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12/06/2013

Dircom (note) Montaigne en parachute (la parole et l'instinct)

J'ai fait référence, à propos du média training, au parachutisme. Sur deux points fondamentaux : le rôle de la parole dans l'apprentissage et la place de l'instinct dans l'expérimentation de solutions nouvelles, le parallèle ne me semble pas sans intérêt en effet. Je note, de façon plus générale, que les comparaisons entre le sport et le management suscitent un regain d'intérêt sous un angle moins convenu qu'il ne l'était il y a vingt ans et sur lequel je reviendrai plus loin.

Sur la parole tout d'abord. Dans un accompagnement pédagogique, ce n'est pas le volume qui compte, c'est l'impact. Je me souviens ainsi, au cours de mon premier saut, avoir été bombardé de messages (en l'occurrence des signes techniques) par les deux moniteurs qui m'accompagnaient. Le résultat est que non seulement c'était inintelligible, mais que cela détournait surtout mon attention du saut lui-même dans une situation qui vous plonge subitement au milieu d'un million de sensations et d'informations nouvelles.

La présence à l'expérience - l'appréhension de ce milieu radicalement nouveau, l'expérimentation des premiers réglages, la notion-même de découverte enfin - tout cela devenait impossible puisque la prétention pédagogique envahissait tout l'espace de l'apprentissage. Que l'on vise par là à empêcher le parachutiste de regarder vers le sol (et de se retrouver mécaniquement happé du même coup par cette vision vertigineuse) en lui apprenant au passage à ancrer son corps horizontalement dans l'air peut s'entendre. Je ne suis pas sûr pour autant qu'il y faille une telle prolifération de signes. La diversion n'est pas l'apprentissage. Elle ne se confond pas davantage avec l'initiation (sauf, peut-être, sous la forme de la ruse).

Quoi qu'il en soit, je passais quelques semaines plus tard sur le conseil d'un ami du centre de Lapalisse près de Vichy à celui de Troyes pour une séance de réglage avec un champion de France de vol relatif, qui se trouvait être également un ancien militaire. Pas un mot d'accueil (j'étais arrivé très en retard). Il m'écoute, impassible, à propos d'une difficulté de réglage, marque un moment de silence, puis finit par me dire : "Ok. Tu fais ça" en me montrant, une seule fois, un geste minimal avec le bras.

Dans la foulée, on embarque et on grimpe. Arrivés à environ 3200 m, je saute, il suit derrière moi. Or, il se trouve que ce truc est d'une efficacité redoutable. Il suffit juste, lorsque l'on est sur le dos, de ramener un bras contre le torse pour pivoter immédiatement sur le ventre. Un vrai jeu d'enfant même, qui permet de se retourner plusieurs fois de suite à grande vitesse. Un mot, un geste : l'essentiel était dit. Première leçon : le bavardage tue le coaching parce qu'au lieu d'être concentré sur le récepteur, il est centré sur l'émetteur. Leçon annexe : la sympathie facilite la confiance, mais ne se confond pas avec elle. Je connais des moniteurs de plongée très sympathiques qu'il faudrait radier de toute fonction d'encadrement.

L'instinct ensuite.  Après quelques sauts, si on n'est pas du moins éliminé en cours de route (*), on finit par prendre assez rapidement de l'assurance et à se mouvoir en l'air avec une certaine aisance. Ce n'est pas encore fluide, mais c'est mobile. C'est à l'occasion de l'un de ces sauts dans lequel j'étais suivi à une centaine de mètres par un moniteur, que celui-ci se met soudain à plonger en piqué pour venir me rejoindre. Il vient se positionner face à moi et nous répétons ensemble quelques figures. Soudain, d'un mouvement rapide du bassin, il bascule les jambes vers l'avant, les glisse sous moi et, en me tirant en même temps par les bras, me fait, à 250 km/h et à 1500 m d'altitude environ, une planchette japonaise que je n'ai pas vue venir.

Une farce de parachutiste, si l'on veut. L'attaque, qui visait à tester ma capacité à me repositionner en situation critique, me fait immédiatement décrocher du couloir d'air dans lequel je m'étais ancré et partir simultanément en vrille et à la dérive. Or, le sol se rapproche très rapidement à cette vitesse dans la phase de chute libre qui précède l'ouverture de la voile, située normalement à 1000/1200 m au cours de la phase d'apprentissage.

Que faire ? Prendre le risque d'ouvrir le parachute sur le dos ? Suicidaire. Une amie qui s'y risqua un jour se coinça la jambe dans les cordes, lutta pendant toute la descente pour s'en libérer et faillit y laisser sa peau à l'arrivée. Se battre contre les mouvements chaotiques impulsés par la vrille ? Contre-productif. On dépense beaucoup d'énergie pour un résultat nul quand chaque seconde compte. 

Il y a, en réalité, une issue qu'il faut sentir et que la technique viendra par la suite améliorer. Elle consiste, non pas à s'opposer aux mouvements browniens dans lesquels on se trouve pris, mais à rentrer dans le mouvement, à l'épouser pour ainsi dire et, de là, à sentir le moment où l'on pourra prendre appui sur l'air à la faveur d'un angle favorable pour se retourner et se positionner correctement. Le reste, passé 1000 m en trombe, devra s'enchaîner à la vitesse de l'éclair. Une fois qu'on a basculé, on glisse d'instinct la main le long de la cuisse, on arrache la poignée. On se retrouve alors brutalement aspiré vers le haut. La voile s'ouvre, on a évité le risque de l'ouverture simultanée du parachute de secours qui, en se déclenchant quelques centaines de mètres plus bas, aurait obligé à naviguer en catastrophe entre deux voiles avec le risque qu'elles s'emmêlent et partent en torche au lieu de se déployer. Il ne reste plus qu'à négocier l'approche du terrain et l'atterrissage dans un virage en U accéléré.

J'assistais l'autre jour à une conférence du CIRP (Centre d'innovation et de recherche en pédagogie de Paris - un organisme de la CCI de Paris Ile-de-France) sur la gestion de l'incertitude, qui explorait un parallèle de même nature entre le management et le kitesurf. On n'y disait pas fondamentalement autre chose. Dans des circonstances extrêmes, l'option la plus judicieuse (l'option finalement, c'est ce qui reste du choix en situation critique), c'est parfois, non de lutter contre, mais d'accompagner le mouvement pour tenter de le maîtriser pour ainsi dire de l'intérieur.

Sauf que ce réflexe est rien moins que naturel. Comme les intuitions miraculeuses sont rares, il faut en faire non une inspiration héroïque, mais un objet de formation. Les maîtres le savent d'ailleurs fort bien : une bonne partie de ce que l'on nomme l'apprentissage peut assez bien se résumer à la rencontre de la bonne personne au bon moment.

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(*) Ce fut le cas de trois camarades. Le premier était un pilote d'hélicoptère koweiti tellement tendu en vol qu'il se transformait en hélice incontrôlable. Le deuxième réalisa assez vite, en commençant à paniquer en l'air dès les premiers sauts, que ce n'était pas par envie qu'il se trouvait là. La troisième était une jeune maman qui, le lendemain des sessions de formation au sol, s'interdit soudain, en traversant le tarmac pour monter dans l'avion, de prendre ce risque. Il faut dire que deux parachutistes s'étaient tué la veille de notre arrivée. Un autre se fracasserait la jambe deux jours plus tard dans un atterrissage serré à pleine vitesse contre le pilier de la lunette qui permettait de superviser les vols au sol.

Quant à moi, je faillis quelques sauts plus tard, tandis qu'un vent très fort s'était levé pendant la montée du zinc en altitude, atterrir entre un toit d'usine et l'autoroute d'à-côté. Une autre fois, je vis l'attache droite de mon harnais se détacher dangereusement de mon épaule, d'une dizaine de centimètres environ, au cours d'une ouverture trop violente. Le vol sous voile qui suivit, dans lequel je devais impérativement éviter le moindre faux mouvement, reste un souvenir spécial (la lecture du B17 G de Bergougnioux un an plus tard remettrait vite, il est vrai, ces souvenirs un peu chahutés à leur place).

Chose curieuse, passé la stupeur de voir le harnais ne tenir soudain qu'à un fil, ce n'est pas de la panique que j'ai ressenti, mais une sorte de concentration intense - ce qui n'est peut-être après tout que la définition laïque de la prière. Une réaction, quoi qu'il en soit, qui rappelle la capacité qu'a le cerveau de couper la sensation de douleur en cas de dommages physiques graves (un phénomène que connaissent bien les montagnards qui se sont retrouvés en situation critique, ou les skieurs qui se sont rompus les ligaments croisés) pour permettre au corps de se mouvoir en l'état jusqu'à ce qu'une solution puisse être identifiée.

Même chose, cinq ans plus tard face à un délinquant armé qui, au beau milieu du Midwest, menaça un soir de me faire la peau. La journaliste de la télé locale qui vint m'interviewer le lendemain à ce sujet s'étonnait : "Comment, vous n'avez pas eu peur ?". Non, j'étais juste concentré sur le fait qu'il me fallait éviter par tous les moyens disponibles - essentiellement la parole, en l'espèce, avec des gestes lents, aussi apaisants que possible - éviter que le type en question, posté à trois mètres de moi environ dans une ruelle sombre sous une pluie battante, n'appuie sur la gâchette. Si on m'avait torturé dans une cave plusieurs jours, je ne dis pas. Mais là, je n'avais tout simplement pas eu le temps d'avoir peur comme si, en effet, la peur avait bien plus à voir avec l'imaginaire qu'avec le réel.

Or, il en va de même avec la chute libre : avant, on hésite ; après, on gamberge - et c'est en quoi le deuxième saut est souvent plus difficile que le premier. Pendant, c'est l'action qui commande, quelque part entre une réflexion, impossible à déployer, et un instinct, insuffisant s'il n'a pas été sensibilisé à faire face à l'imprévu. Bref, et c'est en quoi la formation à la chute libre nous ramène au média training, l'improvisation n'est pas l'impréparation.

03/06/2013

Dircom (2.2.3) Du média training au média coaching

Autant le dire tout net : je tiens les relations presse comme une école fondamentale de l'exercice du métier de communicant. Seule la gestion des relations avec les médias expose en effet avec une telle intensité au mélange de réactivité, de maîtrise de la parole, de psychologie, de sens de l'opportunité et de tension tactique qui fait le coeur du métier et, pour tout dire, l'un de ses terrains de jeu privilégié.

Or, ce qui est vrai en période normale l'est encore plus en période de crise. Il faut avoir été porte-parole d'organisations projetées au devant de la scène et parfois jetées pendant des semaines ou des mois en pâture à l'opinion aux quatre coins du globe pour sentir la tension qu'implique l'exercice. Il faut aussi, cela étant dit, un rapport relativement anormal au réel pour faire de cette tension une excitation au sens anglo-saxon du terme, autrement dit, pour prétendre non seulement gérer mais aussi retourner la crise ou, mieux encore, pour en faire un levier de progrès.

Je note d'ailleurs qu'un certain nombre de débats professionnels, comme ce fut encore le cas récemment avec des dircoms issus du secteur de la banque ou de l'hôtellerie, tournent à cet égard davantage à la complaisance qu'au réalisme. La réalité face à une crise qui ressemble à un cyclone, c'est à peu près la même sensation que l'on ressent la première fois face à une grenade qui vient rouler à vos pieds : la peur. Et l'issue de la suite relève souvent plus de la chance que du génie.

Jeune dircom, je me souviens ainsi d'un échange avec l'un des meilleurs experts de la place de Paris au sortir d'une crise parmi les plus éprouvantes qu'il m'ait été donné de gérer. Il se trouve qu'après avoir essayé de gérer cette crise de façon rationnelle, j'ai fini par comprendre assez vite qu'il fallait abandonner ce travail d'argumentation qui ne nous laissait à peu près aucune chance sur ce terrain, sinon celle de nous enfoncer chaque jour davantage dans l'espèce d'irrationnel médiatique qui tournait alors à plein régime comme en une sorte de lessiveuse détraquée.

L'urgence, c'était à la fois d'élargir le débat, de détourner la cible, puis de changer de terrain de jeu - idée à triple détente qui m'était venue fortuitement à l'occasion d'un déjeuner au cours de cette période et qui fonctionna à merveille. Ce pourquoi d'ailleurs, même dans les pires moments, le dircom doit toujours être à l'écoute de son environnement. "Vous avez eu de la chance" me lança l'expert en question. "Nous avons été bons" répondis-je... A trente-cinq ans, c'était une prise de position intéressante. Passé la quarantaine, cela aurait été une idiotie doublée d'une faute de jugement. C'était évidemment lui qui avait raison.

En réalité, dans tout dispositif de communication, le média audiovisuel est au centre d'une curieuse relation qui suscite simultanément l'envie et la peur. L'envie de porter haut la parole de l'entreprise, la peur de ne pas être à la hauteur d'un exercice qui, s'il intègre de la technique, sollicite d'abord les ressorts intimes de chacun. Il y eut dans ce domaine des chutes célèbres, qui font encore mentionner avec malice à quelques patrons de la vieille école l'adage selon lequel "le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien". Je ne dis pas qu'il s'agit là d'un propos qui déchaîne un enthousiasme spontané chez un dircom ; au-delà des réflexes pavloviens de la profession, il ne mérite pas moins que l'on s'y arrête un instant, ne serait-ce que pour mesurer les enjeux du passage d'une logique d'image à une stratégie de réputation. 

Il reste que le porte-parolat constitue pour le dircom l'exception plutôt que la règle, ce qui n'est pas une mauvaise chose en soi compte tenu du degré de suspicion dans lequel est désormais tenue la communication dans l'esprit public. La moitié de ce rôle médiatique vient en effet a priori de la légitimité pour ainsi dire statutaire du porte-parole, l'autre moitié de son degré d'engagement émotionnel dans l'affaire ; avec un peu de chance, on retiendra en sus deux ou trois choses que vous avez dites, pour autant qu'elles s'inscrivent dans cette logique émotionnelle. En réalité, la plus grande part du job ici et sa part la plus courante est principalement de médiation entre le patron de l'organisation et les médias pour cadrer, guider, préparer, orchestrer, bref, accompagner le dirigeant ou ses représentants tout au long du processus.

Si l'on pousse plus avant ce raisonnement, on aboutit très vite à une sorte de principe archimédiatique selon lequel tout corps parlant plongé dans l'arène médiatique reçoit de la part de celui-ci une poussée verticale... Autrement dit, s'il ne se noie pas, il émerge plus fort en ce qui concerne l'objet fondamental de son activité. C'est qu'en réalité, l'essentiel n'est pas le média, mais le dirigeant ; ce n'est pas l'externe, mais l'interne. In fine, un processus d'accompagnement médiatique bien conduit au milieu de circonstances un peu rudes met en effet un dirigeant en situation, dirait-on en politique - autrement dit, en position renforcée pour conduire le projet qu'il porte pour l'organisation qu'il sert.

Pourquoi cela ? Il y a bien sûr le syndrome du sauveur, ou celui du chevalier au milieu de ces joutes contemporaines qu'affectionnent les arènes médiatiques. Les spécialistes de la conduite du changement qui ont été formés chez Vladimir Propp à l'étude structuraliste des contes en savent quelque chose. La dimension symbolique ne compte pas pour rien dans l'affaire. Mais il y a autre chose, qui touche davantage au leadership qu'à la communication.

Le type qui finit par ressortir de la lessiveuse a appris quelque chose de fondamental sur lui-même. Il a hésité, puis combattu, donné du sens, mis en perspective. Il s'est défendu mais, surtout, il s'est engagé. Il a dû, ce faisant, sortir de lui-même, mettre à l'épreuve ses résistances, passer des seuils, franchir de nouvelles frontières. Comme le militant après la première campagne, le marathonien après le premier marathon et le parachutiste après le deuxième saut : ce n'est plus le même homme.

Le reste est péripétie. A l'heure de l'information en continu et des réseaux sociaux, tout le monde aura vite oublié le plus ou moins gros pépin contre lequel vous aurez ferraillé quelques semaines plus tôt. Tout le monde, sauf vous-même et l'organisation que vous dirigez. Je soutiens qu'une partie fondamentale de l'intérêt du métier vient de ce processus de transformation intime qui fait du dircom, moins un arracheur de dents qu'un accoucheur de talents. En un mot, dans le média coaching, ce qui compte, ce n'est pas le média, c'est le coaching. 

27/03/2013

Dircom (notes) : leçons calédoniennes

Avant de passer par l'Europe, l'Amérique et l'Asie, j'ai commencé ma (vraie) vie professionnelle en rejoignant une société industrielle dans le Pacifique Sud au beau milieu d'une bagarre politico-industrielle d'anthologie qui reste profondément ancrée dans le lacis professionnel qui fait ce que l'on nomme communément une expérience. De cette aventure calédonienne, j'ai tiré quelques leçons qui, au-delà des charmes conjugués de l'industrie et de l'anthropologie, restent pour moi à la fois un ancrage et une inspiration.

L'aventure, c'est l'aventure

La première, c'est sans doute l'aventure en elle-même, et cela à deux titres. Vivre sa première expérience professionnelle forte comme une aventure, c'est d'abord, à tout prendre, un bon choix. On peut avoir été marqué par la préface célèbre à Aden Arabie ou par Tristes tropiques et y aller tout de même. Ce que l'on dit de l'entrepreneuriat vaut aussi pour l'apprentissage : un élément clé de cette affaire, c'est le risque, une mise en situation qui s'apparente parfois aussi (dans certaines circonstances, heureusement assez rares) à une mise en danger.

Mais cela vaut aussi sur un plan plus collectif. L'intérêt de s'engager dans cette voie, c'est que l'on comprend vite les ressources de ce que peut représenter une aventure pour l'entreprise : ce qu'elle peut donner à voir, à faire sentir, cette vibration si particulière qui signe les expériences marquantes. Ceux qui n'ont pas connu cela verront toujours davantage l'aventure comme un risque suspect plutôt que comme une source de développement.

La deuxième leçon dérive assez largement de la première : dans une aventure, il faut à un moment ou à un autre à la fois compter ses forces et compter sur ses ressources propres. Sortir des sentiers battus, du plan sur catalogue et du réflexe standard pour inventer des solutions singulières. A bien y réfléchir, la communication ne se justifie que par l'existence de différences : si nous étions tous semblables, que diable aurions-nous besoin de communiquer ? L'on fait d'ailleurs parfois du silence, inversement, un symbole de la connivence (1).

Parvenir à bricoler un dispositif qui fonctionne dans cette société, dans cette culture, dans cette entreprise-ci et non dans telle autre, c'est un grand moment d'accomplissement dans lequel, d'ailleurs, le sentiment individuel de fierté s'efface souvent derrière l'harmonie collective qui s'installe parfois, comme par magie lorsque les choses trouvent leur place et leur dynamique. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard tant seule la dimension collective peut atteindre à cette puissance de réalisation.

Ni autocratie, ni autogestion

Troisième leçon : il n'y a pas de grande expérience professionnelle sans des rencontres qui l'inscrivent dans le temps en lui donnant la profondeur nécessaire et en les faisant, du même coup, sortir du strict champ professionnel. Ce qui finit par faire la qualité d'une action ou d'un projet en effet, c'est cette sorte d'alchimie qui se met parfois en place entre les individus et qui peut, dès lors, rendre possible ce que l'on croyait impossible.

De la rencontre, il existe une version individuelle et une version collective. La rencontre individuelle éclaire et inspire. Elle ouvre des horizons, fait comprendre les choses autrement, permet d'envisager le problème que l'on a à traiter sous un angle neuf qui ouvre, de fait, un nouveau champ d'action. La rencontre collective s'incarne dans des équipes qui ont compris à quel individualisme il faut renoncer pour bâtir quelque chose de supérieur, qui va de la conversation productive à la dynamique de transformation.

Quatrième leçon : le rapport de la communication au pouvoir est un rapport important et complexe. Il est important car la communication a pour mission de porter le projet de l'organisation ; il est complexe car il lui revient de trouver le juste équilibre entre les dirigeants et les gens pour des raisons qui ne relèvent ni de l'autocratie ni de l'autogestion, mais de l'efficacité collective.

Cinquième leçon : la pédagogie est au coeur de la communication. Cela implique d'abord de chercher à comprendre à travers l'immersion dans les faits, mais surtout à travers des relations. J'ai connu un dircom d'un grand groupe industriel qui expliquait que sa plus grande fierté, c'était d'avoir été présenté par son nouveau président comme quelqu'un qui avait déjà accumulé sur les métiers du groupe un savoir qui pouvait se comparer sans rougir à bien des experts internes. So what ?... 

Révélation et initiation

... C'était naturellement une bêtise : il y a peu de savoirs que le dircom ne doive construire à travers des interactions plutôt que sur la base de dossiers. Dans toute la mesure où il est un médiateur et un animateur, son sujet, ce n'est pas l'expertise, c'est la dynamique, ce n'est pas la connaissance, c'est la pédagogie, c'est-à-dire le savoir pour autrui. La bonne nouvelle, c'est que cela oblige, au moins sur la forme, à une certaine créativité ; la mauvaise, c'est que toute pédagogie se construit sur une répétition. En quoi la communication pourrait d'ailleurs se définir comme une sorte de désespoir anthropologique actif.

Sixième leçon : la révélation. Elle surgit souvent à l'issue du franchissement d'un certain nombre d'obstacles et elle éclaire soudain d'un jour nouveau des sujets sur lesquels on butait. Elle est, en ce sens, une des dimensions de l'aventure. Ce qui lui donne son caractère de révélation pourtant, c'est précisément ce surgissement particulier qui marque le passage à une phase supérieure - ce qui définit, aussi bien, les étapes d'une initiation.

Or, entre la révélation (on comprend par soi-même) et l'initiation (on comprend par le truchement d'autrui), il y a souvent l'épaisseur d'un trait que bien des expériences de ce type ne permettent pas tout à fait de trancher. Il m'est ainsi arrivé de prendre conscience, plusieurs mois plus tard, qu'un projet que j'avais porté avec force m'avait été suggéré, pour ainsi dire, à mon insu, comme l'expression crédible d'un choix propre (2).

Onesta (encore lui) n'a pas fait autre chose dans le domaine du handball : la stratégie, ce n'était pas la sienne, c'était une stratégie partagée avec l'équipe selon un modèle relevant non de la délégation mais de la co-construction. J'ai eu sur ce sujet de nombreux échanges avec des experts de haut niveau ; mais, pour convertir des problèmes en projets et transformer, ce faisant, des spectateurs critiques en acteurs engagés, je n'ai toujours pas vu mieux.

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(1) Entre la communication et le silence, il y a place pour la confiance, mais c'est une autre affaire.

(2) Ce qui fait la différence ici entre manipulation et révélation, c'est que la manipulation peut conduire à faire des choix qui ne seraient pas en ligne avec ses convictions. Pour simplifier, le leadership ne se confond pas avec la scientologie (dont j'ai reçu récemment des publications au bureau !).

28/02/2011

Dircom, un métier qui se transforme (9) Capter (l'héritage et le creuset)

Après les deux premières caractéristiques fondamentales du métier - la passion et la relation -, on entre avec la troisième, la transformation, dans le vif du sujet. Il s'agit cette fois de capter, de structurer et d'animer.

Le dircom fait un métier à la fois étrange, contesté et fragile. Etrange ? Demandez donc à des gens qui ne sont pas de la partie de vous dire en quoi consiste cette fonction ; la plupart du temps, ils vous poseront d'ailleurs la question d'eux-mêmes. Ce métier est aussi contesté en particulier lorsqu'il est assimilé à une mise en scène, mi-vaine mi-trompeuse, qui aurait au fond davantage pour fonction de faire écran que de contribuer à la transparence. De ce point de vue, les communicants ont généralement aussi mauvaise presse chez les journalistes - c'est le syndrome de l'écran et de la manipulation - que les journalistes sont souvent mal perçus par le corps social de l'entreprise - c'est le syndrome du scoop, du raccourci ou de la déformation que l'on oppose à des réalités techniques et économiques plus complexes qui requièrent une profondeur que l'on estime souvent difficilement compatible avec le format et le tempo des médias. C'est là un point important sur lequel on reviendra.

Mais ce n'est pas tout : le directeur de la communication fait aussi un métier fragile parce que la source de sa légitimité est plus complexe que pour les autres fonctions. Dire que sa justification fondamentale est de servir le projet de l'organisation qui l'emploie et qu'il en rend donc compte essentiellement à un président et à une direction générale est à la fois évident et insuffisant. Car ce travail, il ne peut le faire correctement que s'il est solidement ancré dans le corps social de l'entreprise, capable de développer avec intégrité des réseaux divers et vivants à travers lesquels il peut faire passer des messages dans les deux sens.

En forçant un peu le trait, dans la mesure où il est à la fois un homme du siège et un homme de terrain, où il représente simultanément la direction générale et l'opinion interne, on peut dire qu'il est à la fois stratège et syndicaliste. D'ailleurs, l'une des méthodes les plus efficaces de conduite du changement s'inspire en partie du savoir-faire des organisations syndicales en termes de maîtrise du terrain et de canalisation de l'opinion. Bref, le voilà dans une position relativement inconfortable, suspecté par chaque partie de n'être que le porte-voix de l'autre et condamné à convaincre que sa légitimité profonde ne vient en réalité ni d'un bord ni de l'autre, mais de sa capacité à faire le lien, qu'elle n'est pas d'abord une question d'allégeance personnelle mais de contribution à l'intelligence collective.

Une source supplémentaire de complexité vient alors de ce qu'il a à la fois un pied dedans et un pied en dehors de l'entreprise. Source de complexité ? Sans aucun doute : si l'on admet que la frontière entre l'interne et l'externe a vécu, alors cette dichotomie commode mais de moins en moins opératoire le cède à l'approche plus complexe d'un écosystème incluant des acteurs clés, qu'ils soient internes ou externes, et dont il faut tâcher de rendre les intérêts convergents ou, à tout le moins, compatibles. C'est dire que cette complexité est en même temps une source de fragilité, en particulier dans les entreprises dont la culture forte s'est en partie construite contre cet environnement.

Jeune dircom, j'ai fait l'expérience de la difficulté de faire valoir en profondeur le point de vue d'un adversaire au coeur-même de la direction générale, démarche dont l'objectif était de donner à voir différemment un acteur que des mois de conflit avaient naturellement fini par caricaturer (inutile de dire que j'ai passé davantage de temps à faire l'inverse en passant des heures, nuits incluses, à faire comprendre le point de vue de l'entreprise à des décideurs qui avaient fini par cesser de dialoguer avec elle et par la mettre dans une situation de quasi quarantaine).

Avec le recul, je ne sais pas si je referais la même chose ; probablement pas en tout cas de la même manière. Pour dire les choses autrement, il y avait une certaine audace à partager assez largement ces réflexions non seulement avec la direction générale mais aussi avec l'encadrement qui, dans une culture fermée et en situation de crise aiguë, aurait pu me coûter mon job. Il s'agissait pour moi en réalité de raisonner moins en termes d'audace que de partage, de provocation que de décryptage. C'est ce qui fait la différence entre un comportement partisan et une démarche engagée et qui a sans doute permis à cette démarche d'être non seulement acceptée mais aussi intégrée.

A un autre niveau, je crois qu'il y avait aussi le pari de montrer que la communication, dont la nécessité était a priori challengée par une partie de la direction locale, pouvait être autre chose qu'une vulgate commode mais sans grande portée, c'est-à-dire un outil de compréhension, de relation et de transformation au service du management et de l'entreprise dans son ensemble selon une trilogie qui, de fait, continue encore de marquer en profondeur ma vision du métier.

C'est dire que la faiblesse liée au double ancrage du dircom, à la fois dans l'entreprise et hors de ses murs, est en réalité une force. De l'agent double, il a la mobilité sans la duplicité. Ce qui définit alors son statut, c'est en effet moins le confort d'une position qu'une capacité de mouvement - physique, intellectuel, psychologique - qui lui permet, osons le rapprochement, sur un mode quasi baudelairien de comprendre la diversité des rôles et, fondamentalement, d'être à l'affût de ce qui émerge, de capter les tendances en développement, à l'intérieur de l'entreprise en termes de compréhension des besoins du corps social, mais aussi à l'extérieur en termes de points d'appui, de ce que François Jullien appelle la compréhension du "potentiel de la situation" et qui inclut en particulier le repérage des "facteurs porteurs" - bref, de mettre en place les éléments d'un creuset.

La difficulté est qu'il faut alors convaincre d'avancer en évitant un double écueil : renier ce qui a été fait par le passé et plaquer ce qui a marché ailleurs - attitude qui est, par définition, difficilement acceptable par les équipes, sauf peut-être dans le cas où la direction prise précédemment a mené l'entreprise à la catastrophe - et encore. Et c'est précisément l'intérêt de partir du terrain pour asseoir la légitimité, c'est-à-dire la spécificité, de la démarche. Capter en ce sens, c'est toujours un peu adapter. Peter Druker dit qu'en matière de management, 90 % des actions peuvent se décliner à peu près partout sans difficulté majeure et que seuls 10 % de l'approche doivent être spécifiques. Je crois que c'est juste à condition de bien comprendre que ces 10 % ont une portée qualitative décisive, en particulier dans les environnements les plus réticents au changement.

L'ensemble des moteurs du métier : la passion de s'engager et la capacité à développer des réseaux, peut alors tourner à plein régime au service de la transformation de l'entreprise. Tout cela n'irait pourtant pas loin si cette aventure collective ne s'adossait pas à une méthode solide pour canaliser la dynamique, structurer la démarche et concrétiser le projet.

18/02/2011

Dircom, un métier qui se transforme (8) Note sur le paradoxe de la cogestion (surtout, ne montrez pas l'exemple)

Que la communication soit d'abord un métier attaché à développer les relations par l'écoute, c'est tout sauf évident. Et cela pour une raison simple : de la même manière que l'ingénieur est fasciné par les objets techniques, le dircom (quoi qu'on en dise des "capitaines analphabètes") aime les mots. De son point de vue, dire quelque chose est toujours préférable à ne rien dire. Tout sauf le silence, qui vaut pour lui (surtout en début de carrière) reconnaissance d'une défaite ou aveu de faiblesse.

Je me souviens ainsi au plus fort d'une crise politique dans laquelle, il y a de cela plusieurs années, mon entreprise se trouvait jour après jour jetée en pâture à l'opinion publique avoir longuement tenté de convaincre au téléphone le président du groupe d'intervenir comme invité du journal télévisé local lors de sa prochaine visite. Ce fut un beau combat (dont je n'avais pas conscience qu'il était perdu d'avance) et qui me semble surtout, rétrospectivement, lui avoir permis de jauger ce que j'avais dans le ventre sur ces questions sérieusement emberlificotées - et vice-versa d'ailleurs, si j'en juge par quelques expressions fleuries utilisées au cours de cet entretien.

En bref, il y a des sujets qui sont de conviction autant que de raison, mais aussi des circonstances dans lesquelles l'effacement est préférable à l'apparition. Une communication de terrain patiente, qui construit les conditions d'un dialogue raisonnable, vaut alors bien mieux qu'une apparition médiatique sans lendemain, qui peut même avoir pour effet principal de donner du grain à moudre - et une cible à écumer - à des opposants qui ont les coudées plus franches (1).

Hors crises, cette relation entre l'écoute et la construction du groupe présente une difficulté qui, pour être moins intense, n'en est pas moins réelle. Le groupe a certes besoin d'une parole pour se retrouver (et ce n'est pas là la moindre des considérations pour une entreprise de taille significative attaquée avec virulence dans la presse) ; mais il a aussi besoin d'une écoute pour s'engager. Or, comment quelqu'un qui aime par vocation occuper l'espace de la parole peut-il aider ce processus d'intégration ?

L'inspiration pourrait venir en la matière de l'univers de la musique. Dans un atelier récent consacré au personal branding et à l'influence, Pierre-Michel Durand, chef d'orchestre de l'ensemble Prométhée, lance ainsi l'idée que construire un ensemble harmonieux, composé qui plus est de personnalités fortes et talentueuses, passe pour l'essentiel par un accompagnement plus que par une direction au sens autoritaire du terme. Son idée centrale pour transformer les individus en membres d'un groupe, c'est de faire émerger la conscience de la supériorité du groupe sur les individus qui le composent, de leur faire sentir en posant le son souhaité sur la production de l'orchestre, qu'ils participent à quelque chose de plus grand que chacun d'entre eux pris individuellement.

Or, et Durand insiste là-dessus, il s'agit de faire passer cette idée en peu de mots. En somme, pour que le collectif se crée et que la parole porte, il faut aussi savoir se taire. Fantaisiste ? Essayez de vous souvenir de deux responsables avec lesquels vous avez travaillé, l'un sachant tout sur tout et occupant tout l'espace, l'autre plus à l'écoute et faisant progressivement émerger une position qui reflète le groupe et en même temps le met en tension vers quelque chose à accomplir. Le premier suscite un respect teinté d'agacement, le second produit un engagement pénétré du sens des responsabilités qu'il vous refile - moins spectaculaire, mais plus puissant.

De l'art de l'écoute, on en vient ainsi à la question de la cogestion. Pour nombre de managers, le terme même apparaîtrait presque comme un aveu d'impuissance. Les plus placides composent tant bien que mal, les plus énergiques tentent d'inverser la tendance. Rares sont ceux qui l'utilisent efficacement. Il n'est pas inintéressant d'écouter de nouveau Claude Onesta là-dessus, au retour d'un quatrième titre de champion du monde de handball obtenu en Suède fin janvier.

Que le dit le coach de l'équipe de France de handball ? Qu'il a progressivement renoncé à imposer une stratégie à ses joueurs. Au départ, cela n'a rien à voir avec une quelconque théorie managériale en vogue. Onesta était simplement agacé, après chaque défaite, de voir tel ou tel joueur refaire dans la presse la stratégie qui aurait été gagnante... Résultat ? "Nous sommes passés à la cogestion : ils participent au programme de préparation, à l'analyse et à la tactique de jeu. Ce n'est pas facile de laisser empiéter sur sa zone d'autorité. Mais c'est un deal de responsabilité : je te fais confiance, à toi de me prouver que tu as raison. Du coup, quand ça sent mauvais, ils préféreront combattre plutôt que de se planquer"...

On ne saurait être plus clair : à l'apparent abandon de pouvoir personnel correspond une responsabilisation collective accrue. Ce que confirme à sa manière Luc Albert lorsqu'il lance à une assemblée de dircoms héberlués (moi le premier) : "Surtout, ne montrez pas l'exemple !" Parce que montrer l'exemple, c'est occuper l'espace qui doit idéalement être occupé par les autres. Cela revient à créer une sorte d'équilibre subtil entre la force et le retrait, la direction et la composition - ce qu'Herbemont et César ont appelé "le projet latéral" et qui consiste à laisser de l'espace aux autres pour qu'ils rentrent dans un projet qui devient du coup aussi le leur et qui, partant, n'est plus tout à fait le vôtre, ce qui fait une différence notable entre manipulation et intelligence collective.

Voilà qui, après la passion et la relation, nous mène tout droit au troisième des fondamentaux du métier : la transformation.

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(1) En énonçant cette règle empirique, je pense immédiatement à une exception notable sur un sujet dont j'ai d'ailleurs eu à traiter antérieurement en tant que diplomate et qui me parait singulière à un double égard : vis-à-vis de la culture de la communication qui prévalait précédemment dans le même groupe et vis-à-vis de l'attitude généralement plus réservée qui prédomine dans l'industrie. Il s'agit de l'implication personnelle forte qu'a montrée Christophe de Margerie lorsque Total s'est de nouveau trouvé attaqué, il y a un an ou deux, sur la question de ses activités en Birmanie à la suite notamment d'une prise de position publique anti-Total de Jane Birkin. Il y eu là-dessus un choix délibéré, de raison aussi bien que d'affect, de s'engager personnellement sur un terrain qui pouvait pourtant paraître perdu d'avance en termes d'image. Or je crois précisément que si la stratégie s'est révélée payante (autant que je me souvienne, la polémique ne s'est guère éternisée en effet), c'est qu'elle a moins procédé d'une stratégie en chambre laborieuse que d'un engagement personnel fort.

Une leçon à méditer en tout état de cause, même s'il faut bien sûr soigneusement choisir ses combats en la matière compte tenu du caractère de dernier recours dont procède une défense comme celle-ci. Un peu à la manière d'un gardien de but qui ne sort de sa surface de réparation que lorsqu'il y a nécessité absolue de le faire - ce qui amène au passage un constat et une question : 1°) tous les gardiens de but ne sont pas capables de le faire ; 2°) quel est au juste le territoire du gardien de but : la surface de réparation ou le terrain lui-même ? Et, face à un tireur de pénalty, ce terrain s'arrête-t-il vraiment là où commencent les tribunes ? La réponse que l'on apporte à cette question ne porte pas du tout la même conception du champ d'intervention de l'entreprise et de sa politique de communication. Elle donne aussi, accessoirement, des profils de gardiens de but sensiblement différents.