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30/03/2011

Harvard (1.1.1) Une expérience transformative (ce que c'est qu'une marque)

1. L'écosystème et l'aprentissage

1.1. Apprendre

1.1.1. Une expérience transformative (ce que c'est qu'une marque)

Cette fois, l'avertissement est venu du prédécesseur de Tarun Khanna, un professeur de stratégie spécialiste des pays émergents et titulaire de la chaire Jorge Paulo Lemann, en des termes assez clairs. C'est en expliquant, à propos du groupe indien Tata dont il conseille le vénérable président par ailleurs, ce que devaient être les domaines de compétences fondamentales de la holding par rapport aux divisions dans le contexte d'un pays émergent, que Tarun finit par partager avec nous la mise en garde amicale que lui fit son prédécesseur :

- Tu foires avec la marque, je te flingue et après on discute.

Il s'agissait bien sûr de l'Ecole. Pour la seule Business School au monde qui vient avec une régularité d'horloger en tête de tous les classements internationaux, la réputation vaut de l'or, au propre comme au figuré. D'abord, les programmes, qu'il s'agisse des MBA ou des programmes exécutifs, y coûtent très cher. Une participation au "General management Program" (GMP) de la Harvard Business School vaut par exemple entre 50 et 60 000 $. Les étudiants y sont sponsorisés par leur organisation ou bien financent eux-même leur inscription ; des solutions mixtes se mettent parfois en place. En tout état de cause, les bourses sont extrêmement rares et ne sont proposées que pour des zones de recherche croisées avec des zones géographiques très spécifiques.

L'Ecole met tout en oeuvre pour faire en sorte que les programmes qu'elle propose soient identifiés comme des programmes de référence. Dans leur ouvrage "Power Brands" (La puissance des marques), deux consultants de McKinsey (1) montrent que les marques remplissent trois fonctions principales : la réduction du risque tout d'abord, liée à la confiance qu'elles suscitent et à la sécurité qu'elles apportent ; une information facilitée ensuite, qui permet une prise de décision rapide et efficace (il suffit pour s'en convaincre de faire ses courses dans un supermarché étranger) ; un bénéfice d'image enfin, davantage lié à l'imaginaire de la marque. On retrouve l'ensemble de ces éléments dans le cas de Harvard, et d'autant plus que la plupart des participants ont fait un benchmarking international préalable, pesant l'intérêt de telle ou telle formation (parmi lesquelles revenaient le plus souvent Stanford et l'INSEAD) avant de sélectionner le programme auquel ils souhaitaient postuler. Bien évidemment, dans des pays qui placent l'éducation au-dessus de tout avec un haut degré d'exigence - je pense à l'Inde notamment -, la réputation et l'image de marque liées à l'Ecole jouent également à plein.

Les secrets de la longévité

Les participants sont ensuite dûment sélectionnés. Un  pourcentage limité des candidats, moins de 10 %, intègre les MBA et environ un dossier de candidature sur deux est rejeté au General Management Program (GMP) dont le processus s'appuie à la fois sur un dossier reposant sur la présentation détaillée et recommandée d'un parcours et d'un projet professionnel, ainsi que sur la possibilité d'entretiens complémentaires. Un taux de rejet plutôt étonnant compte tenu de ce que l'on pourrait qualifier d'effet de sélection implicite qui tend à opérer un tri naturel préalable des candidats. Sans parler des éliminations ou des défections qui, dans les deux types de programmes, retirent chaque année quelques pourcents des effectifs en cours de route, ce qui suffit à entretenir une pression collective suffisante vers l'obtention du diplôme (2).

Si du fin fond de la France aux confins de l'Asie, l'Ecole est à la fois identifiée et admirée, cela s'explique en réalité, au-delà des éléments généraux qui constituent toute marque, par un ensemble de facteurs plus spécifiques qui multiplient leurs effets. La profondeur historique d'abord : Harvard fut fondée en 1635 (par un collège de jésuistes français) (3), ce qui la rapproche un peu des vieilles universités européennes comme la Sorbonne dans le domaine des sciences humaines par exemple. Les marques qui durent et qui durent longtemps - quelques décennies - ou très longtemps - quelques siècles - sont des phénomènes extrêmement rares. Une étude menée il y a une quinzaine d'années par Arie De Geus (4) a montré que quatre facteurs principaux expliquaient la longévité des plus grandes organisations mondiales : la faculté de s'adapter rapidement à l'environnement ; une identité forte ; un certain degré de tolérance ou de décentralisation ; et enfin, un mélange de prudence et d'indépendance financières.

On retrouve, plus ou moins pondérés, l'ensemble de ces critères dans la prospérité de l'Ecole dont la puissance financière n'est plus à établir, avec des revenus qui proviennent pour l'essentiel (40 %) de  ses placements - placements qui après avoir atteint un sommet avec 40 milliards en 2008 étaient, sous l'effet de la crise, redescendus à environ 25 milliards un an plus tard. Harvard est l'université la plus riche du monde. Sur le plan de l'identité, le raccourci qu'en donne la confidence que nous fit Tarun Khanna suffit à prendre la mesure de l'exigence de l'Ecole vis-à-vis de son corps enseignant, dont les membres sont d'ailleurs évalués de façon complète et régulière par les élèves. Un élément particulièrement intéressant est cependant lié à la décentralisation. Dans la théorie de De Geus en effet, celle-ci implique que le centre laisse à ses membres, à l'intérieur d'un cadre d'ensemble cohérent, la faculté d'explorer les pistes de développement qui leur semblent porteuses et de renouveler ainsi, de façon à la fois dense et féconde, aussi bien l'analyse des pratiques que la mise en perspective des savoirs.

Or, il va sans dire que cette faculté d'exploration derrière laquelle il faut lire la puissance considérable d'une recherche ancrée dans les réalités managériales, est précisément liée à la qualité exceptionnelle du corps professoral. Linda Hill ou Boris Groysberg dans le domaine du leadership et des organisations, Mihir Desai en finance, Srikant Datar en comptabilité, Marco Iansiti dans le domaine des nouvelles technologies ou encore Tarun Khanna sur la stratégie et la gouvernance, pour n'en citer que quelques uns, sont des gens réputés dans leur domaine. Nous avons tous appris à faire rapidement au cours de notre scolarité la différence entre les bons et les mauvais profs. Parfois, rarement, il est même arrivé que nous soyons sollicités pour les évaluer. Mais nous avons rencontré peu de très bons professeurs. Or, l'impression qui domine à Harvard, c'est qu'un très bon niveau est somme toute assez banal dans un contexte où plusieurs professeurs-chercheurs apparaissent comme brillants. Si, comme le proclame sa devise, l'Ecole "forme les responsables qui font une différence partout dans le monde" ("We educate leaders who make a difference in the world"), alors cette différence passe d'abord par celle que fait le corps enseignant.

Le management comme maïeutique

Et ils le sont d'autant plus qu'ils conçoivent essentiellement leur rôle comme une fonction d'animation du débat. Un prof d'Harvard en action, c'est Socrate passant de la philosophie au commerce avec la même capacité à faire accoucher ses interlocuteurs d'un certain nombre de vérités - ou de doutes, selon les cas. Un maître en dynamique de groupe quoiqu'il en soit, qui sait ce que c'est que de mener une discussion face à cinquante ou cent élèves pendant une heure et demie et de mettre en perspective le débat en trois ou quatre points clés en fin de séance de façon souvent lumineuse.

Un tel système pédagogique suppose naturellement qu'il y ait un peu de répondant et de matière en face dans la salle. Dans ma promotion, la plupart des participants ont exercé des responsabilités à des niveaux de direction générale ou sont des responsables fonctionnels senior qui ont de larges responsabilités managériales ; toutes les grandes fonctions managériales sont par ailleurs représentées. L'éventail des organisations dont ils sont issus est aussi très large, allant de start-ups à de grands groupes mondiaux (Fortune 500) en passant par quelques organisations à but non lucratif. On compte trente-sept pays et quarante-deux secteurs d'activité qui couvrent aussi bien l'industrie minière ou pétrolière que les nouvelles technologies en passant par les biens de consommation, le secteur financier, les biens d'équipement, l'industrie chimique, le conseil, l'automobile ou encore l'industrie du divertissement, et même la gastronomie ou l'armée...

Pour la plupart d'entre eux, des gens solides et rapides, avec de la substance, ce qui fait une différence notable avec le profil type des MBA, dont la connaissance des réalités de l'entreprise est par définition plus abstraite et moins opérationnelle. Jeune diplomate, j'avais ainsi enseigné simultanément les questions internationales et la culture générale à la Sorbonne à un public de jeunes étudiants et au ministère des Affaires étrangères pour les agents qui préparaient les concours de catégorie A. Dans le premier cas, des cours assez mornes avec des étudiants appliqués mais sans relief ; dans le second, des échanges d'une extraordinaire vivacité à travers lesquels nous co-construisions une démarche qui était moins d'apprentissage que de réflexion collective - bref, des sessions qui relevaient davantage d'un séminaire que d'un cours. Nous cherchions quelque chose ensemble.

La diversité des participants, à tous les sens du terme, contribue fortement à la richesse et à la vivacité des échanges. De ce point de vue, Harvard renforce son leadership dans un contexte où le nombre des étudiants explose dans toutes les grandes zones du monde. De 100 millions en 2000, il devrait passer au double en 2017, dont + 85 % en Afrique et au Moyen-Orient et + 186 % en Asie dont la Chine et l'Inde devraient représenter à elles seules 55 millions d'étudiants. Les étudiants sont aussi de plus en plus mobiles : au sein de ces deux dernières zones, plus de 7 millions d'entre eux étudieront hors de leur pays d'origine (5). Quand Bernard Ramanantsoa parle de conserver un certain "respect" dans cette hiérarchie, Harvard joue de son côté sur le registre du prestige.

Marque de fabrique

Or, à juste titre, le patron de HEC fait une distinction "entre ceux qui créent le savoir et ceux qui le reproduisent" (6). De ce point de vue, au milieu de la lutte implacable que se livrent tous les grands pays pour attirer les meilleurs professeurs et les meilleurs élèves - et dans laquelle d'ailleurs, avec son troisième rang, la France n'est pas si mal placée -, Harvard fait figure de laboratoire. En s'appuyant sur un réseau de managers et de dirigeants incomparable aux Etats-Unis comme dans le monde ainsi que sur des filières de recherche et de publication actives et puissantes, l'Ecole peut ainsi mener des études aussi novatrices que percutantes dans tous les grands domaines du management.

Or, l'une des spécificités majeures de l'enseignement à Harvard est qu'il est presque exclusivement basé sur les études de cas. Pour le coup, c'est une réelle marque de fabrique de l'Ecole qui a d'ailleurs si largement essaimé dans l'ensemble des grandes formations exécutives qu'elle en définit aujourd'hui le standard. Contrairement à Stanford ou Wharton où les étudiants doivent ingérer des pans entiers de savoir théorique en marketing, en finance ou en organisations dans un mélange indigeste de manuels et de cours magistraux, ici, on se plonge dans le réel avec toujours le même fil conducteur : "What would you do ?" (Et vous, que feriez-vous ?). On est, autrement dit, dans un processus à la fois individuel et collectif qui combine mise en situation, confrontation des analyses et prise de décision en situation d'information partielle - moins en raison du fait que les informations fournies seraient lacunaires que parce que l'on manque de temps pour les approfondir. Avec environ 500 pages d'études de cas à absorber chaque semaine, complétées par quelques lectures fondamentales (soit une vingtaine d'ouvrages sur 5 ou 6 mois), on travaille de fait sous une contrainte de temps très forte qui reflète les conditions réelles de la prise de décision dans les organisations. En un mot, si un certain nombre de formations sont des respirations, celle-ci ne laisse guère le temps de souffler.

Ce portrait ne serait pas pourtant complet sans un aperçu de l'intendance - une spécialité américaine. De fait, l'infrastructure administrative et logistique est impressionnante. Des conditions de résidence à la conception des salles - des amphis à échelle humaine qui forment un cercle rapproché autour du bureau central avec de larges travées dans lesquelles les professeurs-modérateurs peuvent circuler à leur aise -, des salles de restaurant aux bureaux en passant par les espaces verts et les équipements sportifs ou culturels du campus, tout est fait pour que les étudiants se soucient uniquement de ce pourquoi ils sont là : apprendre, en faisant en sorte qu'ils tiennent à la fois l'intensité et la distance. On rêve d'une telle qualité de service dans l'enseignement supérieur français, grandes écoles incluses, qui combinerait, dans une tradition américaine matinée de tradition internationale, l'attention aux personnes avec l'efficacité des process, et cela jusqu'au suivi des questions individuelles les plus pratiques.

Ce qui frappe pourtant, dans des domaines étudiés aussi différents que le leadership ou la finance, la négociation ou le marketing, la stratégie ou la mondialisation, la pauvreté ou l'éducation, c'est davantage la capacité de ce système à poser des questions qu'à apporter des réponses. On vient dans un programme exécutif à Harvard avec un certain nombre de certitudes ou, en tout cas, de repères appuyés sur des expériences qui, pour être solides, n'en sont pas moins inévitablement partiels. On en repart avec des interrogations plus qu'avec des dogmes. Non avec des "leçons" mais avec des pistes de recherche et de travail fécondes qui sont essentiellement d'application et de remise en cause. Comme le rappelait Rajiv Lal, le directeur du programme, citant Peter Drucker dans sa présentation inaugurale : "La plus courante source d'erreurs en matière de décisions managériales est l'accent mis sur la bonne réponse plutôt que sur la bonne question" (7).

Autrement dit, ici - et tout le programme est au fond conçu dans cette logique d'application et de mise en perspective -, c'est quand les choses se terminent qu'elles commencent vraiment, ne serait-ce que parce qu'il s'agit moins d'apprendre que de faire. En langage Harvard, cela s'appelle une expérience transformative.

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(1) Hajo Riesenbeck & Jesko Perrey, "Power Brands", Wiley (2007).

(2) Je ne peux m'empêcher de penser à cet égard au processus de sélection à l'oeuvre au sein des formations... au parachutisme. Lorsque j'ai fait ma P.A.C. (Préparation Accélérée à la Chute) au centre européen de Lapalisse à l'été 2002, j'ai vu en effet des gens se faire jour après jour exclure de la formation. C'était en particulier le cas lorsque, même après un coaching personnalisé et intensif (les premiers sauts sont accompagnés dans la phase de chute libre, puis guidés par radio depuis le sol avant d'être ensuite soigneusement debriefés par video), les participants perdaient totalement la maîtrise des événements en l'air (je me souviens notamment d'un pilote d'hélicoptère qatari qui, trop raide, ne parvenait pas à s'ancrer en l'air et tournait du coup sur lui-même comme une hélice). Sur un total de 8 personnes au départ, trois avaient quitté le groupe après les trois premiers jours.

Je ne mentionne naturellement cette expérience qu'à titre personnel. Je veux dire par là que toute idée de soumettre des cadres d'entreprise à ce type de programme sur une base professionnelle et non volontaire comme cela a pu être le cas notamment dans les années 80 me semble, pour être clair, aussi stupide que dangereuse. Ce qui me semble intéressant en revanche, en faisant le parallèle avec la formation dispensée par l'Ecole, c'est l'opportunité que la participation à un tel programme donne à la fois d'explorer les possibles, de mieux connaître ses limites et de s'investir dans un certain nombre de progrès à réaliser. Il va sans dire que tout cela, qui est dans les deux cas très collectif, ne va pas non plus sans quelques grands moments de solitude.

(3) Il s'agit ici de l'Université. La Business School n'a été fondée qu'en 1908. Il est cependant clair que, bien qu'elle intervienne dans un domaine de compétence distinct, la Harvard University Graduate School of Business Administration pour reprendre sa dénomination officielle, à la fois s'ancre dans cette tradition et contribue à son rayonnement (pour plus d'informations à ce sujet, voir les articles correspondants de Wikipédia aussi clairs que complets).

(4) Arie De Geus, "The Living Company - Habits for Survival in a turbulent Business Environment", Harvard Business School Press (1997).

(5) "La bataille de la matière grise est engagée", Le Monde, 8 mars 2011.

(6) Ibid.

(7) Peter Drucker, "The Practice of Management" (1954)

12/03/2011

(14) L'ancrage et le mouvement (conclusion de la première partie)

La technique, pourrait-on dire en paraphrasant le mot d'Herriot, c'est ce qui reste quand on a tout oublié. C'est en prenant le luxe d'un tel recul avec les travaux et les jours, avec la pression souvent considérable du quotidien de ce métier de communicant aujourd'hui à la croisée des chemins que l'on peut ainsi identifier trois piliers fondamentaux à cette fonction.

La passion tout d'abord :  passion de comprendre, passion de convaincre, passion de résoudre. La grande affaire de cette passion (ou, pour utiliser une notion moins romantique) de cet engagement, c'est de créer une dynamique. Elle repose sur un travail de synthèse et son territoire d'expression naturel, c'est la formulation d'une vision.

Avec la relation, qui forme le deuxième pilier de la fonction, on cherche cette fois davantage à écouter, à relier pour finalement  faire agir ensemble. L'objectif principal ici, c'est de développer la coopération, et le territoire privilégié de mise en oeuvre partagée de cette compétence, c'est l'équipe. La tâche essentielle à mener, du coup, ce n'est plus la synthèse mais l'ingénierie ou, pour mieux dire, l'orchestration de l'ensemble.

Avec la troisième caractéristique fondamentale du métier, la transformation, on entre dans le vif du sujet. Il s'agit cette fois de capter, de structurer et d'animer. Le travail est essentiellement focalisé sur le projet collectif en s'attachant à garantir simultanément la cohésion et l'adaptation, l'identité et l'évolution.

"Notre identité, elle est devant nous" avait coutume de dire Jean-Marie Tjibaou dans les années 80 pour souligner la tension à l'oeuvre dans le monde kanak entre tradition et modernité. On est frappé aujourd'hui, à travers les évolutions qui affectent le monde contemporain, de la portée universelle de cette intuition qui touche à la vie des nations comme à celle des organisations dans ce qu'elles ont à la fois de plus essentiel et de plus fragile, dans ce qui fonde leur contrat comme dans ce qui nourrit leurs desseins et leurs peurs.

Du côté des nations, Dominique Moïsi (1) a montré combien les grandes aires géoculturelles du monde sont influencées par des émotions dominantes : peur en Occident en lieu et place des conquêtes d'antan ; humiliation dans le monde arabe, comme un deuil impossible de la grandeur perdue ; espérance en Asie qu'encourage aussi bien le dynamisme des échanges qu'une façon différente d'envisager le monde. Pour compléter ce paysage, je ne peux m'empêcher de mentionner pour ma part ce que j'appellerais la vitalité joyeuse - oui, joyeuse, en dépit de problèmes considérables - des territoires africain et sud-américain.

Du côté des entreprises, Arie de Geus, un ancien dirigeant de Shell, a, dans un livre fondateur qui fut l'un des premiers que je lus lorsque je rejoignis l'industrie (2), souligné combien l'espérance de vie des firmes, si indispensables au développement matériel des nations, se mettait en danger chaque fois que la production l'emportait sur la communauté. Cette leçon ancienne devrait raisonnablement nous permettre de réconcilier l'économie et la société ou, pour ainsi dire, la mondialisation et le monde.

Je crois que la communication a un rôle à jouer dans cette affaire.

Dans ce monde-là tiraillé par des mouvements aussi brutaux qu'incessants et dans lequel la notion-même de crise a perdu son caractère d'événement, si les mots ont un sens, diriger la communication ne devrait pas aller sans bâtir à la fois une direction et un cadre : une direction aux projets et un cadre aux échanges. Hélas, pour l'heure, il n'en est rien. Dans ce maelström continuel, le dircom fait ce qu'il peut qui consiste pour l'essentiel, un pied au QG, un autre sur le terrain, à tirer le moins mal possible les organisations qu'il sert de la folie des événements.

Or, cette tentative est d'autant plus sujette à caution qu'il est lui-même non seulement dans les ennuis jusqu'au cou mais aussi à l'avant-garde du désordre. Comme le souligne Laurent Habib, "située au coeur de nos représentations, la communication aurait pu être un rempart contre les dérives du système. Au lieu de cela, elle en a été le porte-voix et le porte-flingue. Enfermée dans sa tour d'ivoire depuis la fin des années 90, portée par l'avènement de la société de communication, devenue doctrinaire, célébrant ses héros, elle a cédé à tous les chants des sirènes". Et de résumer un peu plus loin : "Trop de compassion, trop de messages, trop de mensonges, pas assez de sens" (3).

Revenir aux fondamentaux du métier dans ce contexte, d'un point de vue qui serait celui non des commentateurs mais des praticiens (et qui serait aussi, idéalement, celui des ethnologues et des géographes) (4), c'est s'extraire un instant de la frénésie ambiante pour tenter d'ancrer quelque chose quelque part avant le prochain tsunami (5) - si possible donc, en prenant un peu de hauteur.

Ancrer ? Mais où au juste : à Paris ou à Nouméa ? A Pékin ou à Boulogne-sur-Mer ? A Moanda ou à Washington ? A Toronto ou à Singapour ? ? A Rouen ou à Boston ? A Porsgrunn ou à Tokyo ? A Soderfors ou à Houston ? A Perth ou à New York ?... Un peu partout à la fois en fait, dans les endroits les plus reculés et les villes les plus trépidantes où j'ai tâché d'exercer ce métier du mieux possible avec les équipes locales. Après tout, une carte d'identité, c'est aussi un itinéraire peuplé de rencontres.

Au vrai, peu importe. A force de côtoyer des humains d'ethnies, de cultures mais aussi de rôles variés aux quatre coins du monde, on aperçoit bien sûr quelques différences (qui ne sont d'ailleurs pas toujours là on les attendrait). Pourtant, à quelques rares exceptions près, on finit surtout par éprouver un sentiment de voisinage, de proximité, de communauté même d'autant plus réjouissant que, sous l'effet des préjugés qui marquent bien plus nos idées que nous ne voulons l'admettre (6), on avait d'emblée un peu forcé le trait  sur les différences. Ainsi, comme dans les tribus mélanésiennes, cet enracinement n'est pas le contraire de l'ouverture au monde : il l'encourage.

Il nous faut donc tenir ensemble l'ancrage et le mouvement

En ce sens, ces fondamentaux seraient à la pratique ce que les fondations sont à la maison, à la fois un socle, une possibilité et une promesse. Un habitat au sens à la fois commun et poétique du mot, qui serait la métaphore de la fabrication et de la participation. Un foyer. Ou mieux, une usine, qui serait regardée non plus comme l'utime repoussoir de la civilisation, mais au contraire comme l'un de ses creusets (7).

C'est de ce point-là ou plutôt de cette tension-là, entre la stratégie et les opérations, entre le court et le long terme, entre l'entreprise et la société, entre les tribus et le monde, la tête au-dessus du guidon et les mains dans le cambouis, que je voudrais donner à voir le métier et la fonction c'est-à-dire à la fois les pratiques et les rôles qui, au-delà des fondamentaux que l'on vient d'examiner, nous permettront d'explorer les évolutions et les possibles.

Avec l'espoir de donner, chemin faisant, à travers cette sorte de périple professionnel qui touche sans doute beaucoup plus à la synthèse qu'à la refondation, quelques repères utiles en même temps qu'un peu de coeur à l'ouvrage.

Car, effectivement, il y a du travail.

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(1) "La géopolitique de l'émotion", Flammarion (2008)

(2) "The Living Company - Habits for Survival in a Turbulent Business Environment", Harvard Business School Press (1997).

(3) "La communication transformative - Pour en finir avec les idées vaines", PUF (2010).

(4) Je me demande parfois si, parmi quelques unes des disciplines que j'ai étudiées sans jamais me départir du souci de leurs applications, la géographie et l'ethnologie ne sont pas celles qui ont le plus compté. Elles ouvrent en effet à une compréhension en profondeur et souvent étonnamment actuelle de la dynamique des groupes sociaux - des territoires et des échanges notamment -, dans une approche qui, chez leurs meilleurs spécialistes ne va pas sans un mélange singulier d'observation, de sociabilité et aussi d'une forme de sérénité dans laquelle la quiétude se mêle souvent au plus élementaire bonheur de vivre. Voyez le style tout paisible de Braudel par exemple ou celui, plus engagé, de Reclus ; mais aussi l'intelligence rare de Lévi-Strauss ou cette sorte de décontraction savante, volontiers malicieuse, qui marque l'oeuvre de Marshall Sahlins. Sans doute entre-t-il là également une part de fantasme liée à la perspective de long terme qu'elles introduisent dans le chaos et qui nous est devenue si étrangère. Certains métiers pourtant, lorsqu'ils sont exercé avec talent - je pense notamment à mes camarades géologues ou responsables des relations sociales sur les centres miniers, dans le Pacifique Sud - font une synthèse remarquable à la fois de ces deux disciplines et de ces deux dimensions du temps, le temps court de la production et du conflit et celui, de plus longue amplitude, des appartenances et des apprentissages.

(5) Cette note a été rédigée le 9 mars. Avec mes camarades de promotion, je me suis entretemps assuré que nos amis japonais étaient sains et saufs à la suite du séisme qui a frappé le Japon le 11 mars.

(6) Relire à ce sujet la série de conférences que Sartre donna à l'automne 1965 à Tokyo et qui furent réunies plus tard sous le titre : "Plaidoyer pour les intellectuels" (Gallimard, 1970). Sur la question du racisme notamment, cela nous évitera de dire un certain nombre de bêtises.

(7) Un ancien collègue DRH me confie là-dessus qu'il projette un ouvrage racontant l'abandon par notre pays de son industrie au cours des trente dernières années. On ne peut que se réjouir par ailleurs de la position récente prise par quelques grands patrons sur ce sujet - je pense notamment à l'approche défendue par Anne Lauvergeon dans sa tribune intitulée : "Réindustrialisons-nous ! Il n'y a pas de fatalité au "déclin français" (Le Monde du 3 février 2011).

La patronne d'Areva y écrit notamment : "Je ne supporte plus ces chevaliers de l'Apocalypse, souvent issus de l'élite, qui enferment notre destin collectif dans une funeste alternative : subir ou mourir (...) Le mot "industrie" a été banni de notre vocabulaire depuis plus de vingt ans : la douloureuse fermeture des industries primaires, la financiarisation à outrance de l'économie, la nécessaire conversion écologique ont amené nos élites, nos entrepreneurs, nos concitoyens à se détourner de ce modèle de développement, assimilé certes à une histoire "glorieuse", mais dépassée. Et pourtant, l'innovation a changé radicalement ce secteur" concluait-elle en s'appuyant notamment sur l'exemple de la transformation et du développement de l'usine que possède Areva à Chalon-sur-Saône.