27/03/2013
Dircom (notes) : leçons calédoniennes
Avant de passer par l'Europe, l'Amérique et l'Asie, j'ai commencé ma (vraie) vie professionnelle en rejoignant une société industrielle dans le Pacifique Sud au beau milieu d'une bagarre politico-industrielle d'anthologie qui reste profondément ancrée dans le lacis professionnel qui fait ce que l'on nomme communément une expérience. De cette aventure calédonienne, j'ai tiré quelques leçons qui, au-delà des charmes conjugués de l'industrie et de l'anthropologie, restent pour moi à la fois un ancrage et une inspiration.
L'aventure, c'est l'aventure
La première, c'est sans doute l'aventure en elle-même, et cela à deux titres. Vivre sa première expérience professionnelle forte comme une aventure, c'est d'abord, à tout prendre, un bon choix. On peut avoir été marqué par la préface célèbre à Aden Arabie ou par Tristes tropiques et y aller tout de même. Ce que l'on dit de l'entrepreneuriat vaut aussi pour l'apprentissage : un élément clé de cette affaire, c'est le risque, une mise en situation qui s'apparente parfois aussi (dans certaines circonstances, heureusement assez rares) à une mise en danger.
Mais cela vaut aussi sur un plan plus collectif. L'intérêt de s'engager dans cette voie, c'est que l'on comprend vite les ressources de ce que peut représenter une aventure pour l'entreprise : ce qu'elle peut donner à voir, à faire sentir, cette vibration si particulière qui signe les expériences marquantes. Ceux qui n'ont pas connu cela verront toujours davantage l'aventure comme un risque suspect plutôt que comme une source de développement.
La deuxième leçon dérive assez largement de la première : dans une aventure, il faut à un moment ou à un autre à la fois compter ses forces et compter sur ses ressources propres. Sortir des sentiers battus, du plan sur catalogue et du réflexe standard pour inventer des solutions singulières. A bien y réfléchir, la communication ne se justifie que par l'existence de différences : si nous étions tous semblables, que diable aurions-nous besoin de communiquer ? L'on fait d'ailleurs parfois du silence, inversement, un symbole de la connivence (1).
Parvenir à bricoler un dispositif qui fonctionne dans cette société, dans cette culture, dans cette entreprise-ci et non dans telle autre, c'est un grand moment d'accomplissement dans lequel, d'ailleurs, le sentiment individuel de fierté s'efface souvent derrière l'harmonie collective qui s'installe parfois, comme par magie lorsque les choses trouvent leur place et leur dynamique. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard tant seule la dimension collective peut atteindre à cette puissance de réalisation.
Ni autocratie, ni autogestion
Troisième leçon : il n'y a pas de grande expérience professionnelle sans des rencontres qui l'inscrivent dans le temps en lui donnant la profondeur nécessaire et en les faisant, du même coup, sortir du strict champ professionnel. Ce qui finit par faire la qualité d'une action ou d'un projet en effet, c'est cette sorte d'alchimie qui se met parfois en place entre les individus et qui peut, dès lors, rendre possible ce que l'on croyait impossible.
De la rencontre, il existe une version individuelle et une version collective. La rencontre individuelle éclaire et inspire. Elle ouvre des horizons, fait comprendre les choses autrement, permet d'envisager le problème que l'on a à traiter sous un angle neuf qui ouvre, de fait, un nouveau champ d'action. La rencontre collective s'incarne dans des équipes qui ont compris à quel individualisme il faut renoncer pour bâtir quelque chose de supérieur, qui va de la conversation productive à la dynamique de transformation.
Quatrième leçon : le rapport de la communication au pouvoir est un rapport important et complexe. Il est important car la communication a pour mission de porter le projet de l'organisation ; il est complexe car il lui revient de trouver le juste équilibre entre les dirigeants et les gens pour des raisons qui ne relèvent ni de l'autocratie ni de l'autogestion, mais de l'efficacité collective.
Cinquième leçon : la pédagogie est au coeur de la communication. Cela implique d'abord de chercher à comprendre à travers l'immersion dans les faits, mais surtout à travers des relations. J'ai connu un dircom d'un grand groupe industriel qui expliquait que sa plus grande fierté, c'était d'avoir été présenté par son nouveau président comme quelqu'un qui avait déjà accumulé sur les métiers du groupe un savoir qui pouvait se comparer sans rougir à bien des experts internes. So what ?...
Révélation et initiation
... C'était naturellement une bêtise : il y a peu de savoirs que le dircom ne doive construire à travers des interactions plutôt que sur la base de dossiers. Dans toute la mesure où il est un médiateur et un animateur, son sujet, ce n'est pas l'expertise, c'est la dynamique, ce n'est pas la connaissance, c'est la pédagogie, c'est-à-dire le savoir pour autrui. La bonne nouvelle, c'est que cela oblige, au moins sur la forme, à une certaine créativité ; la mauvaise, c'est que toute pédagogie se construit sur une répétition. En quoi la communication pourrait d'ailleurs se définir comme une sorte de désespoir anthropologique actif.
Sixième leçon : la révélation. Elle surgit souvent à l'issue du franchissement d'un certain nombre d'obstacles et elle éclaire soudain d'un jour nouveau des sujets sur lesquels on butait. Elle est, en ce sens, une des dimensions de l'aventure. Ce qui lui donne son caractère de révélation pourtant, c'est précisément ce surgissement particulier qui marque le passage à une phase supérieure - ce qui définit, aussi bien, les étapes d'une initiation.
Or, entre la révélation (on comprend par soi-même) et l'initiation (on comprend par le truchement d'autrui), il y a souvent l'épaisseur d'un trait que bien des expériences de ce type ne permettent pas tout à fait de trancher. Il m'est ainsi arrivé de prendre conscience, plusieurs mois plus tard, qu'un projet que j'avais porté avec force m'avait été suggéré, pour ainsi dire, à mon insu, comme l'expression crédible d'un choix propre (2).
Onesta (encore lui) n'a pas fait autre chose dans le domaine du handball : la stratégie, ce n'était pas la sienne, c'était une stratégie partagée avec l'équipe selon un modèle relevant non de la délégation mais de la co-construction. J'ai eu sur ce sujet de nombreux échanges avec des experts de haut niveau ; mais, pour convertir des problèmes en projets et transformer, ce faisant, des spectateurs critiques en acteurs engagés, je n'ai toujours pas vu mieux.
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(1) Entre la communication et le silence, il y a place pour la confiance, mais c'est une autre affaire.
(2) Ce qui fait la différence ici entre manipulation et révélation, c'est que la manipulation peut conduire à faire des choix qui ne seraient pas en ligne avec ses convictions. Pour simplifier, le leadership ne se confond pas avec la scientologie (dont j'ai reçu récemment des publications au bureau !).
23:40 Publié dans Communication | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : communication, directeur de la communication, dircom, nouvelle-calédonie, aden arabie, tristes tropiques
02/04/2011
Harvard (1.1.3) Business, philanthropie & politique (Tarun et le monde)
Tarun Khanna fait une entrée nonchalante dans l'amphi, un gobelet à la main, de petites lunettes derrière lesquelles il parcourt l'assistance d'un regard vif et rieur. La première séance est pour lui : un cas sur la marque de glace Ben & Jerry, une compagnie célèbre pour son identité sociale qui finit, après une vingtaine d'années d'une success story détonnante, par se rendre compte qu'il lui faut s'attacher le concours d'un manager expérimenté. Résultats à l'appui, il est alors temps en effet de remettre un peu d'ordre dans ses affaires, sans que la société se résigne pour autant aux changements qui permettraient à la marque d'assurer à la fois sa croissance et son indépendance. C'est Robert Holland, un ancien de McKinsey, qui s'y colle et qui devra d'ailleurs rapidement tirer les conclusions de son audace. C'était aussi un des credos de Herbemont & Cesar autrefois (1) : n'en déplaise aux héros, il y a des situations où les conditions du changement ne sont pas réunies et qu'il est généralement préférable de détecter avant de descendre dans l'arène.
Le problème avec les types surdoués
Face au sourire qui gagne progressivement les bancs de l'amphi au cours d'une introduction de tonalité plutôt personnelle au cours de laquelle Tarun raconte la soirée de la veille au cinéma avec ses enfants, l'un d'entre nous finit par lui signaler qu'une jambe de son pantalon est restée coincée dans sa chaussette. Même à Cambridge, l'usage du vélo n'a pas que des avantages. Aurions-nous à faire à une sorte de professeur Tournesol ? Rien de moins sûr. Tarun est le prototype-même du type brillant. Il décroche un diplôme d'ingénieur de Princeton avant d'obtenir son Ph.D à Harvard et fait ses premières armes comme analyste financier junior à Wall Street. Pourquoi vient-il donc quelque temps plus tard enseigner à Harvard ?
Quand je l'interroge un jour à ce sujet entre deux cours, il me répond, en arborant un large sourire, qu'il a un fort "esprit de compétition". Wall Street, ça devait être navrant. Est-ce mieux ici ? De son aveu-même, il lui arrive parfois de s'ennuyer en cours, ce qu'il masque en général plutôt bien en jonglant entre l'analyse du réel et sa modélisation, une idée lumineuse et une boutade de derrière les fagots. Un tel aveu mettrait fin aux jours pédagogiques de la plupart des enseignants, qui se gardent donc bien d'en faire la confidence à leurs élèves. Lui ne s'embarrasse guère des formes.
En réalité, Tarun n'est jamais là où on l'attend, trop mobile pour se laisser enfermer dans un espace prévisible, à la fois d'une intelligence rare, d'une franchise déconcertante et d'un commerce agréable comme l'attestera d'ailleurs un dîner amical que mon groupe de travail partagera avec lui dans un restaurant de la place - une tradition de l'Ecole. Bref, un type étonnant, qui rappelle qu'il ne faut jamais méjuger de l'apparente supériorité des types surdoués : elle n'est arrogante pour ainsi dire que par malentendu et révèle souvent, sous la maladresse, une réelle difficulté à s'intégrer, sinon une vraie solitude. Si tout cela passe chez lui, c'est sans doute par cette combinaison singulière du respect intellectuel qu'il suscite et de la concession joyeuse qu'il fait au folklore social ambiant. Je crois aussi que c'est parce que l'on sent chez lui quelque chose de différent. Mais quoi au juste ?
Nouveau modèle de développement
Son intuition de départ à l'époque, c'était de développer la recherche sur les pays émergents, en particulier la Chine et l'Inde, dont il est d'ailleurs natif et qu'il a quitté à l'âge de dix-huit ans. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'à l'époque, le le sujet n'était pas vraiment à la mode. Et qu'il en est aujourd'hui l'un des experts les plus en vue qui associe à une connaissance approfondie de ces problèmes une compétence solide en matière de stratégie et de gouvernance. Il a notamment publié un ouvrage de référence sur la montée en puissance des pays émergents (2). Il en publiera un autre, au cours du programme, sur les conditions d'une implantation réussie dans ces pays (3). Sa thèse centrale, c'est que dans des pays où le degré de maturité des institutions comme de qualité des infrastructures reste significativement en deçà des standards des grands pays développés, les entreprises occidentales qui veulent s'y implanter doivent non seulement apprendre à composer avec ces lacunes qui pénalisent le développement économique dans tous les domaines, mais plus encore s'engager à combler une partie de ces vides.
Tout se passe comme si les grands pays émergents montraient aux pays occidentaux la voie d'une autre manière d'envisager le développement travaillant davantage à réconcilier l'économie et la société qu'à les séparer. L'évolution inverse, en somme, de la tendance à l'oeuvre dans les pays développés depuis une trentaine d'années dans lesquels, sous l'effet des crises, d'une concurrence accrue et des exigences déraisonnables de la création de valeur (4), les entreprises se sont progressivement, et souvent brutalement, désengagées de la société et notamment des communautés dans lesquelles elles s'inséraient au profit d'un recentrage plus strict sur leur coeur de métier. Cette évolution est spectaculaire dans le cas de l'industrie minière : les crises violentes des années 80 ont ainsi conduit une société comme la SLN qui intervenait jadis en Nouvelle-Calédonie aussi bien dans la construction des routes que dans l'édification des écoles en passant par la gestion des approvisionnements de toute nature à liquider la plupart de ces activités à vocation sociale au profit d'un recentrage sur le coeur de son activité minière.
C'était alors une question de survie - le groupe avait même emprunté au milieu des années 80 pour payer les salaires - mais dont les gens, dix ans plus tard, avaient oublié la raison tout en conservant la mémoire des effets. Pour un concurrent aux aguets, ce fut un boulevard. Or, c'est une évolution inverse que nous a montré la Chine depuis que, portée par ses besoins considérables en matières premières, elle investit en Afrique en prenant en charge, sans rechigner, les infrastructures qui serviront à la fois ses investissements comme le développement des pays dans lesquels elle s'implante. Voilà ce que nous apprennent les pays émergents à la conquête du monde : que toute stratégie ambitieuse doit se réinscrire dans une logique de long terme et dans un co-développement mutuellement bénéfique pour les entreprises et les populations. Une logique de puissance revisitée en somme par les exigences du développement.
Idée + réseau + gouvernance : l'équation magique
L'inspiration de Tarun Khanna précisément, c'est que, partant des problèmes gigantesques qu'il a à résoudre, le monde émergent non seulement s'émancipe des figures imposées et à bout de souffle du capitalisme occidental en s'appuyant sur des logiques de puissance nationale, mais est aussi en passe de réinventer la notion même de développement. Or, de ce phénomène, Tarun ne se borne pas à être l'analyste éclairé : il en est également un acteur engagé. Sa grande idée, c'est de chercher à faire naître des projets à la fois économiquement rentables et socialement utiles en jouant d'un positionnement optimal sur l'échelle de la création de valeur entre, d'un côté, ce que les fournisseurs sont prêts à être rémunérés et, de l'autre, ce que les consommateurs sont prêts à payer.
Cette approche l'a conduit à monter plusieurs projets d'investissement remarquables en Inde. Dans le domaine de l'éducation, pour faire face à l'arrivée de dizaines de millions de jeunes sur le marché du travail dans les toutes prochaines années, il a ainsi conçu un modèle d'éducation assurant une formation de base solide à des diplômés opérationnels qui coûteront, en fin de formation, beaucoup moins chers que les jeunes gens qui sortent des meilleures universités indiennes. Le développement y gagne dans les deux sens : du côté de la croissance des entreprises et du côté de l'intégration des jeunes. Dans le domaine de la santé, il a proposé un système de détection du cancer basé sur un simple examen de la bouche capable, selon les spécialistes, de détecter 90 % des cancers. Les millions de gens qui étaient exclus de la prévention y entrent ainsi en masse en permettant l'éclosion d'un business aussi accessible que florissant. A chaque fois, la mécanique est la même : une idée innovante justement positionnée sur l'échelle de la création de valeur en jouant d'une effet de masse et vendue à un réseau d'investisseurs qui participent au montage du projet. Une fois le tour de table bouclé, une équipe de management se met en place et le projet se développe tandis que Tarun ne s'implique que dans la gouvernance de l'affaire, ce qui lui permet de veiller au bon développement de l'entreprise comme, le cas échéant, à l'évolution de ses placements.
Voilà l'équation magique qui lui permet de multiplier les initiatives (5) tout en conservant une capacité à explorer de nouveaux champs d'action. C'est comme si, du point de vue des stratèges, le management était une perte de temps, une contrainte pesante, ou pire encore, un exercice aléatoire. Le contraire, en somme, d'un directeur d'usine qui, chez les meilleurs d'entre eux, associent un sens réaliste de la performance avec une attention sincère aux gens. Mais son champ naturel d'investigation, de n'est pas l'usine, c'est le monde. Et sa grande idée, c'est de mettre en relation un grand problème avec une solution. Exemple : un problème d'alimentation colossal va se poser dans les années à venir en Asie. Où trouve-t-on les conditions qui vont permettre de produire des denrées de base à grande échelle ? Typiquement, dans les pays disposant encore d'immenses superficies agricoles non utilisées, par exemple au Brésil. Conclusion : il faut investir dès maintenant aussi bien dans l'agroalimentaire que dans les infrastructures du géant sud-américain. Elémentaire. Avec lui, le business devient une construction intellectuelle limpide. Une sorte de "Richesses du monde" grandeur nature.
Etre, avoir ou faire ?
Un autre exemple, qui n'est plus anecdotique qu'en apparence, me semble intéressant à un double égard. Constatant au cours d'un footing à Dehli que la tranquillité était sans doute l'un des biens les plus rares auxquels la population indienne ait accès, il conçoit l'ouverture de petites centres urbains dans lesquels on sert du thé, à très bas prix mais à grande échelle, pour offrir à chacun un moment de répit propre à l'extraire un moment à la fois de la foule et de la pollution. Cette idée me semble remarquable à un double égard. D'une part, elle est à la fois révolutionnaire et juste tant il est vrai qu'en matière de développement, on commet souvent l'erreur de se focaliser "sur le lourd" en oubliant cette sorte de supplément d'âme qui permet de ne pas traiter les gens uniquement comme des producteurs ou des consommateurs, mais aussi comme des êtres humains. Elle révèle, d'autre part, une mécanique intellectuelle sans cesse en mouvement, à l'affût de ce qui peut réellement faire une différence et créer de la valeur socio-économique là où les schémas de pensée en vigueur mènent à une impasse.
Cette mécanique est-elle le propre des esprits brillants ? Il faudrait d'abord s'entendre sur les mots. Il y a beaucoup plus de gens intelligents que nous ne le pensons ordinairement avec des formes d'intelligence différentes (5), qu'ils soient diplômés ou non et, inversement, beaucoup plus d'imbéciles qui, sans leur diplôme, aparaîtraient avec plus de netteté encore pour ce qu'ils sont. Mais il y aussi beaucoup moins, pour ne pas dire un nombre très limité, de gens brillants que ne le donnent à penser les facilités que nous prenons avec le langage. Un certain nombre de gens peuvent, par exemple, développer une vision du monde plus ou moins intéressante, mais qui se révèle le plus souvent sans prise sur le réel. Un responsable industriel rappelait à cet égard qu'il y a dans la vie trois grands types de motivation : être, avoir ou faire. A un moment ou à un autre, il me semble que la ligne de partage passe en effet par un certain rapport à la fois visionnaire et engagé à la transformation du monde ou, pour le dire plus simplement, par un rapport particulier au faire. C'est d'ailleurs le mot célèbre de Marx que Rajiv Lal avait cité, sans rire, dans sa séance inaugurale : "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe, c'est de le transformer"...
Pour remettre ce fatras idéologique en perspective, il faut rappeler que, dans le modèle américain, on cherche d'abord à faire fortune avant de passer à la philantropie, ce qui présente l'avantage d'une approche pour ainsi dire plus détendue de l'intérêt général et finit par réunir l'aisance matérielle avec les joies de l'influence (6). Une telle perspective n'est pas absente chez Tarun Khanna, qui imagine très bien jouer un rôle similaire d'ici quelques années avec, disons, une quinzaine de millions en poche. Modeste (à l'échelle américaine), sans être pour autant ridicule. Mais il y a davantage chez lui : sa vocation secrète - qu'il s'excusera presque d'avoir confiée un jour à la cantine et sur laquelle il reviendra par la suite pour la relativiser en public -, c'est de revenir jouer un rôle politique dans son pays si possible, au moins dans un premier temps, sur une fonction sénatoriale qui lui permettrait, dans la mesure où il s'agit d'une fonction soumise non à élection mais à nomination, d'éviter les petits tracas démocratiques ordinaires.
D'ailleurs, entre sa participation à plusieurs boards de grands groupes mondiaux, ses responsabilités académiques - président des activités d'Harvard en Inde, il vient aussi d'être nommé directeur de l'Ecole pour l'Initiative Asie du Sud -, son rôle de mentor vis-à-vis de jeunes start-ups, mi-entreprises, mi-ONG, dans lesquels il accompagne aussi quelques uns de ses étudiants (7), ses affaires et ses projets, il rencontre aussi volontiers à l'occasion des personnalités politiques diverses un peu partout dans le monde. Il nous confiera même, hilare, le soir de la clôture des devoirs de stratégie, qu'au cours d'une mission qu'il fit en 2004 en France sur les questions d'immigration qui l'amena à errer dans les quartiers Nord de Marseille (en se liant au passage d'amitié avec la population), il traita au retour le ministre de l'Intérieur de l'époque d'imbécile. Il se pourrait que pour Tarun, le chemin vers la politique fût encore un peu long et semé d'embûches.
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(1) Voir sur ce blog (à la rubrique "communication"), la série "Dircom, un métier qui se transforme (12) Animer : le terrain, des opposants aux alliés".
(2) Tarun Khanna : "Billions of entrepreneurs - How China and India Are Reshaping Their Futures and Yours" (Des milliards d'entrepreneurs : comment la Chine et l'Inde refaçonnent leur avenir et le nôtre), HBS Press (2007).
(3) Tarun Khanna & Krishna G. Palepu with Richard J. Bullock : "Winning in Emerging Markets - A Road Map for Strategy and Execution" (Gagner dans les marchés émergents : une feuille de route stratégique et opérationnelle), HBS Press (2010).
(4) Il est intéressant de noter à cet égard que ce point relatif à une recherche irrationnelle de rentabilité excédant le rendement moyen du capital sur longue période est également avancé par Mihir Desai, le professeur de finance, un libéral pur et dur, comme un facteur essentiel de la crise financière de 2008.
(5) Relire à ce sujet le livre remarquable de Howard Gardner : "Les cinq formes d'intelligence pour affronter l'avenir", Odile Jacob (2006). Le cours introductif, d'ailleurs curieusement plutôt recommandé aux non-anglophones comme s'il ne s'agissait que d'une question linguistique alors qu'elle me semble essentiellement de méthode, s'appuiera en grande partie sur les thèses de Gardner.
(6) Voir par exemple : "L'argent de l'influence : les fondations américaines et leurs réseaux européens", Ludovic Tournès, Autrement (2010).
(7) Tarun est membre de plusieurs conseils d'administration de grands groupes dans les secteurs de l'énergie, des transports et des sciences de la vie. Il est un administrateur actif de Parliamentary Research Services, une organisation gouvernementale visant à offrir aux parlementaires indiens une expertise indépendante en vue d'améliorer la qualité des choix démocratiques, et de Primary Source, une autre ONG ayant pour objectif de proposer des programmes permettant de mieux prendre en compte la notion de société globale dès l'enseignement primaire.
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28/01/2011
Dircom, un métier qui se transforme (5) Ce qu'écouter veut dire (Vauban ou l'Espagne)
Dans la vie quotidienne, beaucoup de choses peuvent conduire le directeur de la communication à perdre de vue l'essentiel de sa fonction. La gestion des événements exceptionnels au premier rang desquels il faut bien sûr compter des crises devenues peu ou prou permanentes, mais aussi la montée en puissance de coordinations multiples et, plus insidieusement encore, l'extension de ce qui ressemble bien à une forme de technocratisme auquel la fonction a assez mal résisté dans l'ensemble, affairée qu'elle était ces dernières années à convaincre les comités exécutifs de passer de l'ancien régime aux nouveaux outils tout en tombant dans le piège de la justification et de la mesure permanentes (1).
Cela vaut pour tout responsable, mais c'est moins pardonnable dans le cas du dircom. On trouve heureusement des dirigeants dans les sièges et des managers sur les sites qui ont davantage le sens de la relation que ceux qui font profession de communiquer. Cette situation, qui n'est pas mauvaise en soi si l'on pense que la communication est une affaire qui a précisément vocation à être largement partagée, doit néanmoins conduire le directeur de la communication à se recentrer sur l'essentiel de son métier. Or - et c'est la deuxième caractéristique fondamentale à mon sens de ce job -, ce métier reste essentiellement un métier de relation.
De relation et non de relations. Des relations, chacun en compte naturellement un bon nombre dans l'exercice de ses fonctions, mais ce n'est pas tout à fait la même chose d'entretenir des relations et d'avoir la relation pour objet-même de son métier. Et puis, ce que l'on a appelé "les relations publiques" et qui se résumait le plus souvent à un mélange un peu vain de presse et de paillettes (agrémenté parfois d'un vernis de Palo Alto pour faire conceptuel) a trop marqué le métier dans les années 80 pour que ne s'impose pas aujourd'hui une distinction qui emporte un certain nombre de conséquences pratiques.
Cette focalisation sur la relation a trois objectifs : écouter, relier et faire agir.
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Au seuil de ma première mission, je rencontre un ancien patron de la société que je m'apprête à rejoindre - un homme respecté qui marqua positivement l'entreprise - et lui demande son avis sur l'ordre des priorités au milieu d'une situation qui semblait passablement compliquée. Sur l'interne, il me répond : " Mettez les mains dans vos poches et allez discuter avec les gens"... Ecouter ? Quoi de plus simple ! Cela fait-il seulement un métier ? J'ai crû qu'il me prenait pour un imbécile et il avait raison. Peut-être pas de me prendre pour un imbécile, mais d'attirer en tout cas mon attention sur le fait que le terrain compte pour une part significative du job.
Je peux dire aujourd'hui que deux ou trois des meilleures idées que j'ai proposées et mises en oeuvre par la suite, je les ai tenues d'échanges à bâtons rompus sur le terrain - avec un chef d'atelier, un responsable informatique ou un directeur d'usine - à l'occasion de visites informelles sur sites. C'est d'ailleurs là un des domaines sur lequel la communication et la politique se rejoignent à travers un sens partagé, souvent d'ailleurs pragmatique et intuitif (2), de la formation des opinions.
Rien de plus difficile en réalité que le terrain et l'écoute. D'abord, parce que l'on a toujours le sentiment d'avoir autre chose de plus important à faire : les créneaux que l'on se réserve pour les tournées des popotes finissent en virée express quand ce n'est pas en tourisme industriel avant de sombrer tout à fait dans l'oubli. Ma chance sur ce terrain, ce fut de faire mes classes dans un environnement culturel dans lequel gagner la confiance des gens prend, disons, un certain temps. Combien de fois suis-je revenu de ces premières tournées, tantôt perplexe, tantôt furieux, d'échanges qui, pour être aimables, me paraissaient sans consistance...
Tjibaou pratiquait avec les Occidentaux le test du silence, on me faisait passer celui de la méfiance. C'est un autre point clé de cet apparentissage : écouter, c'est tout à la fois se décentrer de soi et sortir du cadre. Une écoute véritable participe ainsi d'un double mouvement de décentrage psychologique et de décadrage intellectuel.
C'est parce que nous ne sortons pour ainsi dire jamais de nous-mêmes que nous ne savons pas écouter. On peut de ce point de vue définir l'écoute comme un oubli de soi qui consisterait à substituer l'autre à soi au centre du cercle qui forme la représentation de nos relations sociales. Une concentration totale, décentrée, sur ce que l'autre essaie de communiquer au plan non seulement verbal, mais aussi vocal et non-verbal, et dans laquelle le questionnement l'emporterait sur le point de vue. Rien de plus stimulant. Rien de plus rare.
La situation n'est guère plus favorable sur le terrain intellectuel. Combien de conversations se bornent à la juxtaposition d'opinions qui ne font en réalité que suivre le déroulement d'une logique intérieure ? C'est une histoire que l'on raconte, souvent au fond toujours la même, plus qu'un échange que l'on risque et c'est aussi en quoi la tâche du dircom se rapproche de celle de l'analyste. Les uns et les autres peuvent sauver plus ou moins bien les apparences, le résultat ne change pas : partant de son quant-à-soi, on y revient inmanquablement et l'art difficile du dialogue ne désigne alors pour l'essentiel qu'une série de ruminations aussi bornées qu'inutiles (3) plutôt que l'acceptation d'une saine remise en cause de ce que l'on tenait pour acquis. A l'auberge espagnole, on préfère les forteresses Vauban : c'est plus sécurisant, mais cela peut aussi assez rapidement transformer une pensée en vestige, une organisation en musée - et, partant, un dircom en fossile.
Un an après cette entrée en matière, c'est à peu près la même réponse que me fit le DRH du groupe en marge d'un séminaire pour les nouveaux embauchés alors que je l'interrogeais sur la qualité qui lui semblait fondamentale dans l'exercice de son métier : "L'écoute" me répondit-il. Pour les deux hommes, la simplicité de la réponse n'allait pas sans une part de défiance vis-à-vis des modes de l'époque. Mais la modestie revendiquée du propos n'était pas seulement de défiance générationnelle : elle valait aussi, au-delà du testament humaniste, à travers un mélange de conviction et de roublardise qui me paraissait aussi léger hier qu'il me semble savoureux aujourd'hui, comme prise de position managériale.
Le problème est que l'on confond prise de parole et intelligence des situations. Mais le leadership n'est pas le bavardage. L'écoute est le fondement de toute communication ou plutôt de toute négociation réussie pour des raisons qui sont autant de respect que d'efficacité. Car le boulot du dircom, sauf exception, ce n'est pas de noyer de poisson. C'est de le faire nager en bande.
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(1) On ne peut piloter que ce que l'on mesure, c'est entendu. Dans ce domaine sensible et qualitatif par bien des aspects, en matière par exemple de gestion des crises et de la réputation et de mobilisation interne plus encore, la mesure quantitative a cependant ses limites. Par ailleurs, comme pour les autres fonctions de l'entreprise, il existe bien dans un certain nombre d'organisations un danger de l'accaparement par une forme de reporting généralisé au détriment de l'action réelle sur le terrain. Il revient là-dessus à chaque dircom de mettre en place le tableau de bord le plus efficace possible de façon à libérer davantage de temps pour l'action plutôt que pour le compte rendu.
(2) C'est pourquoi une expérience politique est aussi souhaitable dans ce métier, de préférence en début de parcours. Rien de tel que d'apprendre la dynamique des groupes auprès d'un élu, local si possible, ou encore d'un responsable syndical ou associatif. C'est une formation appliquée qui vaut bien un master de socio-psychologie ou de relations sociales.
(3) C'est en tout cas vrai sur le plan intellectuel à défaut de l'être tout à fait sur le plan psychologique : il est en effet des situations, les contextes de changement par exemple, dans lesquels la nécessité de l'expression l'emporte en tant que telle sur l'intérêt du propos. On cherche alors davantage à communiquer une émotion qu'à infléchir un point de vue.
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