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12/06/2013

Dircom (note) Montaigne en parachute (la parole et l'instinct)

J'ai fait référence, à propos du média training, au parachutisme. Sur deux points fondamentaux : le rôle de la parole dans l'apprentissage et la place de l'instinct dans l'expérimentation de solutions nouvelles, le parallèle ne me semble pas sans intérêt en effet. Je note, de façon plus générale, que les comparaisons entre le sport et le management suscitent un regain d'intérêt sous un angle moins convenu qu'il ne l'était il y a vingt ans et sur lequel je reviendrai plus loin.

Sur la parole tout d'abord. Dans un accompagnement pédagogique, ce n'est pas le volume qui compte, c'est l'impact. Je me souviens ainsi, au cours de mon premier saut, avoir été bombardé de messages (en l'occurrence des signes techniques) par les deux moniteurs qui m'accompagnaient. Le résultat est que non seulement c'était inintelligible, mais que cela détournait surtout mon attention du saut lui-même dans une situation qui vous plonge subitement au milieu d'un million de sensations et d'informations nouvelles.

La présence à l'expérience - l'appréhension de ce milieu radicalement nouveau, l'expérimentation des premiers réglages, la notion-même de découverte enfin - tout cela devenait impossible puisque la prétention pédagogique envahissait tout l'espace de l'apprentissage. Que l'on vise par là à empêcher le parachutiste de regarder vers le sol (et de se retrouver mécaniquement happé du même coup par cette vision vertigineuse) en lui apprenant au passage à ancrer son corps horizontalement dans l'air peut s'entendre. Je ne suis pas sûr pour autant qu'il y faille une telle prolifération de signes. La diversion n'est pas l'apprentissage. Elle ne se confond pas davantage avec l'initiation (sauf, peut-être, sous la forme de la ruse).

Quoi qu'il en soit, je passais quelques semaines plus tard sur le conseil d'un ami du centre de Lapalisse près de Vichy à celui de Troyes pour une séance de réglage avec un champion de France de vol relatif, qui se trouvait être également un ancien militaire. Pas un mot d'accueil (j'étais arrivé très en retard). Il m'écoute, impassible, à propos d'une difficulté de réglage, marque un moment de silence, puis finit par me dire : "Ok. Tu fais ça" en me montrant, une seule fois, un geste minimal avec le bras.

Dans la foulée, on embarque et on grimpe. Arrivés à environ 3200 m, je saute, il suit derrière moi. Or, il se trouve que ce truc est d'une efficacité redoutable. Il suffit juste, lorsque l'on est sur le dos, de ramener un bras contre le torse pour pivoter immédiatement sur le ventre. Un vrai jeu d'enfant même, qui permet de se retourner plusieurs fois de suite à grande vitesse. Un mot, un geste : l'essentiel était dit. Première leçon : le bavardage tue le coaching parce qu'au lieu d'être concentré sur le récepteur, il est centré sur l'émetteur. Leçon annexe : la sympathie facilite la confiance, mais ne se confond pas avec elle. Je connais des moniteurs de plongée très sympathiques qu'il faudrait radier de toute fonction d'encadrement.

L'instinct ensuite.  Après quelques sauts, si on n'est pas du moins éliminé en cours de route (*), on finit par prendre assez rapidement de l'assurance et à se mouvoir en l'air avec une certaine aisance. Ce n'est pas encore fluide, mais c'est mobile. C'est à l'occasion de l'un de ces sauts dans lequel j'étais suivi à une centaine de mètres par un moniteur, que celui-ci se met soudain à plonger en piqué pour venir me rejoindre. Il vient se positionner face à moi et nous répétons ensemble quelques figures. Soudain, d'un mouvement rapide du bassin, il bascule les jambes vers l'avant, les glisse sous moi et, en me tirant en même temps par les bras, me fait, à 250 km/h et à 1500 m d'altitude environ, une planchette japonaise que je n'ai pas vue venir.

Une farce de parachutiste, si l'on veut. L'attaque, qui visait à tester ma capacité à me repositionner en situation critique, me fait immédiatement décrocher du couloir d'air dans lequel je m'étais ancré et partir simultanément en vrille et à la dérive. Or, le sol se rapproche très rapidement à cette vitesse dans la phase de chute libre qui précède l'ouverture de la voile, située normalement à 1000/1200 m au cours de la phase d'apprentissage.

Que faire ? Prendre le risque d'ouvrir le parachute sur le dos ? Suicidaire. Une amie qui s'y risqua un jour se coinça la jambe dans les cordes, lutta pendant toute la descente pour s'en libérer et faillit y laisser sa peau à l'arrivée. Se battre contre les mouvements chaotiques impulsés par la vrille ? Contre-productif. On dépense beaucoup d'énergie pour un résultat nul quand chaque seconde compte. 

Il y a, en réalité, une issue qu'il faut sentir et que la technique viendra par la suite améliorer. Elle consiste, non pas à s'opposer aux mouvements browniens dans lesquels on se trouve pris, mais à rentrer dans le mouvement, à l'épouser pour ainsi dire et, de là, à sentir le moment où l'on pourra prendre appui sur l'air à la faveur d'un angle favorable pour se retourner et se positionner correctement. Le reste, passé 1000 m en trombe, devra s'enchaîner à la vitesse de l'éclair. Une fois qu'on a basculé, on glisse d'instinct la main le long de la cuisse, on arrache la poignée. On se retrouve alors brutalement aspiré vers le haut. La voile s'ouvre, on a évité le risque de l'ouverture simultanée du parachute de secours qui, en se déclenchant quelques centaines de mètres plus bas, aurait obligé à naviguer en catastrophe entre deux voiles avec le risque qu'elles s'emmêlent et partent en torche au lieu de se déployer. Il ne reste plus qu'à négocier l'approche du terrain et l'atterrissage dans un virage en U accéléré.

J'assistais l'autre jour à une conférence du CIRP (Centre d'innovation et de recherche en pédagogie de Paris - un organisme de la CCI de Paris Ile-de-France) sur la gestion de l'incertitude, qui explorait un parallèle de même nature entre le management et le kitesurf. On n'y disait pas fondamentalement autre chose. Dans des circonstances extrêmes, l'option la plus judicieuse (l'option finalement, c'est ce qui reste du choix en situation critique), c'est parfois, non de lutter contre, mais d'accompagner le mouvement pour tenter de le maîtriser pour ainsi dire de l'intérieur.

Sauf que ce réflexe est rien moins que naturel. Comme les intuitions miraculeuses sont rares, il faut en faire non une inspiration héroïque, mais un objet de formation. Les maîtres le savent d'ailleurs fort bien : une bonne partie de ce que l'on nomme l'apprentissage peut assez bien se résumer à la rencontre de la bonne personne au bon moment.

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(*) Ce fut le cas de trois camarades. Le premier était un pilote d'hélicoptère koweiti tellement tendu en vol qu'il se transformait en hélice incontrôlable. Le deuxième réalisa assez vite, en commençant à paniquer en l'air dès les premiers sauts, que ce n'était pas par envie qu'il se trouvait là. La troisième était une jeune maman qui, le lendemain des sessions de formation au sol, s'interdit soudain, en traversant le tarmac pour monter dans l'avion, de prendre ce risque. Il faut dire que deux parachutistes s'étaient tué la veille de notre arrivée. Un autre se fracasserait la jambe deux jours plus tard dans un atterrissage serré à pleine vitesse contre le pilier de la lunette qui permettait de superviser les vols au sol.

Quant à moi, je faillis quelques sauts plus tard, tandis qu'un vent très fort s'était levé pendant la montée du zinc en altitude, atterrir entre un toit d'usine et l'autoroute d'à-côté. Une autre fois, je vis l'attache droite de mon harnais se détacher dangereusement de mon épaule, d'une dizaine de centimètres environ, au cours d'une ouverture trop violente. Le vol sous voile qui suivit, dans lequel je devais impérativement éviter le moindre faux mouvement, reste un souvenir spécial (la lecture du B17 G de Bergougnioux un an plus tard remettrait vite, il est vrai, ces souvenirs un peu chahutés à leur place).

Chose curieuse, passé la stupeur de voir le harnais ne tenir soudain qu'à un fil, ce n'est pas de la panique que j'ai ressenti, mais une sorte de concentration intense - ce qui n'est peut-être après tout que la définition laïque de la prière. Une réaction, quoi qu'il en soit, qui rappelle la capacité qu'a le cerveau de couper la sensation de douleur en cas de dommages physiques graves (un phénomène que connaissent bien les montagnards qui se sont retrouvés en situation critique, ou les skieurs qui se sont rompus les ligaments croisés) pour permettre au corps de se mouvoir en l'état jusqu'à ce qu'une solution puisse être identifiée.

Même chose, cinq ans plus tard face à un délinquant armé qui, au beau milieu du Midwest, menaça un soir de me faire la peau. La journaliste de la télé locale qui vint m'interviewer le lendemain à ce sujet s'étonnait : "Comment, vous n'avez pas eu peur ?". Non, j'étais juste concentré sur le fait qu'il me fallait éviter par tous les moyens disponibles - essentiellement la parole, en l'espèce, avec des gestes lents, aussi apaisants que possible - éviter que le type en question, posté à trois mètres de moi environ dans une ruelle sombre sous une pluie battante, n'appuie sur la gâchette. Si on m'avait torturé dans une cave plusieurs jours, je ne dis pas. Mais là, je n'avais tout simplement pas eu le temps d'avoir peur comme si, en effet, la peur avait bien plus à voir avec l'imaginaire qu'avec le réel.

Or, il en va de même avec la chute libre : avant, on hésite ; après, on gamberge - et c'est en quoi le deuxième saut est souvent plus difficile que le premier. Pendant, c'est l'action qui commande, quelque part entre une réflexion, impossible à déployer, et un instinct, insuffisant s'il n'a pas été sensibilisé à faire face à l'imprévu. Bref, et c'est en quoi la formation à la chute libre nous ramène au média training, l'improvisation n'est pas l'impréparation.

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