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16/04/2011

Dircom (2.1.4.) Note sur les risques du métier (2) Le technocrate, le héraut et le bouffon (le problème de la crise du rire)

Ah, bien sûr ! Il y eut une époque fastueuse où l'on riait de bon coeur. C'était aussi une époque, me confia un jour le DRH d'une société que je venais de rejoindre et qui fut riche avant de l'être moins, à laquelle le champagne coulait à flots entre d'immenses plateaux de caviar à la première occasion venue. Je note que c'est une époque qu'un certain nombre d'entre nous n'ont pas connu et ne connaîtront d'ailleurs probablement jamais tant et si bien qu'on en viendrait presque à se demander s'il s'agit là de souvenirs émus ou bien d'élucubrations semblables à celles qui affectent le voyageur égaré en plein désert. Il faut dire que nous étions alors au beau milieu d'une crise épouvantable et qu'une caractéristique aussi majeure que désolante des crises épouvantables est d'en plonger le plus souvent les protagonistes dans la nostalgie de jours plus heureux.

Vivre ou survivre ?

Nous prîmes le parti d'en rire... D'en rire ? Au beau milieu d'une crise difficile dans laquelle nous entrions sans trop savoir encore comment nous en sortirions ? Eh bien oui, et ce fut même là la première d'une longue suite d'éclats de rire qui jalonnèrent les crises que nous connûmes et qui furent toutes plus épouvantables les unes que les autres. Naturellement, il nous vint rarement l'envie d'éclater de rire pendant une réunion publique ou une conférence de presse. Il y a des domaines, d'ailleurs assez nombreux, dans lesquels il convient de respecter un certain nombre de rites et de règles, faute de quoi on finit par insinuer un doute dans les esprits (en même temps d'ailleurs qu'une difficulté fâcheuse à se concentrer sur l'objet de la réunion).

Je fais référence à cette époque - en gros, les années 60 et 70 - parce qu'elle trouva bien encore quelques prolongements dans la décennie suivante, qui se trouve être aussi celle au cours de laquelle le métier de dircom connut son âge d'or. Peut-être n'était-ce là qu'une mauvaise passe, se disait-on alors, préférant prolonger encore un peu la fête plutôt que de prendre la mesure des problèmes avec lesquels il faudrait vivre pendant les décennies suivantes. C'est le moment où la communication triomphante se combinait avec la réhabilitation de l'entreprise pour donner lieu à des excès souvent caractéristiques des nouveaux convertis, essentiellement dans le domaine des relations presse et des événements.

On riait donc beaucoup. On ria encore un peu, confirment les dircoms qui ont connu cette époque. Puis on ne rit plus du tout. De l'objectif de donner vie à l'entreprise on passa, de crises en crises, à celui d'assurer sa survie. Ce ne sont pas les crises en tant qu'événements qui comptent ici, mais la transformation qu'elles ont fini par induire de la fonction communication elle-même. Sous la pression de la situation économique générale comme de la révolution technologique des années 2000, la fonction ne s'est pas seulement retrouvée en effet en position de gestionnaire des crises, mais de gestionnaire tout court.

Le danger technocratique

De sorte que, si la formation du dircom l'a souvent conduit au fétichisme de l'écrit que l'on a évoqué précédemment, le contexte des années 90 et 2000 l'a exposé à un autre danger que l'on pourrait qualifier de technocratique. Un danger essentiellement marqué par la nécessité de réduire les coûts, d'intensifier le travail, de rationaliser les processus, bref, de faire progresser l'efficacité d'ensemble de la fonction dont il a la charge avec ses équipes et ses partenaires en se focalisant davantage sur les ratios que sur les situations, sur les indicateurs que sur les gens, sur la qualité formelle de son reporting plutôt que sur sa contribution à la maîtrise du réel. Or, ce n'est évidemment pas la mesure qui est en cause ici - que piloterait-on sinon : des intuitions, des avis, des envies ? et sur la base de quels arbitrages arbitraires ? - que le primat qu'elle a fini par acquérir sur l'action, pour ne pas dire sur les fondamentaux-mêmes du métier. En quoi l'on retrouve l'intérêt d'une action qui soit fondée aussi bien sur la responsabilité que sur la confiance.

Le dircom est très loin d'être le seul affecté : j'ai connu nombre d'ingénieurs, jeunes et moins jeunes, malheureux de devoir s'enfermer l'essentiel du temps dans leur bureau pour dialoguer avec leurs tableurs au lieu d'en passer davantage sur le terrain aux côtés des agents de maîtrise et des opérateurs parce qu'ils savaient bien que c'était là que se faisait l'essentiel de la performance de l'entreprise, au travers d'une série de réglages et d'échanges qu'aucun manuel, qu'aucune procédure ne pouvaient remplacer. Et c'est d'ailleurs ce qu'on leur demandait en effet de faire... quand il leur restait éventuellement un peu de temps. Or, comme on ne peut pas vraiment bâtir de cercle vertueux dans de tels contextes, la primauté croissante du reporting sur l'action revient finalement à créer les conditions de la réorganisation suivante : si l'on n'atteint pas les résultats voulus, c'est donc qu'il faut aller plus loin que dans le schéma précédent.

Bien que le sujet dépasse à l'évidence le propos de cette chronique, il n'en reste pas moins révélateur d'un contexte qui met l'entreprise en danger comme réalité humaine : on commence par ne plus rire, puis par ne plus parler aux autres, et on finit même parfois par se suicider. Simpliste ? Sans aucun doute. C'est qu'il ne s'agit pas ici de mener une enquête, mais de montrer combien le rire intègre, détend, fait vivre, encourage, crée du lien, du partage, de la cohésion, de la solidarité, du soutien... En un mot, il est un indicateur aussi éclairant du climat social au sens le plus général de ce terme que les résultats de sécurité sont parfois considérés dans l'industrie comme un indice synthétique de la bonne marche des opérations. Le rire serait le propre de l'homme ? Le propre du rire aussi bien est qu'il traduit aussi un certain degré de confiance : dans une action qui se met en place, ou dans une relation qui s'établit et qui doit alors aussi permettre de partager un certain nombre de problèmes avec le sentiment de pouvoir être entendu.

La mécanique et le vivant

A la fin (ou même au début : voyez la tradition anglo-saxonne des icebreakers), rire rend même plus efficace. Essayez donc de gérer une crise de quatre ou cinq mois en petit comité sous une pression quotidienne sans créer de respirations de ce type et vous verrez comment les gens commencent à passer des mauvaises réactions aux mauvaises décisions, avant de ne bientôt plus rien maîtriser du tout. Voyez aussi dans quel état ils en sortent. C'est fondamentalement une question d'énergie et de cohésion, de survie et de lucidité. Mais c'est aussi plus largement, hors le contexte révélateur mais particulier de la crise, le signe d'une collectivité vivante qui prend simplement plaisir à travailler ensemble. Ce que la génération Y nomme le fun, comme le souligne Patrick Lemattre en évoquant le cas de ce nouvel embauché qui souhaita quitter promptement son employeur sans qu'aucun motif sérieux ne permette, apparemment, d'expliquer sa décision. C'est que, précisément, tout dans cette entreprise lui paraissait sérieux à mourir. Il faudrait alors inverser la formule de Bergson : ce n'est pas tant que le rire est "du mécanique plaqué sur du vivant", c'est surtout dans ce contexte qu'il est du vivant plaqué sur de la mécanique.

Le contexte culturel comme le sens des situations et un minimum de psychologie interviennent naturellement pour beaucoup dans ces affaires, ce qui ne met d'ailleurs pas le dircom en mauvaise posture pour en apprécier l'opportunité. Il y a, de fait, un certain nombre de circonstances et d'interlocuteurs avec lesquels ce genre d'approche est à déconseiller absolument ou doit à tout le moins s'insérer avec précaution pour éviter de surprendre ou de choquer. Rien là que de très élémentaire, qui souligne combien l'humour n'est pas une valeur supérieure à la politesse comme souci des autres ou au respect comme prise en considération de ce qu'ils sont (1).

Cela doit en particulier conduire à bien peser l'usage d'un trait de caractère aussi répandu en France qu'il est peu acclimaté ailleurs. Sous la forme de l'ironie, l'humour est en effet à manier en redoublant de précautions dans des contextes culturels différents. Elle est par exemple souvent incompréhensible aux Etats-Unis parce qu'elle relève d'un registre implicite qui prend à contrepied une culture qui cultive au contraire l'explicite et la clarté (2). C'est aussi que l'ironie a partie liée avec le statut, c'est-à-dire  avec un positionnement vertical de la relation sociale, ce qui constitue une autre notion étrangère à la culture américaine qui privilégie l'horizontalité autant qu'un style plus direct (3).

A défaut de rire de tout avec tout le monde en toutes circonstances, on conviendra à tout le moins que le technocratisme et l'esprit de sérieux qui l'accompagne (quand ce n'est pas l'arrogance si souvent associée à l'image des Français pour les étrangers) sont des poisons mortels pour un métier dont l'une des fonctions essentielles est de développer à la fois le rayonnement et la cohésion des organisations dont il s'occupe. Voici notre dircom devenu mi-héraut, mi-bouffon (4). Après tout, en première approche, ce n'est pas là une si mauvaise définition du métier.

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(1) Encore cette notion de respect prend-elle aussi un sens différent selon les générations, celles qui se côtoient aussi bien que celles qui se succèdent. Jeune dircom, j'eus l'occasion de m'en expliquer avec le DRH au terme d'un de mes premiers comités de direction au cours duquel j'avais souvent pris la parole de façon intempestive. La notion de respect de l'institution sur laquelle il s'appuyait m'apparaissait très formelle ; à la limite, elle se situait aux antipodes-mêmes d'une conception du respect que je fondais davantage sur l'échange des arguments que sur le formalisme des échanges. Je finis par me ranger à son point de vue : c'était un homme sage, la moyenne d'âge du comité en question était de vingt ans supérieure à la mienne ; et puis je faisais mon aprentissage. Au-delà d'un minimum de respect des formes (d'ailleurs bien plus marqué dans les instances exécutives anglo-saxonnes à travers une forte codification de la parole), l'intégration de la différence et les conditions d'une conversation productive restent quoi qu'il en soit deux sujets majeurs pour l'efficacité de toute équipe.

(2) Voir à ce sujet l'excellent "French and Americans, The Other Shore" de Pascal Baudry, Les Frenchies Inc. (2005).

(3) Certains oenologues caractérisent d'ailleurs selon la même opposition vertical / horizontal les vins produits par les deux pays. Dans ce contexte, vertical signifie difficile, complexe tandis qu'horizontal est plutôt assimilé à quelque chose de facile, d'évident, d'immédiat. Voir à ce propos le film "Mondovino" de Jonathan Nossiter et notamment les commentaires d'Aimé Guibert, propriétaire du domaine de Daumas Gassac.

(4) Pour incongru (sinon inconvenant pour la prise au sérieux de cette honorable profession) qu'il puisse paraître, le terme me paraît intéressant en ce qu'il fait référence à la fois à la longue tradition historique de l'amuseur et à l'irruption plus récente d'une insulte, d'abord en vogue dans les quartiers sous la forme d'une stigmatisation inversée si l'on veut, puis qui s'est généralisée, à destination de ceux qui sont extérieurs à une entité donnée (le groupe, le territoire), bref, qui ne partagent pas les mêmes codes. Je ne vois pour ma part qu'avantage à se saisir de cette convergence détonnante en assumant ces deux dimensions de l'humour, qui manifeste le sens de la relation, et de la mobilité, qui ne va pas sans ouverture à la diversité. Et s'il fallait en privilégier une, je choisirais sans hésitation la seconde tant je tiens la possibilité que donne cette fonction d'entrer en relation avec des gens très différents comme un intérêt fondamental de ce métier.

06/04/2011

Dircom (2.1.3.) Communication, management et gouvernance ("It's about getting stuff done")

Il n'est pas inutile, à défaut d'être très confortable, d'avoir bataillé un certain temps au sein d'une organisation déboussolée représentant une industrie attaquée de toutes parts pour bien prendre la mesure de ce qu'il faut bien appeler l'impératif stratégique.

Lorsque pendant deux années particulièrement intenses, j'ai ainsi été en charge de la communication d'une organisation de ce type, il y eut de nombreux moments où, pris dans des urgences et des missions, je ne savais littéralement plus où j'habitais. Il y avait bien sûr les voyages incessants aux quatre coins de la planète minière. Il y avait encore un lieu de travail éloigné de mon lieu de résidence qui me laissait l'essentiel de la semaine et certains week-ends loin de mon domicile.

Mais je crois qu'il y eut plus encore cette sorte de folie des événements au milieu de laquelle il nous devenait quasiment impossible de réfléchir. D'une crise, on passait toutes les semaine à une autre - deux ou trois mini-crises hebdomadaires n'étaient pas rares - et, au plus fort de la crise économique, la stratégie était revue tous les mois et les budgets modifiés tous les quinze jours. Il fallait tout faire et rendre compte de tout simultanément (1) dans un contexte où des actionnaires aux quatre coins du monde n'étaient à peu près d'accord sur rien.

Quand l'organisation est le problème

Dans une telle configuration, il devient rapidement évident que le problème majeur, ce n'est plus l'accumulation des crises, c'est l'organisation elle-même. Deux ou trois points de base sont alors à clarifier aussi vite que possible pour le bon exercice de son métier par le dircom dans le cadre plus large de l'organisation dans laquelle il évolue.

Premièrement, développer une équipe pluridisciplinaire, multiculturelle et diverse, ce qui est une excellente chose, ne signifie pas autoriser tout le monde à s'occuper de tout, ce qui est un cauchemar. Il faut un cadre et une autorité pour éviter que la transversalité ne confine à l'anarchie.

Deuxièmement, ce n'est pas parce qu'un membre de l'organisation voit un encadré dans son journal le matin à Londres, Moscou ou Pékin, qu'il faut déclencher l'alerte générale et mobiliser soudain tout le monde sur une affaire qui n'en est pas une. Jean-Pierre Beaudoin, le patron de l'agence I&E, a de ce point de vue parfaitement raison de souligner que le premier travail en matière de communication de crise, ce n'est pas de descendre dans l'arène, c'est de s'assurer : 1°) qu'il y a en effet crise ; 2°) que l'organisation est bien directement concernée.

Troisièmement enfin, il n'y a rien de pire que de préserver les apparences du consensus lorsqu'en réalité, il n'existe pas. Une stratégie indolore est une stratégie vouée à l'inefficacité. Le résultat est qu'au lieu de prendre le pas sur les événements et de les anticiper sur la base d'un cap clair, on passe son temps à les subir et à godiller dans une approche erratique au prix d'un gaspillage de ressources considérables. Inversement, une stratégie consistante, au double sens français et américain de la substance et de la cohérence, ne va pas sans rugosité. C'est une tâche inconfortable mais nécessaire et qui suppose d'être capable d'accepter, au moins un temps, un certain degré de conflictualité.

Le problème du dircom dans ce genre de configuration, c'est d'assurer la mise en oeuvre du plan d'action, fût-il chaotique, tout en s'efforçant de remettre les choses sur les rails, et donc de faire porter ses efforts au moins autant sur la gouvernance que sur l'action. Pari risqué ? Pas nécessairement. D'abord, le risque est beaucoup plus grand à laisser pourrir la situation sans tâcher de la rectifier. Ensuite, il est dans une telle situation d'autant plus impératif de s'assurer que les principales réalisations attendues seront menées à bien. Enfin, on attend aussi d'un dircom qu'il soit capable d'apporter une vision neuve et solide de ce que sa fonction peut apporter à l'organisation.

Le conseiller et le dirigeant

Il y a de vraies crises dont il faut s'occuper sérieusement et de fausses crises qu'il faut annihiler sans état d'âme. L'ordre normal des choses, c'est la stratégie, l'équipe, puis les opérations et la tactique, donc la performance - non l'inverse. Ne pas le faire sous la pression (de l'organisation, du court-terme, des équilibres divers, etc) ou plutôt en acceptant que la pression puisse toujours prendre le pas sur la délibération, c'est ne pas bien faire son travail et, à la limite, c'est ne pas le faire du tout, donc aller à la catastrophe.

Cela fait une différence entre un dircom-conseiller qui s'occupe de son bac à sable et un dircom-dirigeant qui se sent solidairement dépositaire de l'intérêt à long terme de l'organisation qu'il sert. Cela peut conduire parfois à remplacer de lourdes et coûteuses productions de consultants par un recadrage de bon sens s'appuyant davantage sur les ressources internes. C'est par exemple le cas dans des organisations où le degré de confiance entre instances de gouvernance et de management n'est pas suffisamment établi.

Consultants et agences sont certes le plus souvent nécessaires, mais leurs interventions ne sont optimales que lorsque l'organisation dispose d'un minimum de diagnostic et d'expertise dans le domaine concerné. Cela ne va pas sans beaucoup de discussions et un peu de courage qui souligne d'autant plus l'intérêt de s'appuyer sur des fondamentaux solides, et qui justifie que ces fondamentaux soient de nature plus psychologique ou politique que technique. On y revient : il s'agit de comprendre et de convaincre avant de faire.

Le partage du diagnostic et l'échange d'informations sont parmi les raisons qui militent en faveur de l'intégration de la communication au sein des instances dirigeantes - une configuration d'ailleurs généralisée aujourd'hui avec, ici ou là, des adaptations ou des remises en cause. Là-dessus, le dircom désabusé d'un grand groupe français me confie un jour : "Changez de métier. L'intégration de la communication aux instances exécutives n'est pas solidement établie. La fonction est fragilisée".

Ethique et efficacité

Est-ce une nécessité absolue ? Pas obligatoirement, en particulier dans les groupes où les instances exécutives se consacrent essentiellement à l'étude des investissements. Ce qui est fondamental d'abord, c'est d'être rattaché au patron de l'organisation, faute de quoi la prise du dircom sur l'actualité, la vision et les problèmes à résoudre a toutes chances de se révéler tôt ou tard lacunaire et décalée, bref, problématique. Sous une forme ou sous une autre, une liaison avec le DRH, sur les sujets internes, est par ailleurs souhaitable et peut se réveler très féconde si la complémentarité des rôles est bien comprise et utilisée.

Membre ou non du comité exécutif, du comité de direction ou du comité de management, le dircom doit ensuite de toutes façons tisser des relations de travail étroites avec les dirigeants de son organisation. Enfin, sur cette base, il n'est pas idiot, notamment en début de carrière, de construire d'abord sa légitimité sur le terrain, au service des différentes divisions et de leur problématiques de communication, avant de prétendre rejoindre les instances dirigeantes.

En réalité, au-delà des crises et de la question de l'accès à l'information, et dans la mesure où sa vocation première est d'aider à régler les problèmes, la participation du dircom est d'autant plus justifiée qu'une vocation fondamentale de la communication est non pas seulement d'accompagner un changement décidé par d'autres mais aussi de convaincre les autres que le changement est parfois nécessaire. Sortir de cette boucle, c'est priver la communication à la fois de son éthique (le sens de son action), de sa portée (sa capacité d'influence) et de son efficacité (son impact).

En somme, si une intégration correcte de la fonction aux instances de gouvernance et aux mécanismes de management s'impose donc, c'est parce que in fine, l'objet de la communication n'est pas le discours, mais l'action.

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(1) Dans une interview qu'il donna il y a quelque temps au FT, Tom Peters, l'auteur de In Search For Excellence, est très clair à ce sujet. Si vous avez le choix, dit-il en substance, entre écrire un beau rapport qui correspond à des réalisations médiocres ou bien faire un super job en faisant un rapport médiocre, laissez tomber le rapport : faites le job. A l'époque consultant chez McKinsey, il développa l'idée que le management est essentiellement un art de l'exécution. Une thèse accueillie froidement en plein essor du concept de stratégie, avant de se vendre à plus de 10 millions d'exemplaires. Devenu par la suite une sorte de gourou du management, il décrit son job de façon à la fois modeste et décisive : "Vous êtes face une assemblée de 500 personnes. Là dedans, il y en a quatre sur le point de faire quelque chose de vraiment intéressant. Il faut leur donner envie de le faire". "It's about getting stuff done", Financial Times, 22-23 novembre 2008.

05/04/2011

Dircom (2.1.2.) La nécessité stratégique (leçons de crise)

C'est une nécessité de pouvoir sortir d'une crise à un moment ou à un autre, et le plus tôt est le mieux. Mais ce serait une erreur, du point de vue de l'analyse, de vouloir en sortir trop tôt dans la mesure où l'examen de la mécanique propre à la communication de crise fait ressortir avec force le besoin pour le dircom d'investir plus fortement le terrain stratégique.

Equipe, process, information

Lorsque l'on s'interroge sur les ingrédients d'une bonne communication de crise, on se rend compte en effet assez vite que ses éléments fondamentaux ne sont pas spéciquement liés à la communication elle-même, mais à un pilotage et à une mise en perspective qui constituent à la fois un préalable à son intervention, une condition de son efficacité et une conclusion utile à son action.

Sur le plan du pilotage, il faut à la fois une équipe, un process et un mode de traitement de l'information. L'équipe est pluridisciplinaire et constituée de gens expérimentés et complémentaires qui ont de préférence l'habitude de travailler ensemble, ce qui veut dire qu'ils partagent une culture de crise, une lecture des événements et des réflexes opérationnels. Le process est essentiel pour déterminer qui fait quoi selon quels objectifs et avec quelle cohérence d'ensemble - ce qui souligne bien, s'il en était besoin, la nécessité d'une coordination au niveau de la direction générale pour les crises les plus sérieuses. La qualité du recueil, de l'analyse et du traitement de l'information permet enfin à cette coordination de pouvoir être conduite sur mesure, au jour le jour, plusieurs fois par jour si nécessaire.

Risques, messages et reporting

Du côté de la communication elle-même, il faut une analyse des risques, des messages et un système de reporting. L'analyse des risques, souvent négligée (et d'autant plus facile à conduire que l'entreprise aura l'initiative du déclenchement), est à mener d'autant plus attentivement qu'elle peut sensiblement réduire la portée des problèmes en s'appuyant notamment sur des facteurs favorables externes (relier une attaque à un problème de société, rebondir sur une actualité positive, etc). A l'autre bout de la chaîne, la qualité du reporting et des remontées du terrain, en veillant là-dessus à assurer un minimum de diversité des sources, est évidemment indispensable en termes aussi bien de positionnement que de messages.

L'élaboration, mais aussi la diffusion et l'adaptation de ces messages sont un des coeurs de l'activité du dircom. Les médias restent de ce point de vue une cible privilégiée, mais ils sont loin d'être la seule compte tenu notamment de la prolifération des sources d'influence ; inversement, tous les grands groupes ont à présent intégré la nécessité de ne jamais négliger l'interne, y compris et même surtout sous l'effet d'une forte pression médiatique.

De ce point de vue, un message de crise s'articule toujours peu ou prou autour de deux ou trois éléments de base : de la compassion d'abord pour exprimer que l'on partage sur un plan émotionnel les conséquences de ce qui est en train de se produire, si possible en éprouvant ce que l'on dit et, au minimum, en montrant que l'on n'est pas indifférent à la situation.

Compassion, transparence, action

J'atténue ce point à dessein : je sais bien que c'est souvent un exercice difficile pour nombre de dirigeants qui perçoivent spontanément cette attitude davantage comme un risque (assimilé à une faiblesse et surtout à une forme de pré-reconnaissance de responsabilité sur un plan plus juridique) que comme un bénéfice. En réalité, je ne suis pas loin de penser que l'engagement personnel du dirigeant dans la communication de crise en général et dans l'expression d'une forme de compassion en particulier est un facteur décisif de l'acceptation par le public de la crise et de ses conséquences.

Pour prendre un exemple américain récent, la façon dont Robert Murray, le propriétaire de la mine Crandall Canyon (Utah), a piloté la communication autour de la crise qui a suivi l'effondrement de cette mine au cours de l'été 2007 est un bon exemple de ce type de compassion active, l'un n'allant en effet pas sans l'autre. A la limite, il a alors sur-compensé une situation qui, sur le plan factuel, était aussi criticable du point de vue du respect des règles que critique du point de vue des conditions de travail des mineurs.

Il est évident ensuite qu'une composante transparence s'impose en montrant que l'on coopère avec diligence et de façon ouverte avec les autorités pour mener à bien les enquêtes nécessaires. Montrer, enfin, que l'on est mobilisé sur le terrain pour trouver des solutions immédiates, notamment lorsqu'il s'agit d'un incident, s'impose comme un des passages obligés de l'exercice.

A ce stade de l'analyse, la trilogie : compassion, transparence, action ne conduit pas nécessairement à sortir de l'arène du court-terme. Elle atteste surtout de la nécessité d'établir un lien manifeste et engagé entre communication et action selon deux logiques qui ne peuvent pas exister l'une sans l'autre. Une action efficace mal communiquée peut conduire à un désastre - voyez BP dans le Golf du Mexique. Inversement, une bonne communication de crise qui finit par couvrir les approximations ou les lacunes de l'action est une communication dangereuse qui explose, tôt ou tard, à la figure de ses instigateurs. L'absence des deux est un pur désatre, leur combinaison fait des miracles - voyez EDF lors de la tempête de 1999.

"You never want a crisis to go to waste"

Mais cette trilogie suffit-elle ? J'ai eu là-dessus des désaccords marqués avec des dircoms chevronnés de grands groupes qui, confrontés alors à des crises majeures liées notamment à des retraits de produits, s'en tenaient essentiellement à la mécanique du process et à des logiques de court-terme. Avec une telle approche, on peut assurément faire tourner une cellule de gestion de crise ; mais on peut aussi bien la faire tourner à vide, autrement dit, on ne se donne guère les moyens de s'en dépêtrer.

Or le but d'une crise n'est pas de s'en défendre, c'est d'en sortir, si possible par le haut. On se souvient du mot célèbre de Rahm Emmanuel, l'ex-chef de cabinet d'Obama : "Il ne faut jamais gaspiller une crise" (3). C'est tout à fait juste, et plus elle est sérieuse, plus il faut l'utiliser comme un levier de changement. Ce qui signifie qu'une quatrième composante est requise dans toute communication de crise digne de ce nom qui consiste à mettre les événements en perspective et à les utiliser pour mettre en place les actions de progrès qui vont permettre d'éviter de reproduire les mêmes problèmes à l'avenir. L'équation complète ajoute donc à la trilogie : compassion, transparence, action, un objectif de progrès fondamental à la fois pour trouver des issues et utiliser la crise que l'on vient de traverser.

Ce que révèle au total la crise comme situation limite, c'est un impératif stratégique qui relèverait non d'une mise à jour annuelle mais d'un façonnage de tous les instants - à commencer par les pires d'entre eux. Il y a donc urgence à remettre la stratégie au centre du métier : la stratégie de communication pour piloter et adapter les messages de l'entreprise, mais aussi la stratégie de l'entreprise pour l'irriguer et la servir. En ce sens, on ne peut envisager la communication indépendamment du management et de la gouvernance.

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(1) La thèse de Tom Peters, c'est que lorsque l'on a le choix entre faire et rendre compte, il faut faire. C'est un propos aussi sensé qu'il peut se révéler risqué (Voir son interview dans le FT : "It's about getting stuff done", en date des 22-23 novembre 2008).

(2) "You never want a serious crisis to go to waste", formule prononcée à une conférence du Wall Street Journal le 21 novembre 2008.

04/04/2011

Dircom (2.1.1.) La tactique au coeur du métier (l'ivresse de l'arène)

Deuxième partie : Les évolutions

En explorant les fondamentaux du métier, on a cherché à identifier les piliers d'une fonction qui a perdu sa capacité à la fois de recul et d'anticipation. En examinant les évolutions en cours, il s'agit à présent de redescendre dans l'arène pour déceler les lignes de force qui ont commencé de changer le métier au cours de la décennie écoulée sans avoir toutefois encore complètement livré tout leur potentiel.

Je vois à cet égard trois évolutions majeures. La première fait progressivement passer le métier de dircom du rôle de tacticien à celui de stratège. La deuxième voit s'opérer un glissement d'une position de faiseur à une fonction davantage tournée vers la coordination. La troisième enfin, le conduit à passer d'une logique de frontière à une logique de réseau en s'appuyant notamment sur les nouvelles ressources du Web.

 

2.1. Du tacticien au stratège

2.1.1. La tactique au coeur du métier (l'ivresse de l'arène)

Si la tactique est l'art de mener les batailles, alors elle est le champ d'intervention par excellence du dircom. Elle l'ancre, ce faisant, dans un rapport singulier au pouvoir et au temps. Au pouvoir ? Son engagement sur le terrain de la tactique signale un rôle a priori d'accompagnement plus que de définition de la stratégie. Il ne lui appartient pas en général de décider de la fermeture d'un site ou de l'acquisition d'une société même si, en fonction de sa spécialité (financière, marketing ou sociale par exemple), de son expérience et de sa capacité de jugement, il peut apporter sur ces sujets une contribution éclairée. En revanche, quand le coup part, c'est son job de faire en sorte que le message soit à la fois clairement compris et positivement perçu. Que son pouvoir soit essentiellement d'influence signifie alors qu'il a tous les pouvoirs sans en avoir aucun. En somme, le dircom façonne sans décider et pilote sans diriger.

Ses prédospositions tactiques font aussi du court terme son horizon le plus sûr. Encore faut-il s'entendre sur cette notion de court terme : il s'agit moins ici du trimestre, du mois ou de la semaine que du jour ou de l'heure. Il faut avoir produit un communiqué nickel en une demi-heure pour une direction générale en plein paroxysme social ou répondu à vingt appels des quatre coins du monde dans la journée au beau milieu d'une crise commerciale majeure pour prendre la mesure de cette affaire. De deux choses l'une : ou bien on aime ce mélange d'inconfort et d'intensité et on peut faire ce métier décemment. Ou bien ce n'est pas le cas et on devient alors archéologue, comptable ou gardien de musée.

Le dircom est le média

Se sortir en improvisant d'un traquenard au milieu d'un groupe hostile ; remplacer au pied levé un président pour un débat public majeur ; finaliser les documents et la logistique d'un séminaire managérial en plein mois d'août avec les trois quarts des gens en vacances ; prendre le risque d'aller à la rencontre d'une trentaine de journalistes  passablement énervés, camera au poing, par le retardement d'une annonce majeure ; boucler une analyse de risque ou un compte rendu d'entretiens en pleine nuit pour que le siège puisse en prendre connaissance first thing in the morning à l'autre bout du monde ; diviser par deux les délais de livraison d'une publication de référence complexe pour un conseil d'administration exceptionnel ; réécrire au beau milieu d'un déménagement un projet de stratégie totalement à côté de la plaque ; participer à un comité de coordination par conference call avec les représentants des actionnaires canadiens, sud-africains, australiens, britanniques ou russes depuis un aéroport du Midwest bloqué par une tempête de neige sans accès aux documents supports... Quand ce ne sont pas les événements qui s'y mettent, ce sont les éléments qui déraillent.

Il y a bien chez le dircom une forme d'excitation à être solidement planté au milieu de la tempête. A l'aversion qui prédomine généralement chez les autres pour les ennuis (incidents, conflits, exposition médiatique, etc) répond sa préférence personnelle pour tâcher d'en sortir au mieux l'organisation qu'il représente. Au cas où le contrat ne serait d'ailleurs pas clair, on le rend volontiers explicite : la plupart des offres d'emploi dans ce domaine, spécialement en Amérique du Nord, soulignent à l'envi la nécessité pour les volontaires de faire face à une multitude de tâches à un rythme rapide. Faisant contre mauvaise fortume bon coeur, le dircom en profite pour s'installer dans l'arène. Son intuition, c'est que l'on accomplit ce que l'on a à faire moins en faisant de grands plans sur la comète qu'en façonnant les événements au jour le jour, une tâche après l'autre, un détail après l'autre, une interaction après l'autre. Il a appris que le média est le message ; il découvrira qu'il est aussi lui-même le premier média de l'organisation. Le champ de la tactique pour lui, c'est cette orchestration minutieuse, interactive et polymorphe du court-terme.

Le signal et la catastrophe

Bien sûr, il y a bien des façons d'entrer dans le métier et toutes ne font pas de la gestion des crises, des questions sensibles ou des changements d'organisation le domaine de prédilection de ses interventions. De même, il y a des organisations très différentes les unes des autres aussi bien par la nature des problèmes que l'on y rencontre que par le type de culture ou le degré de pression que l'on y trouve. Faire ses classes dans un environnement complexe et instable introduit indéniablement de ce point de vue un biais qui déforme la représentation du métier. Mais comme dans  toute situation limite, cette exacerbation des problèmes fait d'autant mieux ressortir les fondamentaux : soit qu'elle dévoile ce à quoi il faut être attentif quand le calme revient ; soit qu'elle révèle un problème de fond à travers la succession-même des ennuis à traiter.

Ce n'est pas tout à fait pareil en effet d'accompagner de lourdes restructurations dans un groupe industriel structuré avec l'objectif de construire une nouvelle étape de développement, et de gérer crise sur crise dans une organisation ballottée de toutes parts. Ce qui fait la différence, c'est le pilotage, c'est-à-dire la conduite organisée d'une action visant à réduire l'écart entre où l'on est et où l'on va. Le piège de la tactique à cet égard c'est d'offrir l'opportunité d'une série de micro-succès qui, en se nourrissant d'eux-mêmes, finissent par faire perdre de vue la perspective d'ensemble, la vision des progrès à accomplir ou le sens des adaptations rendues nécessaires par les signaux faibles de l'environnement. Autant de brèches au départ insignifiantes qui finissent, comme dans les industries de haute technologie ou dans certains corps d'armée, par engendrer de sérieux ennuis à l'arrivée.

Or, il y a bien deux sortes de catastrophes dans ce métier : la première, c'est de planter une crise et la sanction peut en être immédiate. La seconde, c'est de perdre de vue le sens de la mission et la sanction est alors plus lente mais aussi plus grave, en termes aussi bien d'alignement au sein de l'organisation que d'employabilité pour le dircom. On connaît l'adage : à long terme, nous sommes tous morts. Mais comme le dircom se demande parfois s'il va ressortir vivant de cette arène du court-terme, il n'a a priori rien à perdre à tenter de repousser un peu l'échéance.

02/04/2011

Harvard (1.1.3) Business, philanthropie & politique (Tarun et le monde)

Tarun Khanna fait une entrée nonchalante dans l'amphi, un gobelet à la main, de petites lunettes derrière lesquelles il parcourt l'assistance d'un regard vif et rieur. La première séance est pour lui : un cas sur la marque de glace Ben & Jerry, une compagnie célèbre pour son identité sociale qui finit, après une vingtaine d'années d'une success story détonnante, par se rendre compte qu'il lui faut s'attacher le concours d'un manager expérimenté. Résultats à l'appui, il est alors temps en effet de remettre un peu d'ordre dans ses affaires, sans que la société se résigne pour autant aux changements qui permettraient à la marque d'assurer à la fois sa croissance et son indépendance. C'est Robert Holland, un ancien de McKinsey, qui s'y colle et qui devra d'ailleurs rapidement tirer les conclusions de son audace. C'était aussi un des credos de Herbemont & Cesar autrefois (1) : n'en déplaise aux héros, il y a des situations où les conditions du changement ne sont pas réunies et qu'il est généralement préférable de détecter avant de descendre dans l'arène.

Le problème avec les types surdoués

Face au sourire qui gagne progressivement les bancs de l'amphi au cours d'une introduction de tonalité plutôt personnelle au cours de laquelle Tarun raconte la soirée de la veille au cinéma avec ses enfants, l'un d'entre nous finit par lui signaler qu'une jambe de son pantalon est restée coincée dans sa chaussette. Même à Cambridge, l'usage du vélo n'a pas que des avantages. Aurions-nous à faire à une sorte de professeur Tournesol ? Rien de moins sûr. Tarun est le prototype-même du type brillant. Il décroche un diplôme d'ingénieur de Princeton avant d'obtenir son Ph.D à Harvard et fait ses premières armes comme analyste financier junior à Wall Street. Pourquoi vient-il donc quelque temps plus tard enseigner à Harvard ?

Quand je l'interroge un jour à ce sujet entre deux cours, il me répond, en arborant un large sourire, qu'il a un fort "esprit de compétition". Wall Street, ça devait être navrant. Est-ce mieux ici ? De son aveu-même, il lui arrive parfois de s'ennuyer en cours, ce qu'il masque en général plutôt bien en jonglant entre l'analyse du réel et sa modélisation, une idée lumineuse et une boutade de derrière les fagots. Un tel aveu mettrait fin aux jours pédagogiques de la plupart des enseignants, qui se gardent donc bien d'en faire la confidence à leurs élèves. Lui ne s'embarrasse guère des formes.

En réalité, Tarun n'est jamais là où on l'attend, trop mobile pour se laisser enfermer dans un espace prévisible, à la fois d'une intelligence rare, d'une franchise déconcertante et d'un commerce agréable comme l'attestera d'ailleurs un dîner amical que mon groupe de travail partagera avec lui dans un restaurant de la place - une tradition de l'Ecole. Bref, un type étonnant, qui rappelle qu'il ne faut jamais méjuger de l'apparente supériorité des types surdoués : elle n'est arrogante pour ainsi dire que par malentendu et révèle souvent, sous la maladresse, une réelle difficulté à s'intégrer, sinon une vraie solitude. Si tout cela passe chez lui, c'est sans doute par cette combinaison singulière du respect intellectuel qu'il suscite et de la concession joyeuse qu'il fait au folklore social ambiant. Je crois aussi que c'est parce que l'on sent chez lui quelque chose de différent. Mais quoi au juste ?

Nouveau modèle de développement

Son intuition de départ à l'époque, c'était de développer la recherche sur les pays émergents, en particulier la Chine et l'Inde, dont il est d'ailleurs natif et qu'il a quitté à l'âge de dix-huit ans. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'à l'époque, le le sujet n'était pas vraiment à la mode. Et qu'il en est aujourd'hui l'un des experts les plus en vue qui associe à une connaissance approfondie de ces problèmes une compétence solide en matière de stratégie et de gouvernance. Il a notamment publié un ouvrage de référence sur la montée en puissance des pays émergents (2). Il en publiera un autre, au cours du programme, sur les conditions d'une implantation réussie dans ces pays (3). Sa thèse centrale, c'est que dans des pays où le degré de maturité des institutions comme de qualité des infrastructures reste significativement en deçà des standards des grands pays développés, les entreprises occidentales qui veulent s'y implanter doivent non seulement apprendre à composer avec ces lacunes qui pénalisent le développement économique dans tous les domaines, mais plus encore s'engager à combler une partie de ces vides.

Tout se passe comme si les grands pays émergents montraient aux pays occidentaux la voie d'une autre manière d'envisager le développement travaillant davantage à réconcilier l'économie et la société qu'à les séparer. L'évolution inverse, en somme, de la tendance à l'oeuvre dans les pays développés depuis une trentaine d'années dans lesquels, sous l'effet des crises, d'une concurrence accrue et des exigences déraisonnables de la création de valeur (4), les entreprises se sont progressivement, et souvent brutalement, désengagées de la société et notamment des communautés dans lesquelles elles s'inséraient au profit d'un recentrage plus strict sur leur coeur de métier. Cette évolution est spectaculaire dans le cas de l'industrie minière : les crises violentes des années 80 ont ainsi conduit une société comme la SLN qui intervenait jadis en Nouvelle-Calédonie aussi bien dans la construction des routes que dans l'édification des écoles en passant par la gestion des approvisionnements de toute nature à liquider la plupart de ces activités à vocation sociale au profit d'un recentrage sur le coeur de son activité minière.

C'était alors une question de survie - le groupe avait même emprunté au milieu des années 80 pour payer les salaires - mais dont les gens, dix ans plus tard, avaient oublié la raison tout en conservant la mémoire des effets. Pour un concurrent aux aguets, ce fut un boulevard. Or, c'est une évolution inverse que nous a montré la Chine depuis que, portée par ses besoins considérables en matières premières, elle investit en Afrique en prenant en charge, sans rechigner, les infrastructures qui serviront à la fois ses investissements comme le développement des pays dans lesquels elle s'implante. Voilà ce que nous apprennent les pays émergents à la conquête du monde : que toute stratégie ambitieuse doit se réinscrire dans une logique de long terme et dans un co-développement mutuellement bénéfique pour les entreprises et les populations. Une logique de puissance revisitée en somme par les exigences du développement.

Idée + réseau + gouvernance : l'équation magique

L'inspiration de Tarun Khanna précisément, c'est que, partant des problèmes gigantesques qu'il a à résoudre, le monde émergent non seulement s'émancipe des figures imposées et à bout de souffle du capitalisme occidental en s'appuyant sur des logiques de puissance nationale, mais est aussi en passe de réinventer la notion même de développement. Or, de ce phénomène, Tarun ne se borne pas à être l'analyste éclairé : il en est également un acteur engagé. Sa grande idée, c'est de chercher à faire naître des projets à la fois économiquement rentables et socialement utiles en jouant d'un positionnement optimal sur l'échelle de la création de valeur entre, d'un côté, ce que les fournisseurs sont prêts à être rémunérés et, de l'autre, ce que les consommateurs sont prêts à payer.

Cette approche l'a conduit à monter plusieurs projets d'investissement remarquables en Inde. Dans le domaine de l'éducation, pour faire face à l'arrivée de dizaines de millions de jeunes sur le marché du travail dans les toutes prochaines années, il a ainsi conçu un modèle d'éducation assurant une formation de base solide à des diplômés opérationnels qui coûteront, en fin de formation, beaucoup moins chers que les jeunes gens qui sortent des meilleures universités indiennes. Le développement y gagne dans les deux sens : du côté de la croissance des entreprises et du côté de l'intégration des jeunes. Dans le domaine de la santé, il a proposé un système de détection du cancer basé sur un simple examen de la bouche capable, selon les spécialistes, de détecter 90 % des cancers. Les millions de gens qui étaient exclus de la prévention y entrent ainsi en masse en permettant l'éclosion d'un business aussi accessible que florissant. A chaque fois, la mécanique est la même : une idée innovante justement positionnée sur l'échelle de la création de valeur en jouant d'une effet de masse et vendue à un réseau d'investisseurs qui participent au montage du projet. Une fois le tour de table bouclé, une équipe de management se met en place et le projet se développe tandis que Tarun ne s'implique que dans la gouvernance de l'affaire, ce qui lui permet de veiller au bon développement de l'entreprise comme, le cas échéant, à l'évolution de ses placements.

Voilà l'équation magique qui lui permet de multiplier les initiatives (5) tout en conservant une capacité à explorer de nouveaux champs d'action. C'est comme si, du point de vue des stratèges, le management était une perte de temps, une contrainte pesante, ou pire encore, un exercice aléatoire. Le contraire, en somme, d'un directeur d'usine qui, chez les meilleurs d'entre eux, associent un sens réaliste de la performance avec une attention sincère aux gens. Mais son champ naturel d'investigation, de n'est pas l'usine, c'est le monde. Et sa grande idée, c'est de mettre en relation un grand problème avec une solution. Exemple : un problème d'alimentation colossal va se poser dans les années à venir en Asie. Où trouve-t-on les conditions qui vont permettre de produire des denrées de base à grande échelle ? Typiquement, dans les pays disposant encore d'immenses superficies agricoles non utilisées, par exemple au  Brésil. Conclusion : il faut investir dès maintenant aussi bien dans l'agroalimentaire que dans les infrastructures du géant sud-américain. Elémentaire. Avec lui, le business devient une construction intellectuelle limpide. Une sorte de "Richesses du monde" grandeur nature.

Etre, avoir ou faire ?

Un autre exemple, qui n'est plus anecdotique qu'en apparence, me semble intéressant à un double égard. Constatant au cours d'un footing à Dehli que la tranquillité était sans doute l'un des biens les plus rares auxquels la population indienne ait accès, il conçoit l'ouverture de petites centres urbains dans lesquels on sert du thé, à très bas prix mais à grande échelle, pour offrir à chacun un moment de répit propre à l'extraire un moment à la fois de la foule et de la pollution. Cette idée me semble remarquable à un double égard. D'une part, elle est à la fois révolutionnaire et juste tant il est vrai qu'en matière de développement, on commet souvent l'erreur de se focaliser "sur le lourd" en oubliant cette sorte de supplément d'âme qui permet de ne pas traiter les gens uniquement comme des producteurs ou des consommateurs, mais aussi comme des êtres humains. Elle révèle, d'autre part, une mécanique intellectuelle sans cesse en mouvement, à l'affût de ce qui peut réellement faire une différence et créer de la valeur socio-économique là où les schémas de pensée en vigueur mènent à une impasse.

Cette mécanique est-elle le propre des esprits brillants ? Il faudrait d'abord s'entendre sur les mots. Il y a beaucoup plus de gens intelligents que nous ne le pensons ordinairement avec des formes d'intelligence différentes (5), qu'ils soient diplômés ou non et, inversement, beaucoup plus d'imbéciles qui, sans leur diplôme, aparaîtraient avec plus de netteté encore pour ce qu'ils sont.  Mais il y aussi beaucoup moins, pour ne pas dire un nombre très limité, de gens brillants que ne le donnent à penser les facilités que nous prenons avec le langage. Un certain nombre de gens peuvent, par exemple, développer une vision du monde plus ou moins intéressante, mais qui se révèle le plus souvent sans prise sur le réel. Un responsable industriel rappelait à cet égard qu'il y a dans la vie trois grands types de motivation : être, avoir ou faire. A un moment ou à un autre, il me semble que la ligne de partage passe en effet par un certain rapport à la fois visionnaire et engagé à la transformation du monde ou, pour le dire plus simplement, par un rapport particulier au faire. C'est d'ailleurs le mot célèbre de Marx que Rajiv Lal avait cité, sans rire, dans sa séance inaugurale : "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe, c'est de le transformer"...

Pour remettre ce fatras idéologique en perspective, il faut rappeler que, dans le modèle américain, on cherche d'abord à faire fortune avant de passer à la philantropie, ce qui présente l'avantage d'une approche pour ainsi dire plus détendue de l'intérêt général et finit par réunir l'aisance matérielle avec les joies de l'influence (6). Une telle perspective n'est pas absente chez Tarun Khanna, qui imagine très bien jouer un rôle similaire d'ici quelques années avec, disons, une quinzaine de millions en poche. Modeste (à l'échelle américaine), sans être pour autant ridicule. Mais il y a davantage chez lui : sa vocation secrète - qu'il s'excusera presque d'avoir confiée un jour à la cantine et sur laquelle il reviendra par la suite pour la relativiser en public -, c'est de revenir jouer un rôle politique dans son pays si possible, au moins dans un premier temps, sur une fonction sénatoriale qui lui permettrait, dans la mesure où il s'agit d'une fonction soumise non à élection mais à nomination, d'éviter les petits tracas démocratiques ordinaires.

D'ailleurs, entre sa participation à plusieurs boards de grands groupes mondiaux, ses responsabilités académiques - président des activités d'Harvard en Inde, il vient aussi d'être nommé directeur de l'Ecole pour l'Initiative Asie du Sud -, son rôle de mentor vis-à-vis de jeunes start-ups, mi-entreprises, mi-ONG, dans lesquels il accompagne aussi quelques uns de ses étudiants (7), ses affaires et ses projets, il rencontre aussi volontiers à l'occasion des personnalités politiques diverses un peu partout dans le monde. Il nous confiera même, hilare, le soir de la clôture des devoirs de stratégie, qu'au cours d'une mission qu'il fit en 2004 en France sur les questions d'immigration qui l'amena à errer dans les quartiers Nord de Marseille (en se liant au passage d'amitié avec la population), il traita au retour le ministre de l'Intérieur de l'époque d'imbécile. Il se pourrait que pour Tarun, le chemin vers la politique fût encore un peu long et semé d'embûches.

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(1) Voir sur ce blog (à la rubrique "communication"), la série "Dircom, un métier qui se transforme (12) Animer : le terrain, des opposants aux alliés".

(2) Tarun Khanna : "Billions of entrepreneurs - How China and India Are Reshaping Their Futures and Yours" (Des milliards d'entrepreneurs : comment la Chine et l'Inde refaçonnent leur avenir et le nôtre), HBS Press (2007).

(3) Tarun Khanna & Krishna G. Palepu with Richard J. Bullock : "Winning in Emerging Markets - A Road Map for Strategy and Execution" (Gagner dans les marchés émergents : une feuille de route stratégique et opérationnelle), HBS Press (2010).

(4) Il est intéressant de noter à cet égard que ce point relatif à une recherche irrationnelle de rentabilité excédant le rendement moyen du capital sur longue période est également avancé par Mihir Desai, le professeur de finance, un libéral pur et dur, comme un facteur essentiel de la crise financière de 2008.

(5) Relire à ce sujet le livre remarquable de Howard Gardner : "Les cinq formes d'intelligence pour affronter l'avenir", Odile Jacob (2006). Le cours introductif, d'ailleurs curieusement plutôt recommandé aux non-anglophones comme s'il ne s'agissait que d'une question linguistique alors qu'elle me semble essentiellement de méthode, s'appuiera en grande partie sur les thèses de Gardner.

(6) Voir par exemple : "L'argent de l'influence : les fondations américaines et leurs réseaux européens", Ludovic Tournès, Autrement (2010).

(7) Tarun est membre de plusieurs conseils d'administration de grands groupes dans les secteurs de l'énergie, des transports et des sciences de la vie. Il est un administrateur actif de Parliamentary Research Services, une organisation gouvernementale visant à offrir aux parlementaires indiens une expertise indépendante en vue d'améliorer la qualité des choix démocratiques, et de Primary Source, une autre ONG ayant pour objectif de proposer des programmes permettant de mieux prendre en compte la notion de société globale dès l'enseignement primaire.