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07/03/2011

Dircom , un métier qui se transforme (12) Animer : le terrain, des opposants aux alliés

Combien de projets de changement ont-ils échoués parce que la dimension humaine du projet était aussi essentielle qu'elle fut négligée ? Dans l'un des premiers projets de changements auquel j'ai participé, on passa 90 % du temps sur l'ingénierie et 10 % sur la communication non seulement en comptant large mais aussi en comptant mal, car l'essentiel de ce temps fut consacré à déployer une stratégie d'information à travers les supports de communication écrits de l'entreprise - qu'ils fussent existants ou créés pour l'occasion, cela ne change rien à l'affaire. Car, et c'est là un précepte de base, on ne peut pas gérer efficacement un projet de changement par nature très chargé sur le plan émotionnel avec des supports de communication papier dont la fonction essentielle est, non de faire adhérer, mais d'informer. Ce n'est pas que l'information soit inutile sur ces sujets, loin s'en faut ! C'est juste qu'elle relève davantage de l'accompagnement que de la dynamique et qu'elle ne peut donc en aucun cas suffire en elle-même.

Quelques années plus tard, je m'opposais fermement, pour des raisons comparables, à un membre du comité de pilotage d'un autre projet de changement qui me demandait l'édition d'un document d'information sous un énième format pour un usage très spécifique. D'abord, nos activités entre la communication elle-même et la coordination du projet étaient aussi tendues que nos ressources étaient limitées. La direction de la communication devait être sur tous les fronts en même temps, ce qui ne peut tenir que moyennant un degré raisonnable de coopération ou, disons plus simplement, d'un minimum de bonne volonté de la part de ses partenaires. Si le rôle du dircom consiste à dire "oui" dans une large majorité de cas, il y a un certain nombre de situations, crises mises à part, où un refus poli mais ferme s'impose.

Il devenait surtout clair en l'espèce, au point où nous en étions, que les surenchères déraisonnables en matière de demande de supports d'information masquaient, dans un certain nombre de cas, un problème d'une autre nature. Après tout, une présentation power point tombée du siège était tout de même moins engageante qu'une réunion avec l'équipe locale. Le sujet, autrement dit, ce n'était pas la énième adaptation de tel document mais bien l'engagement de l'ensemble de l'équipe en charge dans le projet de changement lui-même. De fait, il est toujours préférable de clarifier l'agenda (au sens anglo-saxon du terme de l'ordre du jour) plutôt que de se laisser embarquer dans une enfilade de faux-semblants qui, en ne menant nulle part, finit par compromettre la dynamique collective. L'intérêt de l'industrie à cet égard est qu'il est posssible d'y mener un certain nombre d'explications "franches et cordiales" comme on dit en diplomatie sauf que, dans le cas qui nous occupe, l'exigence intellectuelle va de pair avec la possibilité, sinon l'encouragement (qui y tient peut-être à des rapports très majoritairement masculins) à exprimer un désaccord (1).

La méthode de mise en oeuvre dont il s'agit ici relève essentiellement de la tactique et c'est ce qui en fait un bon guide d'animation du changement sur le terrain. Elle s'appuie sur la recherche en sociodynamique développée par Jacques Fauvet et théorisée par la suite par Herbemont & César dans leur ouvrage : "La stratégie du projet latéral : comment réussir le changement quand les forces politiques et sociales doutent ou s'y opposent" (Dunod, 1998). L'idée centrale de cette approche, c'est de permettre aux acteurs concernés d'imprimer leur marque à un projet de changement en partant du principe que ce que l'on perd en cohérence initiale, on le gagne en appropriation. Et c'est tant mieux : l'objectif d'un projet de changement, a fortiori s'il est vaste, sensible et complexe, ce n'est pas la perfection mais l'efficacité.

D'où la notion-même de projet "latéral" qui, en soi, unifie d'ailleurs stratégie et tactique, fond et forme, contenus et process, technique et politique, ingénierie et communication puisque, dans cette approche, les gens sont les acteurs et non les objets de la démarche. Une conséquence pratique de ce qui précède, difficile à faire partager aux équipes de direction et autres comités de pilotage et cependant essentielle à la réussite de tout projet de cette nature, est qu'il convient de communiquer, au sens d'occuper le terrain, à toutes les étapes du projet sans attendre d'être parfaitement au point sur l'ensemble des aspects. Faute de quoi, la nature en général et le terrain en particulier ayant horreur du vide, on se retrouvera avec un projet aussi parfait sur le papier qu'impossible ou en tout cas beaucoup plus compliqué à mettre en oeuvre.

Précisément, l'un des principaux outils de cette méthode est la cartographie des alliés qui, dans une approche plus large de "quadrillage du terrain", permet de conserver la maîtrise d'un projet de changement lorsqu'il se heurte à des résistances fortes. L'intérêt de cette cartographie est qu'elle se base moins sur le discours des acteurs que sur l'énergie qu'ils sont prêts à investir dans le projet et reste toujours plus focalisée sur les alliés que sur les opposants - un précepte qui paraîtra aussi bêtement élémentaire qu'il est rarement appliqué pour des raisons émotionnelles d'ailleurs bien compréhensibles (c'est ce que les auteurs appellent "le syndrome de la pie").

Un point intéressant à cet égard est que, dans la hiérarchie des alliés du projet, ceux qui paraissent les plus engagés et qui sont qualifiés de "militants" ont dans une certaine mesure moins d'efficacité dans la réussite du projet que ceux qui, tout en s'engageant fermement en sa faveur, conservent une forme d'esprit critique qui leur permet de faire remonter les problèmes. Ces alliés du second type sont justement qualifiés de "Triangles d'or" et je recommande vivement de compter, dans toute équipe digne de ce nom, des gens capables simultanément de loyauté et de cette sorte de liberté d'évocation sans laquelle toute direction compromet tôt ou tard la réussite de son projet (selon le syndrome qualifié cette fois "d'évitement"). Une distinction subtile mais réelle est cependant à faire à cet égard entre ceux qui font remonter les problèmes avec le souci de faire réussir le projet et ceux qui jouent le même rôle avec l'intention inverse - et c'est en quoi il est plus efficace de mesurer l'énergie concrète que les gens investissent plutôt que les discours qu'ils tiennent.

A l'autre bout du spectre, il faut faire la part des choses entre les opposant mous et les adversaires radicaux. Il est souvent possible de faire basculer les premiers : il "suffit" pour cela d'enregistrer une série de succès faciles et concrets dans la période qui suit le lancement du projet. Là-dessus, pas de surprise majeure : pour une majorité de gens, prendre parti, c'est prendre le parti du vainqueur - les entraîneurs sont payés pour le savoir. Le cas des opposants radicaux n'est plus difficile qu'en apparence seulement. L'observation du manichéisme psychologique qui prévaut souvent dans le monde politique est ici riche d'enseignements. Il y a bien en effet un moment où il faut choisir son camp : on est pour ou on est contre. La vraie question, c'est celle du timing, autrement dit du moment où l'on est en mesure de faire basculer les choses. C'est la notion américaine du momentum (qu'il faudrait traduire par un terme qui exprimerait simultanément la dynamique et le basculement), si décisive dans les campagnes électorales. Quant à ceux qui sont irréductiblement contre, qu'ils existent comme ils le peuvent. L'essentiel encore une fois est de se focaliser davantage sur l'extension du cercle des alliés que sur les prises de position, toujours aussi virulentes qu'irritantes, des opposants.

Cette méthode a vu nombre de ses concepts clés essaimer si largement qu'ils font désormais partie de la boîte à outils de base de la plupart des managers de terrain. Je la tiens aujourd'hui encore, dans une approche que je prends le parti de simplifier ici à très grands traits, comme un outil essentiel du management de tout projet de changement difficile (2). Et je ne vois pas de ce point de vue de différence conceptuelle majeure avec les théories de John Kotter, si en vogue dans le monde anglo-saxon, sur la conduite du changement (3). A l'exception peut-être d'une prise en compte plus attentive dans la méthodologie française des aspects culturels ou, pour le dire plus justement à la manière de Bourdieu, des aspects symboliques du changement. C'est là l'intérêt d'un des outils développés par la méthode sous l'appellation de "modèle VUE", pour Valeurs (les règles inconscientes), Utilités (les opinions conscientes) et Envies (les désirs plus cachés). Selon cette approche, mener à bien un projet de changement, c'est être capable d'occuper correctement ces trois niveaux en termes aussi bien de compréhension des acteurs que d'offre du projet.

La confirmation d'une forme d'exception culturelle française, si l'on veut. Mais avec le risque, dans le cas contraire, de passer totalement à côté du film. A moins qu'il ne s'agisse là d'un authentique conte de fées ? De fait, pour être tout à fait complet, il faut aussi préciser que la méthode emprunte, sur un plan plus pédagogique, à la structure... des contes de fées telle qu'elle a été notamment mise en évidence par Vladimir Propp avec ses rois, ses magiciens, ses épreuves et ses obstacles. Du point de vue des épreuves et des obstacles au moins, on se retrouvera en terrain connu.

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(1) Il n'est pas inutile de noter que les règles du jeu au plan international se révèlent sensiblement différentes, par exemple dans le monde anglo-saxon qui met au contraire un point d'honneur à policer des sujets d'affrontement potentiels qui se traitent préférentiellement en aparté dans un couloir ou par avocats interposés. La Russie représente sous cet angle une exception culturelle notable et c'est sans doute en quoi une tradition d'alliance diplomatique entre nos deux pays apparaît aussi culturellement solide (et d'ailleurs, historiquement établie) que stratégiquement prospère.

(2) On pourrait certes soutenir que tout projet de changement qui ne serait pas un tant soit peu difficile ne serait pas véritablement un projet de changement. J'ai participé à des projets de réorganisation menés  tambour battant en trois mois et il serait de ce point de vue tout à fait erronné de faire de la conflictualité une sorte d'indicateur empirique de l'importance des enjeux du projet. Cela fait en réalité une différence intéressante entre les idéologues qui veulent en découdre et les pragmatiques qui veulent aboutir.

(3) Voir par exemple : John P. Kotter, "Leading Change", Harvard Business School Press, Boston (1996). Je traiterai de ce sujet par ailleurs dans la série de chroniques de la rubrique "Harvard Report" de ce blog sous le titre : "Le rapport Harvard ou la réinvention de l'entreprise dans un monde en crise".