que moi. Mon avantage, c'est que je le sais et que je suis seul. On peut toujours dézinguer un malheureux à une centaine de supporters, mais on n'est pas chez les hooligans ou les sauvages ici. On est dans l'un des derniers ilôts de civilisation au monde et le comprendre fait une différence assez nette entre le canadien anglophone old English style qui prend les leaders indépendatistes pour des imbéciles et un type dont l'éducation politique s'est faite aussi autour de la figure de Tjibaou.

L'idée de Leider, c'est qu'on peut très bien vivre sans véritable but ou alors en endossant les buts que des conventions puissantes se chargent de fixer pour nous en nous laissant, entre les petites secousses ordinaires des vicissitudes de l'ambition et du bonheur, le terrain de jeu rétréci des existences qui finissent en fanfare - et à la fosse commune, comme tout le monde. Mais trouver sa voie, ou finir par trouver sa voie, fait une différence. We educate leaders who make a difference in the world. C'est le slogan de l'Ecole et ça fait toujours bien, le type qui, en guise d'intitulé de poste, explique sobrement qu'il se voit bien en leader faisant une différence dans les affaires du monde. Evidemment, le premier réflexe qui vient à l'esprit dans un cas pareil dirait l'un de mes anciens présidents, qui ne s'en est d'ailleurs pas privé, ce serait de lui mettre les mains dans le cambouis de la première bourgade venue, histoire de s'assurer qu'il a bien compris, en fait de différence, celle qui sépare le monde en question de Saint-Hilaire-la-Palud.

Mais pas plus que la géographie ne fait une direction, le bricolage ne fait un projet. "Rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion", c'est-à-dire au fond, sans travail. A "La raison dans l'Histoire" répond ici la morale de Leider. La surprise du chef, avec lui, c'est qu'on comprend soudain qu'on ne va pas pouvoir vraiment tricher avec ça - poursuivre un but véritable, faire parler si possible moins la poudre que sa différence, accomplir quelque chose - et que cette affaire, solitaire dans une large mesure, a aussi à voir avec la rencontre. Ce n'est pas qu'il faille tout faire en caravane, ou alors en laissant parfois les chiens aboyer - il y a même un certain nombre de cas où c'est l'option la plus recommandable. Mais, dit autrement, quand on sent vraiment un truc, il faut le faire. Avec les autres, autant que possible.

09/11/2007

Liberté, diversité, mobilité : la devise de l'intelligence collective ?

Sur la mobilité sociale, nous avons eu, l'autre soir, des échanges stimulants dans un atelier à la fois restreint et divers de la Commission de la libération de la croissance française. Il y avait là, entre autres, sous la présidence rebondissante de Jacques Attali, assisté du rapporteur général, Josseline de Clausade, Jihade Belamri, fondateur de Convergence, Jean-Philippe Cotis, nouveau patron de l'INSEE, Stéphane Boujnah, directeur à la Deutsche Bank, Theodore Zeldin, célèbre oxfordien spécialiste de la France et de ses passions, Jean Kaspar, ancien Secrétaire général de la CFDT, Geoffroy Roux de Bezieux, fondateur de Phone House, ou encore l'économiste Philippe Aghion. L'atelier était assisté de nombreux jeunes rapporteurs, consultants ou fonctionnaires.

La commission dévoilera en temps utile les propositions qu'elle aura finalement retenues sur ce sujet après autres investigations, échanges complémentaires et ultimes arbitrages. Je voudrais me borner ici à une réflexion générale sur le style du travail mis en oeuvre dans ces ateliers et dégager en particulier, à la lumière de l'exercice, quelques unes des conditions qui m'ont semblé y favoriser une forme d'intelligence collective :

1°) réunir des expériences différentes et des talents divers - et parier sur la confrontation positive de cette diversité. On utilise aussi cette méthode lorsque l'on veut introduire un projet de changement en entreprise dans une approche sensiblement différente : le but est également d'encourager la créativité collective, mais on cherche, en plus, à faire émerger les conflits latents entre fonctions différentes car il faut qu'un conflit s'exprime pour pouvoir être dépassé et autoriser ainsi le passage à autre chose. A bien y réfléchir d'ailleurs, c'est aussi un des fondements de l'ouverture politique actuelle dont les commissions de réflexion sont à la fois un exemple de brassage et un outil de production de consensus ;

2°) encourager la liberté de proposition et de ton - en laissant s'exprimer les passions et les convictions ; on ne peut que se réjouir à cet égard de la liberté intellectuelle à l'oeuvre chez les membres de la commission, investis d'une mission - proposer les moyens de libérer le potentiel économique du pays - qu'ils entendent mener avec une véritable indépendance intellectuelle ainsi qu'avec des convictions qui s'appuient souvent sur des expériences fortes. Rien de plus réjouissant, ni de plus nécessaire : aux ordres, on fait toujours du mauvais travail.

3°) piloter l'ensemble avec rigueur, en associant écoute approfondie et rebond dynamique, ce qui permet à la fois à la parole de circuler - comme on dit dans les tribus kanak, expertes en délibération - et à la réunion de progresser, en vérifiant régulièrement qu'aucun champ essentiel d'investigation n'a été oublié. Cette double dimension qui définit une écoute active, qui passe souvent par une sorte de jauge et qui ne va jamais sans une grande mobilité d'esprit, se réunit assez rarement chez un même individu. Je crois bien, pour ma part, ne l'avoir réellement vue à l'oeuvre qu'à deux ou trois reprises, guère davantage.

Les conditions pratiques sont sans doute moins spectaculaires mais tout aussi essentielles à la réussite de l'exercice : il y a un horaire et il est fait pour être respecté par tous ; et il est indispensable que les débats soient transcrits avec attention et prolongés par la suite des éclairages documentaires qui s'imposent sur tel et tel point pour passer plus efficacement d'un point A à un point B, et cela d'autant plus que l'on s'inscrit dans un calendrier serré. Une évidence sans aucun doute, mais c'est presque sur ces conditions pratiques que l'on aurait envie d'insister tant cette rigueur dans l'exécution manque souvent à l'approche française du travail collectif.

A moins que ce ne soit la malice anglo-saxonne qui ne finisse par l'emporter. Theodore Zeldin concluait ainsi la réunion en se demandant si ce n'était pas plutôt de mobilité intellectuelle dont la France avait besoin. De l'Amérique, et tandis qu'on y reconquiert les coeurs, c'est la raison de l'étranger en effet, projetée sur un pays dont il ne voit pas combien, se pensant protégé, il rechigne à s'ouvrir, et se croyant instruit, il oublie de s'informer. Liberté d'évocation, diversité des parcours : la mobilité intellectuelle vient quoi qu'il en soit justement compléter cette recette empirique pour favoriser l'intelligence collective.

29/04/2007

Fort Boyard ou la Silicon Valley ? (parler vrai, création de valeur et travail en réseau)

Je prolonge ici un échange récent qui a fait suite à la note "Favorisons les émergences !" sur deux questions de communication : la culture du parler vrai et le travail en réseau.

La capacité à exprimer une idée dissidente, nouvelle, originale - et surtout à l'entendre - reste en effet difficile en France. Si elle progresse dans les entreprises, c'est plus lent dans la sphère publique, au-delà des affrontements syndicaux et caricaturaux d'usage.

Cela dit, la façon dont se pose la question de la liberté de parole dans les organisations françaises est, en un sens, révélatrice de la différence franco-américaine sur ce sujet : les Américains sont attentifs à ne pas rejeter brutalement celui qui exprime une idée nouvelle. Surtout, la question ne se pose pas en termes de conflits interpersonnels, mais elle est gérée dans le cadre du travail d'équipe et de règles du jeu claires qui rendent sans objet un tel positionnement conflictuel.

Celui-ci est au contraire favorisé chez nous (sauf encore une fois dans quelques micro-cultures privilégiées, essentiellement du fait de l'apport du leader) par des relations encore féodales, ou du moins verticales, qui ne laissent souvent guère le choix qu'entre le silence poli et l'altercation bruyante. Dans les deux cas, on détruit - du lien, de l'implication, de la créativité, de la coopération - au lieu de créer de la valeur.

Et c'est bien ce dernier risque qui conduit les entreprises françaises à s'engager dans cette voie - ce qui montre, au passage, que la gouvernance par la création de valeur a aussi des effets positifs sur les façons de travailler. Il n'est d'ailleurs pas impossible que la question de la dette publique finisse par avoir un effet similaire sur le mode de gouvernance correspondant. Proverbe chinois du jour : la LOLF est un premier pavé, mais la marre est encore grande.

Complément culturel : les Scandinaves, et les Suédois en particulier, sont aussi très frappés par cette sorte de respect formel des hiérarchies, qui empêche bien souvent dans la culture française non seulement l'émergence, mais aussi la discussion d'idées différentes. Le point de vue aurait pu être glacial, il est rafraîchissant dans les entreprises françaises qui développent leurs modes de management en un sens plus interculturel.


Concernant le développement du travail en réseau, il passe, avant la mise en place des outils, par l'évolution de la culture - l'exemple donné par les hiérarchies surtout, et la promotion concrète du travail d'équipe avec les nouvelles règles du jeu qui l'accompagnent. Faute de quoi on est en effet dans l'incantation creuse, dans le "double bind" mis en évidence de longue date par les gens de Palo Alto qui empêche le passage à l'action. Les outils de communication suivent, dans le meilleur des cas, en accompagnant dans une espèce de fine tuning, la prise de conscience et les expérimentations, en veillant à ne pas être trop en avance pour générer une appropriation progressive, en cohérence avec la culture de l'organisation, ses inerties certes, mais aussi ses facteurs de renouvellement.

Beaucoup de directions de la communication corporate me semblent cela dit encore assez bloquées sur le sujet des outils du web 2.0 par opposition aux supports plus institutionnels - qu'ils soient d'ailleurs print ou web, cela ne change rien à la question essentielle qui est de déterminer quelle degré de participation et d'ouverture réelles on crée dans l'organisation et vis-à-vis de l'extérieur. Quant au secteur public, le sujet n'y est souvent agité qu'à la mesure de son côté cache-misère new look de relations de travail statutaires et figées.

Je crois beaucoup sur ce plan de l'évolution des pratiques de management et de communication à la puissance de renouvellement amenée par les nouvelles générations. On ne les attirera pas, et on les conservera encore moins, par des cultures et des outils d'un autre âge - et ce point très concret, et stratégique, sera décisif dans le rythme des changements à venir. Il l'est déjà pour la génération des 20-30 ans, et ce sera plus sauvage encore pour la suivante.

Tout ceci étant naturellement à bien doser avec la dimension humaine des organisations. Rien de plus effrayant que l'appareillage "robocop" de certaines grandes entreprises, en particulier d'origine américaine d'ailleurs, qui lamine littéralement le temps social de l'échange dans les entreprises (un peu comme les trente-cinq heures l'auraient fait en France, selon la thèse de Michel Godet) et, accessoirement, accroît la pression de façon quasi illimitée sur les managers.

Mon interrogation à la fin de cette note sur l'émergence était, cela dit, différente, de portée plus personnelle : de même que chaque salarié est désormais en passe de devenir son propre DRH, au sens de son propre gestionnaire de carrière, mais que cette prise de conscience est encore inégale, de même nous devrions, je crois, être des animateurs plus actifs de nos réseaux.

Mais combien de temps, quelle énergie, quelle attention en continu consacrons-nous en réalité à cet espace, au-delà de nos obligations d'usage ?

Nous sommes à la vérité peu préparés et peu formés à l'animation de nos réseaux, qui restent principalement perçus en France sur un mode négatif, soit comme des clans opaques (grandes écoles, confréries diverses, etc), soit encore comme des exercices suspects (les relations publiques à l'ancienne, le commercial de base, etc). Nous pratiquons le réseau avec parcimonie, parce que nous le percevons comme créant un système d'obligations qui s'oppose à la fois à un certain individualisme et à une "culture de la gratuité" de la relation, conçue chez nous davantage comme un investissement affectif que comme un "contrat de service" - conception plus naturelle pour une culture utilitariste comme l'est la culture américaine.

Nous le comprenons mal aussi parce que nous l'appréhendons à travers la grille de la frontière (la cloison, la catégorie), qui est précisément aux antipodes de l'esprit et du fonctionnement du réseau. Je note d'ailleurs sur ce plan - davantage ici la culture du réseau elle-même que ses ressources technologiques -, que le monde océanien a autant à nous apprendre que la Californie, et les Kanaks que les Américains ! - mais c'est, j'en conviens, un autre sujet.