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27/03/2013

Dircom (notes) : leçons calédoniennes

Avant de passer par l'Europe, l'Amérique et l'Asie, j'ai commencé ma (vraie) vie professionnelle en rejoignant une société industrielle dans le Pacifique Sud au beau milieu d'une bagarre politico-industrielle d'anthologie qui reste profondément ancrée dans le lacis professionnel qui fait ce que l'on nomme communément une expérience. De cette aventure calédonienne, j'ai tiré quelques leçons qui, au-delà des charmes conjugués de l'industrie et de l'anthropologie, restent pour moi à la fois un ancrage et une inspiration.

L'aventure, c'est l'aventure

La première, c'est sans doute l'aventure en elle-même, et cela à deux titres. Vivre sa première expérience professionnelle forte comme une aventure, c'est d'abord, à tout prendre, un bon choix. On peut avoir été marqué par la préface célèbre à Aden Arabie ou par Tristes tropiques et y aller tout de même. Ce que l'on dit de l'entrepreneuriat vaut aussi pour l'apprentissage : un élément clé de cette affaire, c'est le risque, une mise en situation qui s'apparente parfois aussi (dans certaines circonstances, heureusement assez rares) à une mise en danger.

Mais cela vaut aussi sur un plan plus collectif. L'intérêt de s'engager dans cette voie, c'est que l'on comprend vite les ressources de ce que peut représenter une aventure pour l'entreprise : ce qu'elle peut donner à voir, à faire sentir, cette vibration si particulière qui signe les expériences marquantes. Ceux qui n'ont pas connu cela verront toujours davantage l'aventure comme un risque suspect plutôt que comme une source de développement.

La deuxième leçon dérive assez largement de la première : dans une aventure, il faut à un moment ou à un autre à la fois compter ses forces et compter sur ses ressources propres. Sortir des sentiers battus, du plan sur catalogue et du réflexe standard pour inventer des solutions singulières. A bien y réfléchir, la communication ne se justifie que par l'existence de différences : si nous étions tous semblables, que diable aurions-nous besoin de communiquer ? L'on fait d'ailleurs parfois du silence, inversement, un symbole de la connivence (1).

Parvenir à bricoler un dispositif qui fonctionne dans cette société, dans cette culture, dans cette entreprise-ci et non dans telle autre, c'est un grand moment d'accomplissement dans lequel, d'ailleurs, le sentiment individuel de fierté s'efface souvent derrière l'harmonie collective qui s'installe parfois, comme par magie lorsque les choses trouvent leur place et leur dynamique. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard tant seule la dimension collective peut atteindre à cette puissance de réalisation.

Ni autocratie, ni autogestion

Troisième leçon : il n'y a pas de grande expérience professionnelle sans des rencontres qui l'inscrivent dans le temps en lui donnant la profondeur nécessaire et en les faisant, du même coup, sortir du strict champ professionnel. Ce qui finit par faire la qualité d'une action ou d'un projet en effet, c'est cette sorte d'alchimie qui se met parfois en place entre les individus et qui peut, dès lors, rendre possible ce que l'on croyait impossible.

De la rencontre, il existe une version individuelle et une version collective. La rencontre individuelle éclaire et inspire. Elle ouvre des horizons, fait comprendre les choses autrement, permet d'envisager le problème que l'on a à traiter sous un angle neuf qui ouvre, de fait, un nouveau champ d'action. La rencontre collective s'incarne dans des équipes qui ont compris à quel individualisme il faut renoncer pour bâtir quelque chose de supérieur, qui va de la conversation productive à la dynamique de transformation.

Quatrième leçon : le rapport de la communication au pouvoir est un rapport important et complexe. Il est important car la communication a pour mission de porter le projet de l'organisation ; il est complexe car il lui revient de trouver le juste équilibre entre les dirigeants et les gens pour des raisons qui ne relèvent ni de l'autocratie ni de l'autogestion, mais de l'efficacité collective.

Cinquième leçon : la pédagogie est au coeur de la communication. Cela implique d'abord de chercher à comprendre à travers l'immersion dans les faits, mais surtout à travers des relations. J'ai connu un dircom d'un grand groupe industriel qui expliquait que sa plus grande fierté, c'était d'avoir été présenté par son nouveau président comme quelqu'un qui avait déjà accumulé sur les métiers du groupe un savoir qui pouvait se comparer sans rougir à bien des experts internes. So what ?... 

Révélation et initiation

... C'était naturellement une bêtise : il y a peu de savoirs que le dircom ne doive construire à travers des interactions plutôt que sur la base de dossiers. Dans toute la mesure où il est un médiateur et un animateur, son sujet, ce n'est pas l'expertise, c'est la dynamique, ce n'est pas la connaissance, c'est la pédagogie, c'est-à-dire le savoir pour autrui. La bonne nouvelle, c'est que cela oblige, au moins sur la forme, à une certaine créativité ; la mauvaise, c'est que toute pédagogie se construit sur une répétition. En quoi la communication pourrait d'ailleurs se définir comme une sorte de désespoir anthropologique actif.

Sixième leçon : la révélation. Elle surgit souvent à l'issue du franchissement d'un certain nombre d'obstacles et elle éclaire soudain d'un jour nouveau des sujets sur lesquels on butait. Elle est, en ce sens, une des dimensions de l'aventure. Ce qui lui donne son caractère de révélation pourtant, c'est précisément ce surgissement particulier qui marque le passage à une phase supérieure - ce qui définit, aussi bien, les étapes d'une initiation.

Or, entre la révélation (on comprend par soi-même) et l'initiation (on comprend par le truchement d'autrui), il y a souvent l'épaisseur d'un trait que bien des expériences de ce type ne permettent pas tout à fait de trancher. Il m'est ainsi arrivé de prendre conscience, plusieurs mois plus tard, qu'un projet que j'avais porté avec force m'avait été suggéré, pour ainsi dire, à mon insu, comme l'expression crédible d'un choix propre (2).

Onesta (encore lui) n'a pas fait autre chose dans le domaine du handball : la stratégie, ce n'était pas la sienne, c'était une stratégie partagée avec l'équipe selon un modèle relevant non de la délégation mais de la co-construction. J'ai eu sur ce sujet de nombreux échanges avec des experts de haut niveau ; mais, pour convertir des problèmes en projets et transformer, ce faisant, des spectateurs critiques en acteurs engagés, je n'ai toujours pas vu mieux.

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(1) Entre la communication et le silence, il y a place pour la confiance, mais c'est une autre affaire.

(2) Ce qui fait la différence ici entre manipulation et révélation, c'est que la manipulation peut conduire à faire des choix qui ne seraient pas en ligne avec ses convictions. Pour simplifier, le leadership ne se confond pas avec la scientologie (dont j'ai reçu récemment des publications au bureau !).

07/03/2011

Dircom , un métier qui se transforme (12) Animer : le terrain, des opposants aux alliés

Combien de projets de changement ont-ils échoués parce que la dimension humaine du projet était aussi essentielle qu'elle fut négligée ? Dans l'un des premiers projets de changements auquel j'ai participé, on passa 90 % du temps sur l'ingénierie et 10 % sur la communication non seulement en comptant large mais aussi en comptant mal, car l'essentiel de ce temps fut consacré à déployer une stratégie d'information à travers les supports de communication écrits de l'entreprise - qu'ils fussent existants ou créés pour l'occasion, cela ne change rien à l'affaire. Car, et c'est là un précepte de base, on ne peut pas gérer efficacement un projet de changement par nature très chargé sur le plan émotionnel avec des supports de communication papier dont la fonction essentielle est, non de faire adhérer, mais d'informer. Ce n'est pas que l'information soit inutile sur ces sujets, loin s'en faut ! C'est juste qu'elle relève davantage de l'accompagnement que de la dynamique et qu'elle ne peut donc en aucun cas suffire en elle-même.

Quelques années plus tard, je m'opposais fermement, pour des raisons comparables, à un membre du comité de pilotage d'un autre projet de changement qui me demandait l'édition d'un document d'information sous un énième format pour un usage très spécifique. D'abord, nos activités entre la communication elle-même et la coordination du projet étaient aussi tendues que nos ressources étaient limitées. La direction de la communication devait être sur tous les fronts en même temps, ce qui ne peut tenir que moyennant un degré raisonnable de coopération ou, disons plus simplement, d'un minimum de bonne volonté de la part de ses partenaires. Si le rôle du dircom consiste à dire "oui" dans une large majorité de cas, il y a un certain nombre de situations, crises mises à part, où un refus poli mais ferme s'impose.

Il devenait surtout clair en l'espèce, au point où nous en étions, que les surenchères déraisonnables en matière de demande de supports d'information masquaient, dans un certain nombre de cas, un problème d'une autre nature. Après tout, une présentation power point tombée du siège était tout de même moins engageante qu'une réunion avec l'équipe locale. Le sujet, autrement dit, ce n'était pas la énième adaptation de tel document mais bien l'engagement de l'ensemble de l'équipe en charge dans le projet de changement lui-même. De fait, il est toujours préférable de clarifier l'agenda (au sens anglo-saxon du terme de l'ordre du jour) plutôt que de se laisser embarquer dans une enfilade de faux-semblants qui, en ne menant nulle part, finit par compromettre la dynamique collective. L'intérêt de l'industrie à cet égard est qu'il est posssible d'y mener un certain nombre d'explications "franches et cordiales" comme on dit en diplomatie sauf que, dans le cas qui nous occupe, l'exigence intellectuelle va de pair avec la possibilité, sinon l'encouragement (qui y tient peut-être à des rapports très majoritairement masculins) à exprimer un désaccord (1).

La méthode de mise en oeuvre dont il s'agit ici relève essentiellement de la tactique et c'est ce qui en fait un bon guide d'animation du changement sur le terrain. Elle s'appuie sur la recherche en sociodynamique développée par Jacques Fauvet et théorisée par la suite par Herbemont & César dans leur ouvrage : "La stratégie du projet latéral : comment réussir le changement quand les forces politiques et sociales doutent ou s'y opposent" (Dunod, 1998). L'idée centrale de cette approche, c'est de permettre aux acteurs concernés d'imprimer leur marque à un projet de changement en partant du principe que ce que l'on perd en cohérence initiale, on le gagne en appropriation. Et c'est tant mieux : l'objectif d'un projet de changement, a fortiori s'il est vaste, sensible et complexe, ce n'est pas la perfection mais l'efficacité.

D'où la notion-même de projet "latéral" qui, en soi, unifie d'ailleurs stratégie et tactique, fond et forme, contenus et process, technique et politique, ingénierie et communication puisque, dans cette approche, les gens sont les acteurs et non les objets de la démarche. Une conséquence pratique de ce qui précède, difficile à faire partager aux équipes de direction et autres comités de pilotage et cependant essentielle à la réussite de tout projet de cette nature, est qu'il convient de communiquer, au sens d'occuper le terrain, à toutes les étapes du projet sans attendre d'être parfaitement au point sur l'ensemble des aspects. Faute de quoi, la nature en général et le terrain en particulier ayant horreur du vide, on se retrouvera avec un projet aussi parfait sur le papier qu'impossible ou en tout cas beaucoup plus compliqué à mettre en oeuvre.

Précisément, l'un des principaux outils de cette méthode est la cartographie des alliés qui, dans une approche plus large de "quadrillage du terrain", permet de conserver la maîtrise d'un projet de changement lorsqu'il se heurte à des résistances fortes. L'intérêt de cette cartographie est qu'elle se base moins sur le discours des acteurs que sur l'énergie qu'ils sont prêts à investir dans le projet et reste toujours plus focalisée sur les alliés que sur les opposants - un précepte qui paraîtra aussi bêtement élémentaire qu'il est rarement appliqué pour des raisons émotionnelles d'ailleurs bien compréhensibles (c'est ce que les auteurs appellent "le syndrome de la pie").

Un point intéressant à cet égard est que, dans la hiérarchie des alliés du projet, ceux qui paraissent les plus engagés et qui sont qualifiés de "militants" ont dans une certaine mesure moins d'efficacité dans la réussite du projet que ceux qui, tout en s'engageant fermement en sa faveur, conservent une forme d'esprit critique qui leur permet de faire remonter les problèmes. Ces alliés du second type sont justement qualifiés de "Triangles d'or" et je recommande vivement de compter, dans toute équipe digne de ce nom, des gens capables simultanément de loyauté et de cette sorte de liberté d'évocation sans laquelle toute direction compromet tôt ou tard la réussite de son projet (selon le syndrome qualifié cette fois "d'évitement"). Une distinction subtile mais réelle est cependant à faire à cet égard entre ceux qui font remonter les problèmes avec le souci de faire réussir le projet et ceux qui jouent le même rôle avec l'intention inverse - et c'est en quoi il est plus efficace de mesurer l'énergie concrète que les gens investissent plutôt que les discours qu'ils tiennent.

A l'autre bout du spectre, il faut faire la part des choses entre les opposant mous et les adversaires radicaux. Il est souvent possible de faire basculer les premiers : il "suffit" pour cela d'enregistrer une série de succès faciles et concrets dans la période qui suit le lancement du projet. Là-dessus, pas de surprise majeure : pour une majorité de gens, prendre parti, c'est prendre le parti du vainqueur - les entraîneurs sont payés pour le savoir. Le cas des opposants radicaux n'est plus difficile qu'en apparence seulement. L'observation du manichéisme psychologique qui prévaut souvent dans le monde politique est ici riche d'enseignements. Il y a bien en effet un moment où il faut choisir son camp : on est pour ou on est contre. La vraie question, c'est celle du timing, autrement dit du moment où l'on est en mesure de faire basculer les choses. C'est la notion américaine du momentum (qu'il faudrait traduire par un terme qui exprimerait simultanément la dynamique et le basculement), si décisive dans les campagnes électorales. Quant à ceux qui sont irréductiblement contre, qu'ils existent comme ils le peuvent. L'essentiel encore une fois est de se focaliser davantage sur l'extension du cercle des alliés que sur les prises de position, toujours aussi virulentes qu'irritantes, des opposants.

Cette méthode a vu nombre de ses concepts clés essaimer si largement qu'ils font désormais partie de la boîte à outils de base de la plupart des managers de terrain. Je la tiens aujourd'hui encore, dans une approche que je prends le parti de simplifier ici à très grands traits, comme un outil essentiel du management de tout projet de changement difficile (2). Et je ne vois pas de ce point de vue de différence conceptuelle majeure avec les théories de John Kotter, si en vogue dans le monde anglo-saxon, sur la conduite du changement (3). A l'exception peut-être d'une prise en compte plus attentive dans la méthodologie française des aspects culturels ou, pour le dire plus justement à la manière de Bourdieu, des aspects symboliques du changement. C'est là l'intérêt d'un des outils développés par la méthode sous l'appellation de "modèle VUE", pour Valeurs (les règles inconscientes), Utilités (les opinions conscientes) et Envies (les désirs plus cachés). Selon cette approche, mener à bien un projet de changement, c'est être capable d'occuper correctement ces trois niveaux en termes aussi bien de compréhension des acteurs que d'offre du projet.

La confirmation d'une forme d'exception culturelle française, si l'on veut. Mais avec le risque, dans le cas contraire, de passer totalement à côté du film. A moins qu'il ne s'agisse là d'un authentique conte de fées ? De fait, pour être tout à fait complet, il faut aussi préciser que la méthode emprunte, sur un plan plus pédagogique, à la structure... des contes de fées telle qu'elle a été notamment mise en évidence par Vladimir Propp avec ses rois, ses magiciens, ses épreuves et ses obstacles. Du point de vue des épreuves et des obstacles au moins, on se retrouvera en terrain connu.

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(1) Il n'est pas inutile de noter que les règles du jeu au plan international se révèlent sensiblement différentes, par exemple dans le monde anglo-saxon qui met au contraire un point d'honneur à policer des sujets d'affrontement potentiels qui se traitent préférentiellement en aparté dans un couloir ou par avocats interposés. La Russie représente sous cet angle une exception culturelle notable et c'est sans doute en quoi une tradition d'alliance diplomatique entre nos deux pays apparaît aussi culturellement solide (et d'ailleurs, historiquement établie) que stratégiquement prospère.

(2) On pourrait certes soutenir que tout projet de changement qui ne serait pas un tant soit peu difficile ne serait pas véritablement un projet de changement. J'ai participé à des projets de réorganisation menés  tambour battant en trois mois et il serait de ce point de vue tout à fait erronné de faire de la conflictualité une sorte d'indicateur empirique de l'importance des enjeux du projet. Cela fait en réalité une différence intéressante entre les idéologues qui veulent en découdre et les pragmatiques qui veulent aboutir.

(3) Voir par exemple : John P. Kotter, "Leading Change", Harvard Business School Press, Boston (1996). Je traiterai de ce sujet par ailleurs dans la série de chroniques de la rubrique "Harvard Report" de ce blog sous le titre : "Le rapport Harvard ou la réinvention de l'entreprise dans un monde en crise".

28/02/2011

Dircom, un métier qui se transforme (9) Capter (l'héritage et le creuset)

Après les deux premières caractéristiques fondamentales du métier - la passion et la relation -, on entre avec la troisième, la transformation, dans le vif du sujet. Il s'agit cette fois de capter, de structurer et d'animer.

Le dircom fait un métier à la fois étrange, contesté et fragile. Etrange ? Demandez donc à des gens qui ne sont pas de la partie de vous dire en quoi consiste cette fonction ; la plupart du temps, ils vous poseront d'ailleurs la question d'eux-mêmes. Ce métier est aussi contesté en particulier lorsqu'il est assimilé à une mise en scène, mi-vaine mi-trompeuse, qui aurait au fond davantage pour fonction de faire écran que de contribuer à la transparence. De ce point de vue, les communicants ont généralement aussi mauvaise presse chez les journalistes - c'est le syndrome de l'écran et de la manipulation - que les journalistes sont souvent mal perçus par le corps social de l'entreprise - c'est le syndrome du scoop, du raccourci ou de la déformation que l'on oppose à des réalités techniques et économiques plus complexes qui requièrent une profondeur que l'on estime souvent difficilement compatible avec le format et le tempo des médias. C'est là un point important sur lequel on reviendra.

Mais ce n'est pas tout : le directeur de la communication fait aussi un métier fragile parce que la source de sa légitimité est plus complexe que pour les autres fonctions. Dire que sa justification fondamentale est de servir le projet de l'organisation qui l'emploie et qu'il en rend donc compte essentiellement à un président et à une direction générale est à la fois évident et insuffisant. Car ce travail, il ne peut le faire correctement que s'il est solidement ancré dans le corps social de l'entreprise, capable de développer avec intégrité des réseaux divers et vivants à travers lesquels il peut faire passer des messages dans les deux sens.

En forçant un peu le trait, dans la mesure où il est à la fois un homme du siège et un homme de terrain, où il représente simultanément la direction générale et l'opinion interne, on peut dire qu'il est à la fois stratège et syndicaliste. D'ailleurs, l'une des méthodes les plus efficaces de conduite du changement s'inspire en partie du savoir-faire des organisations syndicales en termes de maîtrise du terrain et de canalisation de l'opinion. Bref, le voilà dans une position relativement inconfortable, suspecté par chaque partie de n'être que le porte-voix de l'autre et condamné à convaincre que sa légitimité profonde ne vient en réalité ni d'un bord ni de l'autre, mais de sa capacité à faire le lien, qu'elle n'est pas d'abord une question d'allégeance personnelle mais de contribution à l'intelligence collective.

Une source supplémentaire de complexité vient alors de ce qu'il a à la fois un pied dedans et un pied en dehors de l'entreprise. Source de complexité ? Sans aucun doute : si l'on admet que la frontière entre l'interne et l'externe a vécu, alors cette dichotomie commode mais de moins en moins opératoire le cède à l'approche plus complexe d'un écosystème incluant des acteurs clés, qu'ils soient internes ou externes, et dont il faut tâcher de rendre les intérêts convergents ou, à tout le moins, compatibles. C'est dire que cette complexité est en même temps une source de fragilité, en particulier dans les entreprises dont la culture forte s'est en partie construite contre cet environnement.

Jeune dircom, j'ai fait l'expérience de la difficulté de faire valoir en profondeur le point de vue d'un adversaire au coeur-même de la direction générale, démarche dont l'objectif était de donner à voir différemment un acteur que des mois de conflit avaient naturellement fini par caricaturer (inutile de dire que j'ai passé davantage de temps à faire l'inverse en passant des heures, nuits incluses, à faire comprendre le point de vue de l'entreprise à des décideurs qui avaient fini par cesser de dialoguer avec elle et par la mettre dans une situation de quasi quarantaine).

Avec le recul, je ne sais pas si je referais la même chose ; probablement pas en tout cas de la même manière. Pour dire les choses autrement, il y avait une certaine audace à partager assez largement ces réflexions non seulement avec la direction générale mais aussi avec l'encadrement qui, dans une culture fermée et en situation de crise aiguë, aurait pu me coûter mon job. Il s'agissait pour moi en réalité de raisonner moins en termes d'audace que de partage, de provocation que de décryptage. C'est ce qui fait la différence entre un comportement partisan et une démarche engagée et qui a sans doute permis à cette démarche d'être non seulement acceptée mais aussi intégrée.

A un autre niveau, je crois qu'il y avait aussi le pari de montrer que la communication, dont la nécessité était a priori challengée par une partie de la direction locale, pouvait être autre chose qu'une vulgate commode mais sans grande portée, c'est-à-dire un outil de compréhension, de relation et de transformation au service du management et de l'entreprise dans son ensemble selon une trilogie qui, de fait, continue encore de marquer en profondeur ma vision du métier.

C'est dire que la faiblesse liée au double ancrage du dircom, à la fois dans l'entreprise et hors de ses murs, est en réalité une force. De l'agent double, il a la mobilité sans la duplicité. Ce qui définit alors son statut, c'est en effet moins le confort d'une position qu'une capacité de mouvement - physique, intellectuel, psychologique - qui lui permet, osons le rapprochement, sur un mode quasi baudelairien de comprendre la diversité des rôles et, fondamentalement, d'être à l'affût de ce qui émerge, de capter les tendances en développement, à l'intérieur de l'entreprise en termes de compréhension des besoins du corps social, mais aussi à l'extérieur en termes de points d'appui, de ce que François Jullien appelle la compréhension du "potentiel de la situation" et qui inclut en particulier le repérage des "facteurs porteurs" - bref, de mettre en place les éléments d'un creuset.

La difficulté est qu'il faut alors convaincre d'avancer en évitant un double écueil : renier ce qui a été fait par le passé et plaquer ce qui a marché ailleurs - attitude qui est, par définition, difficilement acceptable par les équipes, sauf peut-être dans le cas où la direction prise précédemment a mené l'entreprise à la catastrophe - et encore. Et c'est précisément l'intérêt de partir du terrain pour asseoir la légitimité, c'est-à-dire la spécificité, de la démarche. Capter en ce sens, c'est toujours un peu adapter. Peter Druker dit qu'en matière de management, 90 % des actions peuvent se décliner à peu près partout sans difficulté majeure et que seuls 10 % de l'approche doivent être spécifiques. Je crois que c'est juste à condition de bien comprendre que ces 10 % ont une portée qualitative décisive, en particulier dans les environnements les plus réticents au changement.

L'ensemble des moteurs du métier : la passion de s'engager et la capacité à développer des réseaux, peut alors tourner à plein régime au service de la transformation de l'entreprise. Tout cela n'irait pourtant pas loin si cette aventure collective ne s'adossait pas à une méthode solide pour canaliser la dynamique, structurer la démarche et concrétiser le projet.

18/02/2011

Dircom, un métier qui se transforme (8) Note sur le paradoxe de la cogestion (surtout, ne montrez pas l'exemple)

Que la communication soit d'abord un métier attaché à développer les relations par l'écoute, c'est tout sauf évident. Et cela pour une raison simple : de la même manière que l'ingénieur est fasciné par les objets techniques, le dircom (quoi qu'on en dise des "capitaines analphabètes") aime les mots. De son point de vue, dire quelque chose est toujours préférable à ne rien dire. Tout sauf le silence, qui vaut pour lui (surtout en début de carrière) reconnaissance d'une défaite ou aveu de faiblesse.

Je me souviens ainsi au plus fort d'une crise politique dans laquelle, il y a de cela plusieurs années, mon entreprise se trouvait jour après jour jetée en pâture à l'opinion publique avoir longuement tenté de convaincre au téléphone le président du groupe d'intervenir comme invité du journal télévisé local lors de sa prochaine visite. Ce fut un beau combat (dont je n'avais pas conscience qu'il était perdu d'avance) et qui me semble surtout, rétrospectivement, lui avoir permis de jauger ce que j'avais dans le ventre sur ces questions sérieusement emberlificotées - et vice-versa d'ailleurs, si j'en juge par quelques expressions fleuries utilisées au cours de cet entretien.

En bref, il y a des sujets qui sont de conviction autant que de raison, mais aussi des circonstances dans lesquelles l'effacement est préférable à l'apparition. Une communication de terrain patiente, qui construit les conditions d'un dialogue raisonnable, vaut alors bien mieux qu'une apparition médiatique sans lendemain, qui peut même avoir pour effet principal de donner du grain à moudre - et une cible à écumer - à des opposants qui ont les coudées plus franches (1).

Hors crises, cette relation entre l'écoute et la construction du groupe présente une difficulté qui, pour être moins intense, n'en est pas moins réelle. Le groupe a certes besoin d'une parole pour se retrouver (et ce n'est pas là la moindre des considérations pour une entreprise de taille significative attaquée avec virulence dans la presse) ; mais il a aussi besoin d'une écoute pour s'engager. Or, comment quelqu'un qui aime par vocation occuper l'espace de la parole peut-il aider ce processus d'intégration ?

L'inspiration pourrait venir en la matière de l'univers de la musique. Dans un atelier récent consacré au personal branding et à l'influence, Pierre-Michel Durand, chef d'orchestre de l'ensemble Prométhée, lance ainsi l'idée que construire un ensemble harmonieux, composé qui plus est de personnalités fortes et talentueuses, passe pour l'essentiel par un accompagnement plus que par une direction au sens autoritaire du terme. Son idée centrale pour transformer les individus en membres d'un groupe, c'est de faire émerger la conscience de la supériorité du groupe sur les individus qui le composent, de leur faire sentir en posant le son souhaité sur la production de l'orchestre, qu'ils participent à quelque chose de plus grand que chacun d'entre eux pris individuellement.

Or, et Durand insiste là-dessus, il s'agit de faire passer cette idée en peu de mots. En somme, pour que le collectif se crée et que la parole porte, il faut aussi savoir se taire. Fantaisiste ? Essayez de vous souvenir de deux responsables avec lesquels vous avez travaillé, l'un sachant tout sur tout et occupant tout l'espace, l'autre plus à l'écoute et faisant progressivement émerger une position qui reflète le groupe et en même temps le met en tension vers quelque chose à accomplir. Le premier suscite un respect teinté d'agacement, le second produit un engagement pénétré du sens des responsabilités qu'il vous refile - moins spectaculaire, mais plus puissant.

De l'art de l'écoute, on en vient ainsi à la question de la cogestion. Pour nombre de managers, le terme même apparaîtrait presque comme un aveu d'impuissance. Les plus placides composent tant bien que mal, les plus énergiques tentent d'inverser la tendance. Rares sont ceux qui l'utilisent efficacement. Il n'est pas inintéressant d'écouter de nouveau Claude Onesta là-dessus, au retour d'un quatrième titre de champion du monde de handball obtenu en Suède fin janvier.

Que le dit le coach de l'équipe de France de handball ? Qu'il a progressivement renoncé à imposer une stratégie à ses joueurs. Au départ, cela n'a rien à voir avec une quelconque théorie managériale en vogue. Onesta était simplement agacé, après chaque défaite, de voir tel ou tel joueur refaire dans la presse la stratégie qui aurait été gagnante... Résultat ? "Nous sommes passés à la cogestion : ils participent au programme de préparation, à l'analyse et à la tactique de jeu. Ce n'est pas facile de laisser empiéter sur sa zone d'autorité. Mais c'est un deal de responsabilité : je te fais confiance, à toi de me prouver que tu as raison. Du coup, quand ça sent mauvais, ils préféreront combattre plutôt que de se planquer"...

On ne saurait être plus clair : à l'apparent abandon de pouvoir personnel correspond une responsabilisation collective accrue. Ce que confirme à sa manière Luc Albert lorsqu'il lance à une assemblée de dircoms héberlués (moi le premier) : "Surtout, ne montrez pas l'exemple !" Parce que montrer l'exemple, c'est occuper l'espace qui doit idéalement être occupé par les autres. Cela revient à créer une sorte d'équilibre subtil entre la force et le retrait, la direction et la composition - ce qu'Herbemont et César ont appelé "le projet latéral" et qui consiste à laisser de l'espace aux autres pour qu'ils rentrent dans un projet qui devient du coup aussi le leur et qui, partant, n'est plus tout à fait le vôtre, ce qui fait une différence notable entre manipulation et intelligence collective.

Voilà qui, après la passion et la relation, nous mène tout droit au troisième des fondamentaux du métier : la transformation.

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(1) En énonçant cette règle empirique, je pense immédiatement à une exception notable sur un sujet dont j'ai d'ailleurs eu à traiter antérieurement en tant que diplomate et qui me parait singulière à un double égard : vis-à-vis de la culture de la communication qui prévalait précédemment dans le même groupe et vis-à-vis de l'attitude généralement plus réservée qui prédomine dans l'industrie. Il s'agit de l'implication personnelle forte qu'a montrée Christophe de Margerie lorsque Total s'est de nouveau trouvé attaqué, il y a un an ou deux, sur la question de ses activités en Birmanie à la suite notamment d'une prise de position publique anti-Total de Jane Birkin. Il y eu là-dessus un choix délibéré, de raison aussi bien que d'affect, de s'engager personnellement sur un terrain qui pouvait pourtant paraître perdu d'avance en termes d'image. Or je crois précisément que si la stratégie s'est révélée payante (autant que je me souvienne, la polémique ne s'est guère éternisée en effet), c'est qu'elle a moins procédé d'une stratégie en chambre laborieuse que d'un engagement personnel fort.

Une leçon à méditer en tout état de cause, même s'il faut bien sûr soigneusement choisir ses combats en la matière compte tenu du caractère de dernier recours dont procède une défense comme celle-ci. Un peu à la manière d'un gardien de but qui ne sort de sa surface de réparation que lorsqu'il y a nécessité absolue de le faire - ce qui amène au passage un constat et une question : 1°) tous les gardiens de but ne sont pas capables de le faire ; 2°) quel est au juste le territoire du gardien de but : la surface de réparation ou le terrain lui-même ? Et, face à un tireur de pénalty, ce terrain s'arrête-t-il vraiment là où commencent les tribunes ? La réponse que l'on apporte à cette question ne porte pas du tout la même conception du champ d'intervention de l'entreprise et de sa politique de communication. Elle donne aussi, accessoirement, des profils de gardiens de but sensiblement différents.

07/02/2011

Dircom, un métier qui se transforme (7) Faire agir (le périmètre et le territoire)

Le vrai terrain, celui où l'on doit pouvoir à la fois vibrer et se dépasser, c'est l'action. On écoute les individus pour sentir ce que le collectif a dans le ventre. On crée entre eux les bonnes connexions pour faire émerger les dynamiques porteuses. Et puis on les fait agir ensemble. Mais, dira-t-on entre un communiqué de presse et un séminaire managérial, en quoi au juste ce faire-agir ensemble est-il le sujet du directeur de la communication ?

La question ne se pose évidemment pas en ce qui concerne le périmètre de la direction de la communication elle-même. Le dircom est un responsable comme les autres qui doit fixer à la fois un cap, un cadre et un canevas pour l'action de ses équipes en faisant en sorte d'atteindre un certain nombre de résultats. Et comme partout ailleurs, le style d'intervention sera d'autant moins directif que le niveau de compétences et d'engagement, l'alignement stratégique et le degré de confiance, seront élevés.

Ces équipes peuvent d'ailleurs atteindre des tailles significatives dans un certain nombre d'organisations - de dix à cent personnes pour prendre une maille large dans les groupes de taille significative. Une des spécificités de la fonction toutefois est qu'elle est amenée à développer un certain nombre de relations qui vont au-delà de son périmètre hiérarchique.

Communiquer de ce point de vue, c'est se retrouver au centre d'un ensemble de relations qui, au-delà de l'équipe elle-même, englobent la direction générale, les directions opérationnelles et fonctionnelles, les sites et, bien sûr, tout l'éventail des parties prenantes externes : médias, investisseurs, décideurs, influenceurs, agences, associations et partenaires divers - toutes essentielles à la réussite du projet de communication de l'entreprise. Il s'agit au minimum de s'assurer que les informations pertinentes circulent de façon efficace dans les deux sens, entre l'interne et l'externe, vers le bas et vers le haut et, de façon plus transversale, entre les différents services de l'entreprise.

Cette spécificité s'estompe certes sous l'effet du développement général de la transversalité et de l'intégration croissante des parties prenantes dans toutes les fonctions de l'entreprise. Une direction industrielle coordonne un nombre significatif d'interfaces dans un cadre d'organisation souvent complexe. De même, les directions financières sortent elles aussi de plus en plus de leur périmètre naturel d'intervention, que ce soit pour améliorer la qualité de leur reporting ou pour s'assurer que les fondamentaux économiques et financiers sont à la fois compris et partagés par les autres acteurs, notamment opérationnels, de l'entreprise.

Il y a cependant quelque chose de différent dans le cas de la communication, inscrit pour ainsi dire dans son ADN-même. Elle est par nature en relation avec l'ensemble de l'entreprise. D'une certaine manière, rien de ce qui relève de la vie de l'entreprise ne peut lui être étranger puisqu'elle a vocation in fine à faire entendre la voix de la firme dans sa diversité - une diversité qui, bien comprise, c'est-à-dire approchée dans le contexte d'un organisme vivant qui ne cesse d'évoluer au contact de son environnement, décuple davantage son impact qu'elle ne répond à une contrainte.

Voilà la clé. Par son positionnement singulier au milieu d'un ensemble d'acteurs souvent différents et parfois opposés, elle a compris avant les autres que l'efficacité collective passerait de moins en moins par l'autorité et de plus en plus par l'influence, et que les logiques antagoniques de périmètres distincts finiraient bientôt par le céder à la dynamique d'un territoire commun.

Voyez ce que dit là-dessus la recherche en psychologie sociale : cette capacité de conviction et d'entraînement tient pour une part non négligeable au fait que ce qui définit une relation non hiérarchique, ce n'est pas le pouvoir mais la liberté, ce n'est pas la contrainte mais l'envie. Or seules la liberté et l'envie conjuguées peuvent à la fois permettre une confrontation stimulante des arguments et faire émerger le désir personnel de s'engager.

Sur ce terrain et à condition qu'elle soit menée avec diplomatie et dans un cadre managérial cohérent, la capacité de la fonction à mener avec tous des échanges informels s'avère décisive : cette capacité lui permet d'apporter à la substance parfois attendue de canaux installés ou d'échanges plus ritualisés dans la vie de l'entreprise une matière vivante qui peut faire une véritable différence.

La communication n'a donc évidemment pas autorité pour dire ce qu'il convient de faire techniquement dans tous les domaines - et, dans son périmètre-même, elle gagne d'ailleurs à faire en sorte que ses choix soient régulièrement challengés par les autres acteurs. Par son positionnement original au milieu de l'entreprise, la qualité de son écoute et par son rôle naturel de mise en relation des acteurs, elle est en revanche parfaitement fondée à porter une dynamique collective de progrès.

En somme, la primauté de l'influence sur l'autorité qui a pu être perçue comme une faiblesse originelle lui confère aujourd'hui, par une sorte de ruse de l'histoire, une nouvelle puissance collective.