03/05/2012
Dircom (2.2.2.) Le management est l'expertise (le cabochard et le versatile)
Entre l'expert et le manager, il n'y a pas une différence de degré mais de nature. Les deux sont bien sûr nécessaires, mais ce n'est pas la même chose d'être sur tous les fronts avec une équipe réduite en début de carrière et de diriger une machinerie sophistiquée dans des organisations complexes quinze ans plus tard. Ces deux positions ne sont pas seulement séparées par l'épaisseur d'un trait ou d'un titre. Faire et faire faire sont deux activités qui ne recouvrent tout simplement pas le même métier.
Les grands groupes l'ont compris depuis longtemps. A un moment donné, ce qui compte, ce ne sont pas les actions de communication que vous avez réalisées, ce sont les responsabilités managériales que vous avez exercées. Bien sûr, on trouvera encore des organisations dans lesquelles on demandera au dircom de tout faire dans son domaine. Le monde change vite, mais les esprits et les réflexes évoluent parfois plus lentement.
L'effet de taille ou de culture y a aussi évidemment sa part selon que l'on intervient pour une PME, un groupe qui a une culture très entrepreneuriale ou une grande entreprise. Dans tous les cas de figure, l'externalisation maîtrisée d'un certain nombre de moyens peut aussi jouer un rôle non négligeable selon un curseur que l'on peut faire évoluer avec réactivité et souplesse en fonction des besoins.
Polyvalence et diversité
Tout cela est généralement affaire de pédagogie dans la durée, une fois que l'on a démontré concrètement la valeur que peut apporter la fonction à l'organisation. Le mérite de l'apprentissage en situation à cet égard, c'est de conduire rapidement à une perception claire des priorités. C'est aussi de se faire une idée assez juste des moyens nécessaires. C'est enfin de ne jamais perdre de vue le résultat souhaité. Le risque de l'expertise acquise, inversement, serait de vouloir par la suite se mêler de tout en ne laissant pas aux collaborateurs les espaces d'autonomie nécessaires.
Dans la plupart des cas, les excès de la communication à l'ancienne, à la fois comme fonction magique et variable d'ajustement, sont cependant derrière nous. Entendons-nous : dans ce domaine comme dans d'autres, c'est l'expérience qui construit la légitimité. Mais la polyvalence n'est pas l'exhaustivité, pas plus que l'expertise technique ne remplace la diversité des situations.
En clair, il n'est pas absolument nécessaire d'avoir pratiqué absolument tous les sous-compartiments de la communication pour en avoir une vue stratégique et opérationnelle d'ensemble. Ce qui compte dans une discipline, c'est d'en avoir compris les enjeux et les implications, les modes de raisonnement et d'intervention, les capacités mais aussi les limites. Il est également préférable d'avoir pratiqué des organisations différentes plutôt que d'avoir exercé son métier au sein de la même entreprise.
Allons plus loin : il est intéressant, de même, que des gens qui n'ont pas fait de la communication leur métier tout en ayant montré dans leur parcours et dans leur style de management une véritable capacité à utiliser ce levier puissent exercer cette responsabilité à un moment ou un autre de leur carrière. C'est une concurrence intellectuellement salutaire qui permet de renouveler les approches et de favoriser les remises en cause en se reposant les questions de base ou en introduisant de nouvelles problématiques. Il est souhaitable, pour les mêmes raisons, que le dircom ait fait autre chose dans sa vie que de la communication, faute de quoi son expertise finit par tourner à vide.
La vision et la mission
La communication et la direction de la communication ne recouvrent donc pas le même métier comme le dirigeant et le technicien n'ont pas la même responsabilité. Cette réalité, aujourd'hui mieux reconnue, emporte trois ou quatre différences principales.
Premièrement, le dircom a la charge dans son domaine d'intervention de servir le développement de l'activité de son organisation dans son ensemble. En ce sens, il est moins individuellement en charge de la communication que collégialement responsable avec ses pairs de cette organisation en vue de la faire prospérer, ce qui revient à faire de la communication moins le domaine une expertise isolée que le terrain d'un engagement collectif. C'est sa contribution propre à la vision et à la mission de l'organisation qu'il représente. Cette vision détermine aussi le niveau de risque qu'il peut intégrer dans le cadre d'une stratégie donnée, ce qui suppose un équilibre correct entre créativité et pertinence, une capacité à bâtir des jugements réalistes sans être timorés, une aptitude enfin à rendre et à expliquer les arbitrages correspondants.
Deuxièmement, la responsabilité qui en découle est essentiellement relationnelle. A ce niveau d'intervention, on ne convainc pas en effet d'abord avec des raisonnements techniques mais avec une capacité à animer des dynamiques relationnelles souvent complexes et conflictuelles. Le dircom ne peut être bon tout seul. Il ne l'est que dans la mesure où il est reconnu comme tel par les parties prenantes internes et externes de son organisation, c'est-à-dire pour autant qu'il les aide à résoudre un certain nombre de difficultés concrètes.
Cela signifie, inversement, qu'il ne fait pas fait correctement son job s'il est aussi techniquement bon que politiquement isolé. Dans un éloge singulier des profils de type lettres et sciences humaines dans le monde de l'entreprise, Christophe Barbier rappelait à cet égard que le sens de l'histoire, de la sociologie voire du romanesque et de la diplomatie, ne pouvaient qu'être utiles dans des organisations qui sont toujours d'une façon ou d'une autre en prise avec le pouvoir et la crise.
Troisièmement enfin, les moyens dans son rôle ne priment jamais sur les fins - ce qui est vrai de la morale l'est aussi pour l'action. Essentiellement responsable des résultats, le directeur de la communication est d'abord un stratège pragmatique qui a la culture du travail en équipe. C'est même cette capacité à faire le lien entre la stratégie, les hommes et les résultats qui lui permet de faire un certain nombre d'impasses ou de raccourcis.
Ainsi, ne pas s'attaquer bille en tête à une identité visuelle dans les contextes de crispation identitaire, identifier les terrains minés, recommander à l'occasion le silence plutôt que la parole ou bien saborder un projet d'intranet sur un site industriel quand celui-ci exige avant tout de recréer du lien sur le terrain sont autant de choix qui pourront paraître aussi choquants du point de vue de sa discipline que pertinents dans le contexte de son organisation.
Le cabochard et le versatile
Il reste un autre point de différence, bien mis en évidence par Eric Albert dans son portrait du dirigeant à côté de caractéristiques plus classiques telles que l'énergie de construire ou l'ambition de souder. C'est la capacité à agir sur ses propres comportements, à se remettre constamment en cause. Or, contrairement aux idées reçues, cette capacité n'est pas l'ennemie du leadership et de l'exemplarité. Comment inviter en effet les autres à progresser si l'on ne s'inscrit pas soi-même dans une telle perspective ? Comment baliser un sentier nouveau sans s'inspirer de pratiques différentes ? Comment promouvoir le travail d'équipe ou la créativité sans se mettre soi-même à l'écoute ?
Voilà un point difficile, qui justifie pleinement l'importance prise par l'intelligence émotionnelle dans l'appréciation du leadership. C'est une question de personnalité sur laquelle, à la limite, le moins bon technicien aura une plus grande capacité de remise en cause que l'expert le plus confirmé. C'est aussi une question de circonstances qui exige d'être capable d'identifier les moments les plus opportuns soit pour consolider soit pour remettre en cause, pour temporiser ou pour accélérer selon que le terrain se révélera favorable ou non - bref, d'opportunisme au sens noble de l'intelligence des situations et de la capacité à construire les meilleurs compromis possibles entre le plan et la réalité.
Ce qu'il faut absolument éviter dans ce contexte, c'est aussi bien le syndrome de l'entêté que celui de la girouette. Maintenir le cap en fonçant droit dans le mur ou bien tellement tourner que l'on finit par en perdre la direction, voilà bien deux écueils à éviter. L'entêtement inquiète, la versatilité décontenance. Dans la réalité, l'entêtement l'emporte souvent tant il est difficile de remettre en cause une décision que l'on a prise par le passé et qui paraîtra toujours légitime même si elle n'est plus efficace. La ténacité est une vertu comme l'obstination est un défaut : entre les deux, il y l'espace de la lucidité, qui pourrait être l'autre nom de l'opportunisme au sens où on l'a défini précédemment. Or, dans une certaine mesure, avoir du métier prédispose à l'entêtement au lieu d'en prémunir. D'où l'importance, dans la composition des équipes, de faire un sort aux parcours entreprenants, aux profils atypiques, aux tempéraments différents, en un mot, aux esprits libres et conquérants.
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06/04/2011
Dircom (2.1.3.) Communication, management et gouvernance ("It's about getting stuff done")
Il n'est pas inutile, à défaut d'être très confortable, d'avoir bataillé un certain temps au sein d'une organisation déboussolée représentant une industrie attaquée de toutes parts pour bien prendre la mesure de ce qu'il faut bien appeler l'impératif stratégique.
Lorsque pendant deux années particulièrement intenses, j'ai ainsi été en charge de la communication d'une organisation de ce type, il y eut de nombreux moments où, pris dans des urgences et des missions, je ne savais littéralement plus où j'habitais. Il y avait bien sûr les voyages incessants aux quatre coins de la planète minière. Il y avait encore un lieu de travail éloigné de mon lieu de résidence qui me laissait l'essentiel de la semaine et certains week-ends loin de mon domicile.
Mais je crois qu'il y eut plus encore cette sorte de folie des événements au milieu de laquelle il nous devenait quasiment impossible de réfléchir. D'une crise, on passait toutes les semaine à une autre - deux ou trois mini-crises hebdomadaires n'étaient pas rares - et, au plus fort de la crise économique, la stratégie était revue tous les mois et les budgets modifiés tous les quinze jours. Il fallait tout faire et rendre compte de tout simultanément (1) dans un contexte où des actionnaires aux quatre coins du monde n'étaient à peu près d'accord sur rien.
Quand l'organisation est le problème
Dans une telle configuration, il devient rapidement évident que le problème majeur, ce n'est plus l'accumulation des crises, c'est l'organisation elle-même. Deux ou trois points de base sont alors à clarifier aussi vite que possible pour le bon exercice de son métier par le dircom dans le cadre plus large de l'organisation dans laquelle il évolue.
Premièrement, développer une équipe pluridisciplinaire, multiculturelle et diverse, ce qui est une excellente chose, ne signifie pas autoriser tout le monde à s'occuper de tout, ce qui est un cauchemar. Il faut un cadre et une autorité pour éviter que la transversalité ne confine à l'anarchie.
Deuxièmement, ce n'est pas parce qu'un membre de l'organisation voit un encadré dans son journal le matin à Londres, Moscou ou Pékin, qu'il faut déclencher l'alerte générale et mobiliser soudain tout le monde sur une affaire qui n'en est pas une. Jean-Pierre Beaudoin, le patron de l'agence I&E, a de ce point de vue parfaitement raison de souligner que le premier travail en matière de communication de crise, ce n'est pas de descendre dans l'arène, c'est de s'assurer : 1°) qu'il y a en effet crise ; 2°) que l'organisation est bien directement concernée.
Troisièmement enfin, il n'y a rien de pire que de préserver les apparences du consensus lorsqu'en réalité, il n'existe pas. Une stratégie indolore est une stratégie vouée à l'inefficacité. Le résultat est qu'au lieu de prendre le pas sur les événements et de les anticiper sur la base d'un cap clair, on passe son temps à les subir et à godiller dans une approche erratique au prix d'un gaspillage de ressources considérables. Inversement, une stratégie consistante, au double sens français et américain de la substance et de la cohérence, ne va pas sans rugosité. C'est une tâche inconfortable mais nécessaire et qui suppose d'être capable d'accepter, au moins un temps, un certain degré de conflictualité.
Le problème du dircom dans ce genre de configuration, c'est d'assurer la mise en oeuvre du plan d'action, fût-il chaotique, tout en s'efforçant de remettre les choses sur les rails, et donc de faire porter ses efforts au moins autant sur la gouvernance que sur l'action. Pari risqué ? Pas nécessairement. D'abord, le risque est beaucoup plus grand à laisser pourrir la situation sans tâcher de la rectifier. Ensuite, il est dans une telle situation d'autant plus impératif de s'assurer que les principales réalisations attendues seront menées à bien. Enfin, on attend aussi d'un dircom qu'il soit capable d'apporter une vision neuve et solide de ce que sa fonction peut apporter à l'organisation.
Le conseiller et le dirigeant
Il y a de vraies crises dont il faut s'occuper sérieusement et de fausses crises qu'il faut annihiler sans état d'âme. L'ordre normal des choses, c'est la stratégie, l'équipe, puis les opérations et la tactique, donc la performance - non l'inverse. Ne pas le faire sous la pression (de l'organisation, du court-terme, des équilibres divers, etc) ou plutôt en acceptant que la pression puisse toujours prendre le pas sur la délibération, c'est ne pas bien faire son travail et, à la limite, c'est ne pas le faire du tout, donc aller à la catastrophe.
Cela fait une différence entre un dircom-conseiller qui s'occupe de son bac à sable et un dircom-dirigeant qui se sent solidairement dépositaire de l'intérêt à long terme de l'organisation qu'il sert. Cela peut conduire parfois à remplacer de lourdes et coûteuses productions de consultants par un recadrage de bon sens s'appuyant davantage sur les ressources internes. C'est par exemple le cas dans des organisations où le degré de confiance entre instances de gouvernance et de management n'est pas suffisamment établi.
Consultants et agences sont certes le plus souvent nécessaires, mais leurs interventions ne sont optimales que lorsque l'organisation dispose d'un minimum de diagnostic et d'expertise dans le domaine concerné. Cela ne va pas sans beaucoup de discussions et un peu de courage qui souligne d'autant plus l'intérêt de s'appuyer sur des fondamentaux solides, et qui justifie que ces fondamentaux soient de nature plus psychologique ou politique que technique. On y revient : il s'agit de comprendre et de convaincre avant de faire.
Le partage du diagnostic et l'échange d'informations sont parmi les raisons qui militent en faveur de l'intégration de la communication au sein des instances dirigeantes - une configuration d'ailleurs généralisée aujourd'hui avec, ici ou là, des adaptations ou des remises en cause. Là-dessus, le dircom désabusé d'un grand groupe français me confie un jour : "Changez de métier. L'intégration de la communication aux instances exécutives n'est pas solidement établie. La fonction est fragilisée".
Ethique et efficacité
Est-ce une nécessité absolue ? Pas obligatoirement, en particulier dans les groupes où les instances exécutives se consacrent essentiellement à l'étude des investissements. Ce qui est fondamental d'abord, c'est d'être rattaché au patron de l'organisation, faute de quoi la prise du dircom sur l'actualité, la vision et les problèmes à résoudre a toutes chances de se révéler tôt ou tard lacunaire et décalée, bref, problématique. Sous une forme ou sous une autre, une liaison avec le DRH, sur les sujets internes, est par ailleurs souhaitable et peut se réveler très féconde si la complémentarité des rôles est bien comprise et utilisée.
Membre ou non du comité exécutif, du comité de direction ou du comité de management, le dircom doit ensuite de toutes façons tisser des relations de travail étroites avec les dirigeants de son organisation. Enfin, sur cette base, il n'est pas idiot, notamment en début de carrière, de construire d'abord sa légitimité sur le terrain, au service des différentes divisions et de leur problématiques de communication, avant de prétendre rejoindre les instances dirigeantes.
En réalité, au-delà des crises et de la question de l'accès à l'information, et dans la mesure où sa vocation première est d'aider à régler les problèmes, la participation du dircom est d'autant plus justifiée qu'une vocation fondamentale de la communication est non pas seulement d'accompagner un changement décidé par d'autres mais aussi de convaincre les autres que le changement est parfois nécessaire. Sortir de cette boucle, c'est priver la communication à la fois de son éthique (le sens de son action), de sa portée (sa capacité d'influence) et de son efficacité (son impact).
En somme, si une intégration correcte de la fonction aux instances de gouvernance et aux mécanismes de management s'impose donc, c'est parce que in fine, l'objet de la communication n'est pas le discours, mais l'action.
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(1) Dans une interview qu'il donna il y a quelque temps au FT, Tom Peters, l'auteur de In Search For Excellence, est très clair à ce sujet. Si vous avez le choix, dit-il en substance, entre écrire un beau rapport qui correspond à des réalisations médiocres ou bien faire un super job en faisant un rapport médiocre, laissez tomber le rapport : faites le job. A l'époque consultant chez McKinsey, il développa l'idée que le management est essentiellement un art de l'exécution. Une thèse accueillie froidement en plein essor du concept de stratégie, avant de se vendre à plus de 10 millions d'exemplaires. Devenu par la suite une sorte de gourou du management, il décrit son job de façon à la fois modeste et décisive : "Vous êtes face une assemblée de 500 personnes. Là dedans, il y en a quatre sur le point de faire quelque chose de vraiment intéressant. Il faut leur donner envie de le faire". "It's about getting stuff done", Financial Times, 22-23 novembre 2008.
22:32 Publié dans Communication, Crises | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : communication, management, gouvernance, crises, tom peters
02/04/2011
Harvard (1.1.3) Business, philanthropie & politique (Tarun et le monde)
Tarun Khanna fait une entrée nonchalante dans l'amphi, un gobelet à la main, de petites lunettes derrière lesquelles il parcourt l'assistance d'un regard vif et rieur. La première séance est pour lui : un cas sur la marque de glace Ben & Jerry, une compagnie célèbre pour son identité sociale qui finit, après une vingtaine d'années d'une success story détonnante, par se rendre compte qu'il lui faut s'attacher le concours d'un manager expérimenté. Résultats à l'appui, il est alors temps en effet de remettre un peu d'ordre dans ses affaires, sans que la société se résigne pour autant aux changements qui permettraient à la marque d'assurer à la fois sa croissance et son indépendance. C'est Robert Holland, un ancien de McKinsey, qui s'y colle et qui devra d'ailleurs rapidement tirer les conclusions de son audace. C'était aussi un des credos de Herbemont & Cesar autrefois (1) : n'en déplaise aux héros, il y a des situations où les conditions du changement ne sont pas réunies et qu'il est généralement préférable de détecter avant de descendre dans l'arène.
Le problème avec les types surdoués
Face au sourire qui gagne progressivement les bancs de l'amphi au cours d'une introduction de tonalité plutôt personnelle au cours de laquelle Tarun raconte la soirée de la veille au cinéma avec ses enfants, l'un d'entre nous finit par lui signaler qu'une jambe de son pantalon est restée coincée dans sa chaussette. Même à Cambridge, l'usage du vélo n'a pas que des avantages. Aurions-nous à faire à une sorte de professeur Tournesol ? Rien de moins sûr. Tarun est le prototype-même du type brillant. Il décroche un diplôme d'ingénieur de Princeton avant d'obtenir son Ph.D à Harvard et fait ses premières armes comme analyste financier junior à Wall Street. Pourquoi vient-il donc quelque temps plus tard enseigner à Harvard ?
Quand je l'interroge un jour à ce sujet entre deux cours, il me répond, en arborant un large sourire, qu'il a un fort "esprit de compétition". Wall Street, ça devait être navrant. Est-ce mieux ici ? De son aveu-même, il lui arrive parfois de s'ennuyer en cours, ce qu'il masque en général plutôt bien en jonglant entre l'analyse du réel et sa modélisation, une idée lumineuse et une boutade de derrière les fagots. Un tel aveu mettrait fin aux jours pédagogiques de la plupart des enseignants, qui se gardent donc bien d'en faire la confidence à leurs élèves. Lui ne s'embarrasse guère des formes.
En réalité, Tarun n'est jamais là où on l'attend, trop mobile pour se laisser enfermer dans un espace prévisible, à la fois d'une intelligence rare, d'une franchise déconcertante et d'un commerce agréable comme l'attestera d'ailleurs un dîner amical que mon groupe de travail partagera avec lui dans un restaurant de la place - une tradition de l'Ecole. Bref, un type étonnant, qui rappelle qu'il ne faut jamais méjuger de l'apparente supériorité des types surdoués : elle n'est arrogante pour ainsi dire que par malentendu et révèle souvent, sous la maladresse, une réelle difficulté à s'intégrer, sinon une vraie solitude. Si tout cela passe chez lui, c'est sans doute par cette combinaison singulière du respect intellectuel qu'il suscite et de la concession joyeuse qu'il fait au folklore social ambiant. Je crois aussi que c'est parce que l'on sent chez lui quelque chose de différent. Mais quoi au juste ?
Nouveau modèle de développement
Son intuition de départ à l'époque, c'était de développer la recherche sur les pays émergents, en particulier la Chine et l'Inde, dont il est d'ailleurs natif et qu'il a quitté à l'âge de dix-huit ans. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'à l'époque, le le sujet n'était pas vraiment à la mode. Et qu'il en est aujourd'hui l'un des experts les plus en vue qui associe à une connaissance approfondie de ces problèmes une compétence solide en matière de stratégie et de gouvernance. Il a notamment publié un ouvrage de référence sur la montée en puissance des pays émergents (2). Il en publiera un autre, au cours du programme, sur les conditions d'une implantation réussie dans ces pays (3). Sa thèse centrale, c'est que dans des pays où le degré de maturité des institutions comme de qualité des infrastructures reste significativement en deçà des standards des grands pays développés, les entreprises occidentales qui veulent s'y implanter doivent non seulement apprendre à composer avec ces lacunes qui pénalisent le développement économique dans tous les domaines, mais plus encore s'engager à combler une partie de ces vides.
Tout se passe comme si les grands pays émergents montraient aux pays occidentaux la voie d'une autre manière d'envisager le développement travaillant davantage à réconcilier l'économie et la société qu'à les séparer. L'évolution inverse, en somme, de la tendance à l'oeuvre dans les pays développés depuis une trentaine d'années dans lesquels, sous l'effet des crises, d'une concurrence accrue et des exigences déraisonnables de la création de valeur (4), les entreprises se sont progressivement, et souvent brutalement, désengagées de la société et notamment des communautés dans lesquelles elles s'inséraient au profit d'un recentrage plus strict sur leur coeur de métier. Cette évolution est spectaculaire dans le cas de l'industrie minière : les crises violentes des années 80 ont ainsi conduit une société comme la SLN qui intervenait jadis en Nouvelle-Calédonie aussi bien dans la construction des routes que dans l'édification des écoles en passant par la gestion des approvisionnements de toute nature à liquider la plupart de ces activités à vocation sociale au profit d'un recentrage sur le coeur de son activité minière.
C'était alors une question de survie - le groupe avait même emprunté au milieu des années 80 pour payer les salaires - mais dont les gens, dix ans plus tard, avaient oublié la raison tout en conservant la mémoire des effets. Pour un concurrent aux aguets, ce fut un boulevard. Or, c'est une évolution inverse que nous a montré la Chine depuis que, portée par ses besoins considérables en matières premières, elle investit en Afrique en prenant en charge, sans rechigner, les infrastructures qui serviront à la fois ses investissements comme le développement des pays dans lesquels elle s'implante. Voilà ce que nous apprennent les pays émergents à la conquête du monde : que toute stratégie ambitieuse doit se réinscrire dans une logique de long terme et dans un co-développement mutuellement bénéfique pour les entreprises et les populations. Une logique de puissance revisitée en somme par les exigences du développement.
Idée + réseau + gouvernance : l'équation magique
L'inspiration de Tarun Khanna précisément, c'est que, partant des problèmes gigantesques qu'il a à résoudre, le monde émergent non seulement s'émancipe des figures imposées et à bout de souffle du capitalisme occidental en s'appuyant sur des logiques de puissance nationale, mais est aussi en passe de réinventer la notion même de développement. Or, de ce phénomène, Tarun ne se borne pas à être l'analyste éclairé : il en est également un acteur engagé. Sa grande idée, c'est de chercher à faire naître des projets à la fois économiquement rentables et socialement utiles en jouant d'un positionnement optimal sur l'échelle de la création de valeur entre, d'un côté, ce que les fournisseurs sont prêts à être rémunérés et, de l'autre, ce que les consommateurs sont prêts à payer.
Cette approche l'a conduit à monter plusieurs projets d'investissement remarquables en Inde. Dans le domaine de l'éducation, pour faire face à l'arrivée de dizaines de millions de jeunes sur le marché du travail dans les toutes prochaines années, il a ainsi conçu un modèle d'éducation assurant une formation de base solide à des diplômés opérationnels qui coûteront, en fin de formation, beaucoup moins chers que les jeunes gens qui sortent des meilleures universités indiennes. Le développement y gagne dans les deux sens : du côté de la croissance des entreprises et du côté de l'intégration des jeunes. Dans le domaine de la santé, il a proposé un système de détection du cancer basé sur un simple examen de la bouche capable, selon les spécialistes, de détecter 90 % des cancers. Les millions de gens qui étaient exclus de la prévention y entrent ainsi en masse en permettant l'éclosion d'un business aussi accessible que florissant. A chaque fois, la mécanique est la même : une idée innovante justement positionnée sur l'échelle de la création de valeur en jouant d'une effet de masse et vendue à un réseau d'investisseurs qui participent au montage du projet. Une fois le tour de table bouclé, une équipe de management se met en place et le projet se développe tandis que Tarun ne s'implique que dans la gouvernance de l'affaire, ce qui lui permet de veiller au bon développement de l'entreprise comme, le cas échéant, à l'évolution de ses placements.
Voilà l'équation magique qui lui permet de multiplier les initiatives (5) tout en conservant une capacité à explorer de nouveaux champs d'action. C'est comme si, du point de vue des stratèges, le management était une perte de temps, une contrainte pesante, ou pire encore, un exercice aléatoire. Le contraire, en somme, d'un directeur d'usine qui, chez les meilleurs d'entre eux, associent un sens réaliste de la performance avec une attention sincère aux gens. Mais son champ naturel d'investigation, de n'est pas l'usine, c'est le monde. Et sa grande idée, c'est de mettre en relation un grand problème avec une solution. Exemple : un problème d'alimentation colossal va se poser dans les années à venir en Asie. Où trouve-t-on les conditions qui vont permettre de produire des denrées de base à grande échelle ? Typiquement, dans les pays disposant encore d'immenses superficies agricoles non utilisées, par exemple au Brésil. Conclusion : il faut investir dès maintenant aussi bien dans l'agroalimentaire que dans les infrastructures du géant sud-américain. Elémentaire. Avec lui, le business devient une construction intellectuelle limpide. Une sorte de "Richesses du monde" grandeur nature.
Etre, avoir ou faire ?
Un autre exemple, qui n'est plus anecdotique qu'en apparence, me semble intéressant à un double égard. Constatant au cours d'un footing à Dehli que la tranquillité était sans doute l'un des biens les plus rares auxquels la population indienne ait accès, il conçoit l'ouverture de petites centres urbains dans lesquels on sert du thé, à très bas prix mais à grande échelle, pour offrir à chacun un moment de répit propre à l'extraire un moment à la fois de la foule et de la pollution. Cette idée me semble remarquable à un double égard. D'une part, elle est à la fois révolutionnaire et juste tant il est vrai qu'en matière de développement, on commet souvent l'erreur de se focaliser "sur le lourd" en oubliant cette sorte de supplément d'âme qui permet de ne pas traiter les gens uniquement comme des producteurs ou des consommateurs, mais aussi comme des êtres humains. Elle révèle, d'autre part, une mécanique intellectuelle sans cesse en mouvement, à l'affût de ce qui peut réellement faire une différence et créer de la valeur socio-économique là où les schémas de pensée en vigueur mènent à une impasse.
Cette mécanique est-elle le propre des esprits brillants ? Il faudrait d'abord s'entendre sur les mots. Il y a beaucoup plus de gens intelligents que nous ne le pensons ordinairement avec des formes d'intelligence différentes (5), qu'ils soient diplômés ou non et, inversement, beaucoup plus d'imbéciles qui, sans leur diplôme, aparaîtraient avec plus de netteté encore pour ce qu'ils sont. Mais il y aussi beaucoup moins, pour ne pas dire un nombre très limité, de gens brillants que ne le donnent à penser les facilités que nous prenons avec le langage. Un certain nombre de gens peuvent, par exemple, développer une vision du monde plus ou moins intéressante, mais qui se révèle le plus souvent sans prise sur le réel. Un responsable industriel rappelait à cet égard qu'il y a dans la vie trois grands types de motivation : être, avoir ou faire. A un moment ou à un autre, il me semble que la ligne de partage passe en effet par un certain rapport à la fois visionnaire et engagé à la transformation du monde ou, pour le dire plus simplement, par un rapport particulier au faire. C'est d'ailleurs le mot célèbre de Marx que Rajiv Lal avait cité, sans rire, dans sa séance inaugurale : "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe, c'est de le transformer"...
Pour remettre ce fatras idéologique en perspective, il faut rappeler que, dans le modèle américain, on cherche d'abord à faire fortune avant de passer à la philantropie, ce qui présente l'avantage d'une approche pour ainsi dire plus détendue de l'intérêt général et finit par réunir l'aisance matérielle avec les joies de l'influence (6). Une telle perspective n'est pas absente chez Tarun Khanna, qui imagine très bien jouer un rôle similaire d'ici quelques années avec, disons, une quinzaine de millions en poche. Modeste (à l'échelle américaine), sans être pour autant ridicule. Mais il y a davantage chez lui : sa vocation secrète - qu'il s'excusera presque d'avoir confiée un jour à la cantine et sur laquelle il reviendra par la suite pour la relativiser en public -, c'est de revenir jouer un rôle politique dans son pays si possible, au moins dans un premier temps, sur une fonction sénatoriale qui lui permettrait, dans la mesure où il s'agit d'une fonction soumise non à élection mais à nomination, d'éviter les petits tracas démocratiques ordinaires.
D'ailleurs, entre sa participation à plusieurs boards de grands groupes mondiaux, ses responsabilités académiques - président des activités d'Harvard en Inde, il vient aussi d'être nommé directeur de l'Ecole pour l'Initiative Asie du Sud -, son rôle de mentor vis-à-vis de jeunes start-ups, mi-entreprises, mi-ONG, dans lesquels il accompagne aussi quelques uns de ses étudiants (7), ses affaires et ses projets, il rencontre aussi volontiers à l'occasion des personnalités politiques diverses un peu partout dans le monde. Il nous confiera même, hilare, le soir de la clôture des devoirs de stratégie, qu'au cours d'une mission qu'il fit en 2004 en France sur les questions d'immigration qui l'amena à errer dans les quartiers Nord de Marseille (en se liant au passage d'amitié avec la population), il traita au retour le ministre de l'Intérieur de l'époque d'imbécile. Il se pourrait que pour Tarun, le chemin vers la politique fût encore un peu long et semé d'embûches.
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(1) Voir sur ce blog (à la rubrique "communication"), la série "Dircom, un métier qui se transforme (12) Animer : le terrain, des opposants aux alliés".
(2) Tarun Khanna : "Billions of entrepreneurs - How China and India Are Reshaping Their Futures and Yours" (Des milliards d'entrepreneurs : comment la Chine et l'Inde refaçonnent leur avenir et le nôtre), HBS Press (2007).
(3) Tarun Khanna & Krishna G. Palepu with Richard J. Bullock : "Winning in Emerging Markets - A Road Map for Strategy and Execution" (Gagner dans les marchés émergents : une feuille de route stratégique et opérationnelle), HBS Press (2010).
(4) Il est intéressant de noter à cet égard que ce point relatif à une recherche irrationnelle de rentabilité excédant le rendement moyen du capital sur longue période est également avancé par Mihir Desai, le professeur de finance, un libéral pur et dur, comme un facteur essentiel de la crise financière de 2008.
(5) Relire à ce sujet le livre remarquable de Howard Gardner : "Les cinq formes d'intelligence pour affronter l'avenir", Odile Jacob (2006). Le cours introductif, d'ailleurs curieusement plutôt recommandé aux non-anglophones comme s'il ne s'agissait que d'une question linguistique alors qu'elle me semble essentiellement de méthode, s'appuiera en grande partie sur les thèses de Gardner.
(6) Voir par exemple : "L'argent de l'influence : les fondations américaines et leurs réseaux européens", Ludovic Tournès, Autrement (2010).
(7) Tarun est membre de plusieurs conseils d'administration de grands groupes dans les secteurs de l'énergie, des transports et des sciences de la vie. Il est un administrateur actif de Parliamentary Research Services, une organisation gouvernementale visant à offrir aux parlementaires indiens une expertise indépendante en vue d'améliorer la qualité des choix démocratiques, et de Primary Source, une autre ONG ayant pour objectif de proposer des programmes permettant de mieux prendre en compte la notion de société globale dès l'enseignement primaire.
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01/04/2011
Harvard (1.1.2) Le temps des remises en cause (l'éthique de responsabilité selon Srikant Datar)
Tout irait en somme pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Pas tout à fait. Dans l'une des toutes premières séances consacrée à la mondialisation, les choses finissent par exploser à propos de la crise des subprimes. Face à un participant issu du monde de la finance qui justifie le comportement des banques en se félicitant de leur prospérité retrouvée quand elles ont manifestement joué un rôle actif dans la catastrophe ambiante et que le reste de l'économie continue de souffrir, Mark, l'essayiste canadien membre de mon groupe de travail, répond par une virulente mise en cause de leur responsabilité ou, pour mieux dire, de leur irresponsabilité.
Il faut dire qu'au sein des groupes de travail comme lors des discussions en amphi, l'expression des désaccords est encouragée par l'Ecole dès lors qu'elle s'effectue dans le respect des autres. De même pour l'expression des points de vue différents ou dissidents, si souvent négligée voire dissuadée dans la vie ordinaire des équipes, dont l'Ecole considère au contraire qu'elle est une source de richesse importante. Dans la réalité, surtout en amphi, les débats collectifs sont sérieux tout en restant relativement policés - ce qui n'exclut évidemment pas une pointe d'humour ici ou là, voire une tonalité de plus franche détente, en particulier lors des synthèses hebdomadaires du samedi matin. L'échange plutôt vif qui surgit alors autour de la crise au milieu d'une assemblée qui représente majoritairement l'économie réelle, et notamment l'industrie, est révélatrice d'une conscience aiguë du problème et de la volonté de rebâtir quelque chose sur des fondations plus saines.
Très vite pourtant, Rajiv Lal qui mène les débats, reprend la main sur le sujet en amenant l'assistance à prendre la mesure à la fois de la complexité du problème et de la responsabilité collective qu'il révèle. Bien sûr, les milieux financiers ont mis au point puis développé à grande échelle des produits dont le risque était hors de contrôle, donc dangereux (1). Mais, dans le même temps, les autorités ont aussi largement abandonné au cours des dix ou quinze dernières années leurs prérogatives de contrôle du système, comme le montre la confusion des genres entretenue au sein même des principales agences de notation qui auraient dû, par définition, mettre en garde à temps contre les dérives et les dangers de ces produits d'investissement. Etait-il également raisonnable pour des milliers de familles modestes de considérer, fût-ce sous l'influence d'une promotion cynique facilitée par un terrain culturel favorable, que la propriété d'un logement fût une sorte de droit naturel doublé d'une transaction indolore ? - Bien sûr que non, répondra par ailleurs le professeur de finance renvoyant dos à dos l'argument de l'offre et celui de la demande.
Metallurgic Park
A vrai dire, une première salve était déjà partie la semaine précédente au cours d'une séance consacrée aux nouvelles technologies. Marco Iansiti, qui animait les débats, avait alors coupé court aux mises en cause croisées qui promettaient de dégénérer en mettant les pieds dans le plat au milieu de l'amphi. "En substance, dit-il alors en prenant tout le monde à contre-pied, s'il y a bien un responsable dans cette affaire... c'est l'Ecole. C'est nous qui avons formé au cours des deux ou trois décennies précédentes des bataillons de jeunes gens aussi appâtés par la finance qu'ils se sont révélés âpres au gain". Bien sûr, cette tendance des années 90 dépasse de loin Harvard. En France même, elle a gagné nombre d'écoles d'ingénieurs dont les diplômés ont préféré, au labeur de l'industrie, les promesses de la finance combinées à l'essor des nouvelles technologies.
C'est à cette époque, vers la fin des années 90, que j'avais rejoint l'industrie minière et métallurgique et je me souviens encore des difficultés considérables que nous avions à convaincre aussi bien les investisseurs que les jeunes diplômés de la solidité et de l'attrait de nos métiers. Tout ce qui était nouveau et de préférence communiqué avec brio, fût-ce sur la base d'un rapport superfétatoire avec le réel, était immédiatement suivi avec enthousiasme par des marchés ou de jeunes ingénieurs qui semblaient avoir abdiqué tout esprit critique et, plus encore, toute notion de long terme. A la limite, nous n'existions plus que dans l'esprit de quelques analystes égarés et autres ingénieurs perdus.
Les équipes d'ouvriers, de techniciens et d'ingénieurs comme les communautés qui vivaient directement et indirectement de notre activité s'habituaient ainsi peu à peu à être regardées comme des bêtes curieuses dans un zoo ou, plus exactement, comme des créatures préhistoriques au milieu d'un museum d'histoire naturelle, aussi fascinantes que dépassées. Du coup, les visites de sites que nous organisions n'étaient pas loin alors de ressembler davantage à Jurassic Park qu'à une découverte industrielle. N'étaient quelques détails stratégiques, industriels ou sociaux à résoudre, il aurait presque fallu se pincer chaque jour pour s'assurer que, dans un monde qui avait alors totalement inversé l'ordre des grandeurs, tout cela était bien réel.
Et puis, l'industrie était aussi sale et encombrante que les nouvelles technologies promettaient un monde aussi net que ludique, enfin débarrassé du réel. C'était avant l'explosion de la bulle internet du début des années 2000, bientôt suivie de l'attentat du World Trade Center qui plongea le monde dans la crise. Dans notre industrie-même, tous ceux qui avaient cédé au chant des sirènes des nouveaux procédés en confondant la joyeuse euphorie des laboratoires avec des développements industriels plus laborieux le payèrent alors de faillites implacables et de recapitalisations en chaîne.
Le management comme éducation
Dix ans plus tard, le mea culpa de Iansiti n'en prend, dans ce contexte, que plus de valeur : ce n'est pas parce que cette responsabilité est largement partagée avec les autres qu'il faut s'en dédouanner soi-même... So, that's it ? On ne battrait sa coulpe que pour mieux tourner la page et passer à autre chose ? Il n'en est rien. En réalité, au-delà de la reconnaissance par les uns et les autres de leur part de responsabilité, cette remise en cause intellectuelle a très vite pris une dimension collective au sein de l'Ecole sur un plan aussi bien éthique que pratique, selon un cheminement qui avait d'ailleurs démarré avant que nous arrivions et qui commencera à porter ses fruits peu après notre départ.
Srikan Datar est incontestablement une figure intellectuelle et morale centrale de ce renouveau. Diplômé de l'Université de Bombay et de l'Indian Institute of Management d'Ahmedabad, il est aussi titulaire de deux Masters et de deux Ph.D obtenus à Stanford. A l'origine professeur de comptabilité, Srikant est un spécialiste du pilotage par les coûts, du management de la performance ainsi que des systèmes de contrôle. A l'instar de nombre de ses collègues, il travaille en étroite relation avec nombre de dirigeants de grands groupes et est d'ailleurs administrateur de plusieurs d'entre eux - Novartis, Info Systems ou encore Stryker pour n'en citer que quelques uns. Auteur d'une centaine de parutions, toutes publications confondues, il a reçu plusieurs prix d'excellence en particulier de la Carnegie Mellon University et de Stanford pour son excellence pédagogique. Il est, de fait, régulièrement cité par les étudiants comme un professeur aussi dévoué qu'innovant.
Or, il est des circonstances où l'innovation consiste moins à épouser la première idiotie venue qu'à prendre un peu de recul avec les pratiques dominantes du moment (2) et Srikant va apporter sur ce terrain une contribution remarquée. Dans une étude de cas consacrée à une start-up innovante dans le domaine des technologies médicales, ATH Micro Technologies Inc. qui sera l'occasion de passer au crible l'ensemble des points critiques liés à la montée en puissance d'une jeune entreprise, il rappelle les éléments fondamentaux du système de contrôle à mettre en place. Quatre types de problèmes sont identifiés : les incertitudes stratégiques, les variables de la performance, les risques à éviter et les valeurs fondamentales. On gère les premières par des systèmes de contrôle interactifs cherchant à améliorer le positionnement futur de l'entreprise en étroite symbiose avec son environnement ; les secondes par un système de diagnostic s'assurant que le travail est bien réalisé ; les troisièmes par une sorte de système de frontières mettant en place une surveillance appropriée ; les quatrièmes enfin, en développant un système de croyances (3) favorisant l'engagement de l'équipe dans la mise en oeuvre de la mission de l'entreprise.
Quoique n'étant pas nouveau en soi (4), ce système de contrôle constitue un rappel utile dans le contexte de l'époque. Surtout, Srikant en fait une présentation qui établit un parallèle éclairant et de bon sens entre le management des organisations et l'éducation des enfants. L'évaluation de la performance ? Elle passe également dans l'éducation par un système d'encouragement et de récompense, qu'il soit matériel ou symbolique. L'identification des risques à éviter ? Elle s'appuie bien, elle aussi, sur la mise en place d'un certain nombre de limites, et notamment d'un système permettant d'en surveiller et d'en corriger les écarts. Les valeurs essentielles ? Dans un monde où l'on ne peut pas tout prévoir, elles jouent un rôle clé et prospèrent en tout état de cause à travers une culture familiale non pas formelle mais vécue et traduite dans les faits - bref, en montrant l'exemple. La préparation de l'avenir enfin ? Elle passe de la même manière dans l'éducation par un système d'exploration de l'environnement ayant pour objectif, idéalement, de mettre l'enfant en position de réaliser son potentiel, c'est-à-dire à la fois de trouver sa voie et d'accomplir ce qu'il à faire...
Etait-ce la simplicité du modèle ou ma paternité récente ? Sans doute les deux à la fois. S'il est vrai que tout apprentissage passe par des moments de révélation ou des déclics qui s'ancrent dans une expérience singulière, celui-là m'apparut d'emblée comme une boussole précieuse sur les deux terrains du management et de l'éducation.
Au-delà de cette intervention qui, en combinant sagesse et efficacité, rappelait astucieusement les bornes à ne pas dépasser, Srikant publiait également au milieu du programme un ouvrage apportant une base solide à la refondation des Business Schools (5). Il a même figuré dans la short list des trois candidats à la succession du Dean (doyen) de l'Ecole, succession qui est également intervenue au cours du programme. Or, cette reconnaissance est d'autant moins anecdotique qu'outre le fait qu'elle concerne la première université au monde, sa mise en oeuvre se déroule selon un processus très particulier. Plusieurs mois durant, une large consultation est en effet menée aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'Ecole dans le but de faire émerger les successeurs potentiels du doyen en poste. Impossible de se retrouver là par hasard et encore moins par favoritisme. On ne saurait à vrai dire imaginer processus plus exigeant en termes de talent, de contribution mais aussi de sens du service et, plus encore, de réputation. C'est au terme d'un tel processus que Srikant Datar s'est vu confirmer comme l'une des figures parmi les plus respectées de la communauté académique de l'Ecole.
L'heure de la refondation
Or même si, pour ce qui le concerne, le processus n'a pas été jusqu'à son terme, il est clair qu'il n'en a pas moins été un artisan écouté et influent de la remise en cause qui a commencé à se mettre en place à cette époque. Nitin Nohria, qui a finalement été désigné comme le nouveau Dean, a d'emblée entamé une large consultation internationale aussi bien parmi les étudiants et le corps enseignant que les entreprises, les institutions et tous les acteurs de référence intéressés par les destinées de l'Ecole. Sa vision du développement de l'Ecole et les grands objectifs qu'il a retenu pour son action ne s'inspirent pas moins largement des réflexions menées par Srikant Datar.
Cette vision tient en quelques points que le nouveau Dean résumait début 2011 en une courte brochure adressée à tous les anciens de l'Ecole et structurée autour de quatre questions : quelles sont les plus importantes opportunités qui se présentent à nous ? Qu'est-ce qui fait notre singularité ? Où pourrait-on faire davantage, ou que pourrait-on faire différemment ? Comment enfin, les changements à l'oeuvre dans le monde d'aujourd'hui sont-ils susceptibles de nous affecter ? Il est frappant de constater combien cette réflexion prend acte du passage d'un siècle qui fut largement un siècle américain à un autre qui s'est d'emblée imposé comme celui de la mondialisation - y compris en se donnant pour objectif de contribuer à résoudre les problèmes qui lui sont liés : développement durable, systèmes de santé, fonctionnement des marchés, révolution digitale ou pauvreté.
Or, selon les termes du nouveau Dean qui rappelle au passage, à l'instar d'autres cercles humanistes, qu'être un leader ce n'est pas se proclamer tel mais être reconnu comme tel par les autres et en particulier par ses pairs, c'est bien une marque de fabrique de l'Ecole que de faire en sorte que ses diplômés fassent preuve de leadership et cela quel que soit le domaine dans lequel ils choisissent d'agir. S'ensuivent quelques priorités qui donnent notamment pour objectif à l'Ecole de reconfigurer son système de formation dans un univers marqué par le développement d'alternatives plus courtes et mieux ciblées. Il s'agit par exemple de faire évoluer la méthode des études de cas vers une approche davantage tournée vers le terrain et la pratique, en particulier dans le cas des MBA en s'inspirant du "laboratoire remarquable" que représentent à cet égard les formations exécutives.
Une deuxième orientation est liée au développement de la multidisciplinarité en particulier entre la Business School et l'Université à l'instar de plusieurs programmes lancés dans le domaine de la santé ou de l'entrepreunariat social. C'est un objectif que le nouveau Dean veut pousser dans une logique d'intégration plus affirmée avec l'Université et qui pourrait donner lieu à un laboratoire conjoint focalisé sur l'innovation. L'internationalisation est aussi au programme de ce nouveau plan d'action, mais sur un mode qui puisse à la fois à renforcer les centres régionaux déjà ouverts par l'Ecole, notamment en Asie, et à mettre en place des modes de coopération innovants avec des institutions ou des organismes également engagés dans l'enseignement du management. De façon plus spécifique, Ditin Nohria met aussi l'accent sur une prise en compte approfondie de la diversité sur le campus, qu'elle soit de nature socio-démographique ou intellectuelle, de sorte que chaque membre de la communauté puisse se sentir ici réellement chez lui.
On est frappé au total par le mélange d'ambition et d'humilité qui préside à cette vision renouvelée du développement de l'Ecole. L'ubris de la crise a laissé des traces et, en quelques mois, Harvard est passé du constat à l'action en élaborant collectivement, à l'intérieur comme à l'extérieur de ses murs, un projet à la fois innovant et mobilisateur.
Parmi les critères explicatifs de la force et de la longévité des marques, celui de l'adaptation à l'environnement est, dans le cas de l'Ecole, sans doute le plus impressionnant en raison à la fois de sa puissance et de sa rapidité. Bien sûr, des personnalités particulières ne manquent pas d'émerger au cours d'un tel processus pour lui donner un visage et une voix. Il reste que l'on ne peut s'empêcher de penser au contact de cette sorte de puzzle de la refondation qui se met alors en place qu'il s'agit là, plus que de la somme de contributions individuelles remarquables, d'une mécanique collective inscrite dans l'ADN même de l'Ecole. Cet aspect particulier de son identité recoupe un trait important des analyses d'Arie De Geus selon lesquelles un des facteurs de la longévité des organisations est que chacun s'y sent en quelque sorte le gardien, le dépositaire et l'artisan d'une tradition qui l'a précédé, qui lui survivra - et qu'il doit ainsi faire ses meilleurs efforts pour faire fructifier.
A sa manière, plus abrupte, le prédécesseur de Tarun Khana ne disait pas autre chose.
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(1) Pour une approche vulgarisée de cette question, voir par exemple le livre de Jacques Attali, "La crise, et après ?", Fayard (2008).
(2) Ils s'appuient notamment sur le livre de Robert Simons, "Levers of Control", HBS Press (1995).
(3) On dirait plus volontiers une culture en français, ce qui souligne bien là encore la différence entre une culture de process et une culture de délibération, une dimension organique et une dimension critique, une logique de performance collective et une logique d'adhésion individuelle - si bien que, contrairement à une idée rebattue, la culture réputée la plus collective des deux n'est pas celle que l'on pense.
(4) J'ai connu deux dirigeants, un patron d'administration centrale et un industriel, qui cultivaient cette approche mêlant esprit caustique et intelligence décapante (je me souviens notamment avoir vu un document d'étude provenant d'un cabinet de conseil annoté de la main de l'un d'eux, dont j'espère qu'il n'a pas été retourné tel quel à ses auteurs). Dans certains cas, cette opposition délibérée aux enthousiasmes de l'époque peut faire manquer une évolution importante. Il reste que, par contraste avec tous ceux d'entre nous qui épousent une mode après l'autre à un rythme si difficile à suivre que l'on se demande si son objet véritable est de produire de quelconques effets concrets, de préférence positifs, cette sorte de mécanique intellectuelle se révèle un outil de triage relativement efficace, dès lors en tout cas qu'elle ne conduit pas à une forme de dogmatisme héroïque et solitaire.
(5) Srikant M. Datar, David A. Garvin, Patrick G. Cullen, "Rethinking the MBA - Business Education at a crossroads", Harvard Business Press (2010). Pour l'anecdote et en écho au parallèle qu'il fit lui-même entre le management et l'éducation, je ne résiste pas au plaisir de citer ici la dédicace que Srikant a gentiment faite de son livre à ma fille : " To Chiara - It has been one of my great pleasures to get to know the Beaunay family. Study hard, be good, and always think about what you can do for others. I hope that one day you will study at Harvard so that we may learn from you just as we have learned from your father. Good luck and very best wishes. Srikant". Au-delà de ses aspects emphatiques et bienveillants relativement inévitables dans la culture américaine, cette dédicace me semble un signe supplémentaire de sa qualité pédagogique et humaine. D'ailleurs, lorsqu'on vient le voir pour un mot de cette nature, l'auteur ne se contente pas, à l'instar de certains de ses collègues, de griffoner à la va-vite un mot à peine lisible couvert d'une signature aussi mégalomaniaque qu'expédiée, en prenant un air plus ou moins inspiré. Il vous emprunte votre exemplaire, prend le temps de rédiger un mot personnel et le dépose un peu plus tard à votre attention. On ne dira jamais assez combien un leadership authentique se révèle autant à travers de petits détails que de grandes choses. Du point de vue des gens, ce sont d'ailleurs les petits détails qui mènent aux grandes choses.
17:30 Publié dans Harvard Report, Management, Politiques publiques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : management, harvard, crise, subprime, nouvelles technologies, srikant datar, ath micro technologies
30/03/2011
Harvard (1.1.1) Une expérience transformative (ce que c'est qu'une marque)
1. L'écosystème et l'aprentissage
1.1. Apprendre
1.1.1. Une expérience transformative (ce que c'est qu'une marque)
Cette fois, l'avertissement est venu du prédécesseur de Tarun Khanna, un professeur de stratégie spécialiste des pays émergents et titulaire de la chaire Jorge Paulo Lemann, en des termes assez clairs. C'est en expliquant, à propos du groupe indien Tata dont il conseille le vénérable président par ailleurs, ce que devaient être les domaines de compétences fondamentales de la holding par rapport aux divisions dans le contexte d'un pays émergent, que Tarun finit par partager avec nous la mise en garde amicale que lui fit son prédécesseur :
- Tu foires avec la marque, je te flingue et après on discute.
Il s'agissait bien sûr de l'Ecole. Pour la seule Business School au monde qui vient avec une régularité d'horloger en tête de tous les classements internationaux, la réputation vaut de l'or, au propre comme au figuré. D'abord, les programmes, qu'il s'agisse des MBA ou des programmes exécutifs, y coûtent très cher. Une participation au "General management Program" (GMP) de la Harvard Business School vaut par exemple entre 50 et 60 000 $. Les étudiants y sont sponsorisés par leur organisation ou bien financent eux-même leur inscription ; des solutions mixtes se mettent parfois en place. En tout état de cause, les bourses sont extrêmement rares et ne sont proposées que pour des zones de recherche croisées avec des zones géographiques très spécifiques.
L'Ecole met tout en oeuvre pour faire en sorte que les programmes qu'elle propose soient identifiés comme des programmes de référence. Dans leur ouvrage "Power Brands" (La puissance des marques), deux consultants de McKinsey (1) montrent que les marques remplissent trois fonctions principales : la réduction du risque tout d'abord, liée à la confiance qu'elles suscitent et à la sécurité qu'elles apportent ; une information facilitée ensuite, qui permet une prise de décision rapide et efficace (il suffit pour s'en convaincre de faire ses courses dans un supermarché étranger) ; un bénéfice d'image enfin, davantage lié à l'imaginaire de la marque. On retrouve l'ensemble de ces éléments dans le cas de Harvard, et d'autant plus que la plupart des participants ont fait un benchmarking international préalable, pesant l'intérêt de telle ou telle formation (parmi lesquelles revenaient le plus souvent Stanford et l'INSEAD) avant de sélectionner le programme auquel ils souhaitaient postuler. Bien évidemment, dans des pays qui placent l'éducation au-dessus de tout avec un haut degré d'exigence - je pense à l'Inde notamment -, la réputation et l'image de marque liées à l'Ecole jouent également à plein.
Les secrets de la longévité
Les participants sont ensuite dûment sélectionnés. Un pourcentage limité des candidats, moins de 10 %, intègre les MBA et environ un dossier de candidature sur deux est rejeté au General Management Program (GMP) dont le processus s'appuie à la fois sur un dossier reposant sur la présentation détaillée et recommandée d'un parcours et d'un projet professionnel, ainsi que sur la possibilité d'entretiens complémentaires. Un taux de rejet plutôt étonnant compte tenu de ce que l'on pourrait qualifier d'effet de sélection implicite qui tend à opérer un tri naturel préalable des candidats. Sans parler des éliminations ou des défections qui, dans les deux types de programmes, retirent chaque année quelques pourcents des effectifs en cours de route, ce qui suffit à entretenir une pression collective suffisante vers l'obtention du diplôme (2).
Si du fin fond de la France aux confins de l'Asie, l'Ecole est à la fois identifiée et admirée, cela s'explique en réalité, au-delà des éléments généraux qui constituent toute marque, par un ensemble de facteurs plus spécifiques qui multiplient leurs effets. La profondeur historique d'abord : Harvard fut fondée en 1635 (par un collège de jésuistes français) (3), ce qui la rapproche un peu des vieilles universités européennes comme la Sorbonne dans le domaine des sciences humaines par exemple. Les marques qui durent et qui durent longtemps - quelques décennies - ou très longtemps - quelques siècles - sont des phénomènes extrêmement rares. Une étude menée il y a une quinzaine d'années par Arie De Geus (4) a montré que quatre facteurs principaux expliquaient la longévité des plus grandes organisations mondiales : la faculté de s'adapter rapidement à l'environnement ; une identité forte ; un certain degré de tolérance ou de décentralisation ; et enfin, un mélange de prudence et d'indépendance financières.
On retrouve, plus ou moins pondérés, l'ensemble de ces critères dans la prospérité de l'Ecole dont la puissance financière n'est plus à établir, avec des revenus qui proviennent pour l'essentiel (40 %) de ses placements - placements qui après avoir atteint un sommet avec 40 milliards en 2008 étaient, sous l'effet de la crise, redescendus à environ 25 milliards un an plus tard. Harvard est l'université la plus riche du monde. Sur le plan de l'identité, le raccourci qu'en donne la confidence que nous fit Tarun Khanna suffit à prendre la mesure de l'exigence de l'Ecole vis-à-vis de son corps enseignant, dont les membres sont d'ailleurs évalués de façon complète et régulière par les élèves. Un élément particulièrement intéressant est cependant lié à la décentralisation. Dans la théorie de De Geus en effet, celle-ci implique que le centre laisse à ses membres, à l'intérieur d'un cadre d'ensemble cohérent, la faculté d'explorer les pistes de développement qui leur semblent porteuses et de renouveler ainsi, de façon à la fois dense et féconde, aussi bien l'analyse des pratiques que la mise en perspective des savoirs.
Or, il va sans dire que cette faculté d'exploration derrière laquelle il faut lire la puissance considérable d'une recherche ancrée dans les réalités managériales, est précisément liée à la qualité exceptionnelle du corps professoral. Linda Hill ou Boris Groysberg dans le domaine du leadership et des organisations, Mihir Desai en finance, Srikant Datar en comptabilité, Marco Iansiti dans le domaine des nouvelles technologies ou encore Tarun Khanna sur la stratégie et la gouvernance, pour n'en citer que quelques uns, sont des gens réputés dans leur domaine. Nous avons tous appris à faire rapidement au cours de notre scolarité la différence entre les bons et les mauvais profs. Parfois, rarement, il est même arrivé que nous soyons sollicités pour les évaluer. Mais nous avons rencontré peu de très bons professeurs. Or, l'impression qui domine à Harvard, c'est qu'un très bon niveau est somme toute assez banal dans un contexte où plusieurs professeurs-chercheurs apparaissent comme brillants. Si, comme le proclame sa devise, l'Ecole "forme les responsables qui font une différence partout dans le monde" ("We educate leaders who make a difference in the world"), alors cette différence passe d'abord par celle que fait le corps enseignant.
Le management comme maïeutique
Et ils le sont d'autant plus qu'ils conçoivent essentiellement leur rôle comme une fonction d'animation du débat. Un prof d'Harvard en action, c'est Socrate passant de la philosophie au commerce avec la même capacité à faire accoucher ses interlocuteurs d'un certain nombre de vérités - ou de doutes, selon les cas. Un maître en dynamique de groupe quoiqu'il en soit, qui sait ce que c'est que de mener une discussion face à cinquante ou cent élèves pendant une heure et demie et de mettre en perspective le débat en trois ou quatre points clés en fin de séance de façon souvent lumineuse.
Un tel système pédagogique suppose naturellement qu'il y ait un peu de répondant et de matière en face dans la salle. Dans ma promotion, la plupart des participants ont exercé des responsabilités à des niveaux de direction générale ou sont des responsables fonctionnels senior qui ont de larges responsabilités managériales ; toutes les grandes fonctions managériales sont par ailleurs représentées. L'éventail des organisations dont ils sont issus est aussi très large, allant de start-ups à de grands groupes mondiaux (Fortune 500) en passant par quelques organisations à but non lucratif. On compte trente-sept pays et quarante-deux secteurs d'activité qui couvrent aussi bien l'industrie minière ou pétrolière que les nouvelles technologies en passant par les biens de consommation, le secteur financier, les biens d'équipement, l'industrie chimique, le conseil, l'automobile ou encore l'industrie du divertissement, et même la gastronomie ou l'armée...
Pour la plupart d'entre eux, des gens solides et rapides, avec de la substance, ce qui fait une différence notable avec le profil type des MBA, dont la connaissance des réalités de l'entreprise est par définition plus abstraite et moins opérationnelle. Jeune diplomate, j'avais ainsi enseigné simultanément les questions internationales et la culture générale à la Sorbonne à un public de jeunes étudiants et au ministère des Affaires étrangères pour les agents qui préparaient les concours de catégorie A. Dans le premier cas, des cours assez mornes avec des étudiants appliqués mais sans relief ; dans le second, des échanges d'une extraordinaire vivacité à travers lesquels nous co-construisions une démarche qui était moins d'apprentissage que de réflexion collective - bref, des sessions qui relevaient davantage d'un séminaire que d'un cours. Nous cherchions quelque chose ensemble.
La diversité des participants, à tous les sens du terme, contribue fortement à la richesse et à la vivacité des échanges. De ce point de vue, Harvard renforce son leadership dans un contexte où le nombre des étudiants explose dans toutes les grandes zones du monde. De 100 millions en 2000, il devrait passer au double en 2017, dont + 85 % en Afrique et au Moyen-Orient et + 186 % en Asie dont la Chine et l'Inde devraient représenter à elles seules 55 millions d'étudiants. Les étudiants sont aussi de plus en plus mobiles : au sein de ces deux dernières zones, plus de 7 millions d'entre eux étudieront hors de leur pays d'origine (5). Quand Bernard Ramanantsoa parle de conserver un certain "respect" dans cette hiérarchie, Harvard joue de son côté sur le registre du prestige.
Marque de fabrique
Or, à juste titre, le patron de HEC fait une distinction "entre ceux qui créent le savoir et ceux qui le reproduisent" (6). De ce point de vue, au milieu de la lutte implacable que se livrent tous les grands pays pour attirer les meilleurs professeurs et les meilleurs élèves - et dans laquelle d'ailleurs, avec son troisième rang, la France n'est pas si mal placée -, Harvard fait figure de laboratoire. En s'appuyant sur un réseau de managers et de dirigeants incomparable aux Etats-Unis comme dans le monde ainsi que sur des filières de recherche et de publication actives et puissantes, l'Ecole peut ainsi mener des études aussi novatrices que percutantes dans tous les grands domaines du management.
Or, l'une des spécificités majeures de l'enseignement à Harvard est qu'il est presque exclusivement basé sur les études de cas. Pour le coup, c'est une réelle marque de fabrique de l'Ecole qui a d'ailleurs si largement essaimé dans l'ensemble des grandes formations exécutives qu'elle en définit aujourd'hui le standard. Contrairement à Stanford ou Wharton où les étudiants doivent ingérer des pans entiers de savoir théorique en marketing, en finance ou en organisations dans un mélange indigeste de manuels et de cours magistraux, ici, on se plonge dans le réel avec toujours le même fil conducteur : "What would you do ?" (Et vous, que feriez-vous ?). On est, autrement dit, dans un processus à la fois individuel et collectif qui combine mise en situation, confrontation des analyses et prise de décision en situation d'information partielle - moins en raison du fait que les informations fournies seraient lacunaires que parce que l'on manque de temps pour les approfondir. Avec environ 500 pages d'études de cas à absorber chaque semaine, complétées par quelques lectures fondamentales (soit une vingtaine d'ouvrages sur 5 ou 6 mois), on travaille de fait sous une contrainte de temps très forte qui reflète les conditions réelles de la prise de décision dans les organisations. En un mot, si un certain nombre de formations sont des respirations, celle-ci ne laisse guère le temps de souffler.
Ce portrait ne serait pas pourtant complet sans un aperçu de l'intendance - une spécialité américaine. De fait, l'infrastructure administrative et logistique est impressionnante. Des conditions de résidence à la conception des salles - des amphis à échelle humaine qui forment un cercle rapproché autour du bureau central avec de larges travées dans lesquelles les professeurs-modérateurs peuvent circuler à leur aise -, des salles de restaurant aux bureaux en passant par les espaces verts et les équipements sportifs ou culturels du campus, tout est fait pour que les étudiants se soucient uniquement de ce pourquoi ils sont là : apprendre, en faisant en sorte qu'ils tiennent à la fois l'intensité et la distance. On rêve d'une telle qualité de service dans l'enseignement supérieur français, grandes écoles incluses, qui combinerait, dans une tradition américaine matinée de tradition internationale, l'attention aux personnes avec l'efficacité des process, et cela jusqu'au suivi des questions individuelles les plus pratiques.
Ce qui frappe pourtant, dans des domaines étudiés aussi différents que le leadership ou la finance, la négociation ou le marketing, la stratégie ou la mondialisation, la pauvreté ou l'éducation, c'est davantage la capacité de ce système à poser des questions qu'à apporter des réponses. On vient dans un programme exécutif à Harvard avec un certain nombre de certitudes ou, en tout cas, de repères appuyés sur des expériences qui, pour être solides, n'en sont pas moins inévitablement partiels. On en repart avec des interrogations plus qu'avec des dogmes. Non avec des "leçons" mais avec des pistes de recherche et de travail fécondes qui sont essentiellement d'application et de remise en cause. Comme le rappelait Rajiv Lal, le directeur du programme, citant Peter Drucker dans sa présentation inaugurale : "La plus courante source d'erreurs en matière de décisions managériales est l'accent mis sur la bonne réponse plutôt que sur la bonne question" (7).
Autrement dit, ici - et tout le programme est au fond conçu dans cette logique d'application et de mise en perspective -, c'est quand les choses se terminent qu'elles commencent vraiment, ne serait-ce que parce qu'il s'agit moins d'apprendre que de faire. En langage Harvard, cela s'appelle une expérience transformative.
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(1) Hajo Riesenbeck & Jesko Perrey, "Power Brands", Wiley (2007).
(2) Je ne peux m'empêcher de penser à cet égard au processus de sélection à l'oeuvre au sein des formations... au parachutisme. Lorsque j'ai fait ma P.A.C. (Préparation Accélérée à la Chute) au centre européen de Lapalisse à l'été 2002, j'ai vu en effet des gens se faire jour après jour exclure de la formation. C'était en particulier le cas lorsque, même après un coaching personnalisé et intensif (les premiers sauts sont accompagnés dans la phase de chute libre, puis guidés par radio depuis le sol avant d'être ensuite soigneusement debriefés par video), les participants perdaient totalement la maîtrise des événements en l'air (je me souviens notamment d'un pilote d'hélicoptère qatari qui, trop raide, ne parvenait pas à s'ancrer en l'air et tournait du coup sur lui-même comme une hélice). Sur un total de 8 personnes au départ, trois avaient quitté le groupe après les trois premiers jours.
Je ne mentionne naturellement cette expérience qu'à titre personnel. Je veux dire par là que toute idée de soumettre des cadres d'entreprise à ce type de programme sur une base professionnelle et non volontaire comme cela a pu être le cas notamment dans les années 80 me semble, pour être clair, aussi stupide que dangereuse. Ce qui me semble intéressant en revanche, en faisant le parallèle avec la formation dispensée par l'Ecole, c'est l'opportunité que la participation à un tel programme donne à la fois d'explorer les possibles, de mieux connaître ses limites et de s'investir dans un certain nombre de progrès à réaliser. Il va sans dire que tout cela, qui est dans les deux cas très collectif, ne va pas non plus sans quelques grands moments de solitude.
(3) Il s'agit ici de l'Université. La Business School n'a été fondée qu'en 1908. Il est cependant clair que, bien qu'elle intervienne dans un domaine de compétence distinct, la Harvard University Graduate School of Business Administration pour reprendre sa dénomination officielle, à la fois s'ancre dans cette tradition et contribue à son rayonnement (pour plus d'informations à ce sujet, voir les articles correspondants de Wikipédia aussi clairs que complets).
(4) Arie De Geus, "The Living Company - Habits for Survival in a turbulent Business Environment", Harvard Business School Press (1997).
(5) "La bataille de la matière grise est engagée", Le Monde, 8 mars 2011.
(6) Ibid.
(7) Peter Drucker, "The Practice of Management" (1954)
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