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20/03/2011

Harvard (01) Introduction : Les Business Schools sont des endroits dangereux...

La boutade vient de Marco Iansiti, professeur spécialisé dans les nouvelles technologies, au cours de la discussion en amphi d'une étude de cas sur Opel, l'un des tout premiers cas de la formation. Il faut dire que le contexte de cette étude est passablement compliqué. L'Allemagne étant alors en pleine réunification, la situation est très instable. Et, dans l'industrie automobile, les concurrents se livrent à une course de vitesse d'autant plus folle que, comme toute crise qui se respecte, la situation fait apparaître autant d'opportunités que de menaces. Lou Hugues, un jeune directeur financier qui vient de prendre la tête de la direction générale d'Opel dans ce pays, est par ailleurs rattaché à une hiérarchie complexe au sein de General Motors, entre un échelon européen plutôt prudent et un siège qui prend une position plus audacieuse mais moins monolithique qu'elle n'y paraît. Et puis un siège qui, par définition, est loin du terrain, l'est encore plus dans des circonstances historiques exceptionnelles.

La veille même, lors du travail préparatoire au sein de mon groupe de travail, les avis étaient aussi assez tranchés entre partisans de la prudence, par défaut de visibilité, et esprits entreprenants, plus sensibles au coup difficile mais fabuleux qui semble alors à jouer. Mark, un canadien venu de l'industrie des fournitures de bureau chez 3M, a même publié un essai, "The Great Reset" (titre que l'on pourrait traduire par : "Economie, année zéro"), qui constitue un pamphlet virulent contre la finance américaine et qui, en s'appuyant sur les déséquilibres monétaires du moment et l'état plus sinistré encore que l'immobilier résidentiel de l'immobilier commercial, annonçait l'aggravation de la crise à venir. De mon côté, dans la foulée de ma participation aux travaux de la commission pour la libération de la croissance française, je suis alors en train de publier un ouvrage sur l'emploi dont l'objectif essentiel est de faciliter l'insertion des jeunes diplômés sur le marché du travail.

Cela étant dit, sur Opel, Mark est beaucoup plus conservateur que moi, ce qui est d'ailleurs une caractéristique dont s'enorgueillissent généralement les Canadiens anglophones par opposition à leurs voisins américains qu'ils aiment à traiter, avec un brin de condescendance, comme de grands enfants. Sauf quand le feu que les enfants en question mettent à la maison finit par se propager chez le voisin. En réalité, l'intérêt de ce cas est qu'il reflète autant la nature des tempéraments que la rigueur de l'analyse. A l'évidence, la position qu'il conduit à prendre vient aussi du genre d'expériences auquel on s'est trouvé confronté.

Or il se trouve qu'il m'est arrivé de me retrouver dans une position comparable à celle de Hugues, même si elle fut de défense plus que de développement. Au milieu d'une crise stratégique et politique majeure que traversait alors le groupe que je venais de rejoindre, je me retrouvai en effet dans une situation plutôt inconfortable entre un président qui, du siège, me demandait de monter au créneau et une direction locale plus circonspecte. Ma chance fut que, pour une raison qui m'échappe encore, on finit par me prendre pour le neveu du président - et puis après tout, si je voulais tant aller au casse-pipe, eh bien, que j'y aille ! On verrait bien. J'en ai gardé l'idée pratique qu'en situation de crise, il ne faut pas mégoter sur les facteurs favorables, quand bien même ils seraient purement imaginaires.

Question de génération

Le cas Opel me renvoie aussi à une situation comparable, lors d'un séminaire de formation des hauts potentiels que j'animai quelques années plus tard au sein du même groupe. D'un projet de développement industriel en Chine, les prévisions financières présentées dans l'étude s'annonçaient mauvaises. Un large consensus se dégagea du coup rapidement contre le projet. Jusqu'à ce qu'un cadre suédois - un type brillant qui associait à une réflexion claire un sens remarquable du terrain - finisse par prendre la parole en expliquant que, dans le contexte de la croissance chinoise, cette prudence excessive n'était peut-être finalement qu'une énorme bêtise. L'expérience nous a appris par la suite à ne pas tomber sans précaution dans le piège de la croissance chinoise, faute de quoi le miracle pouvait rapidement tourner au mirage et la conquête prendre l'allure d'une déroute. Le problème, ce n'est pas que les Chinois soient des escrocs, c'est que les escrocs sont partout, y compris en Chine.

Il n'empêche que dans des circonstances qui associent pressions fortes et contradictoires d'un côté, évolutions rapides et chaotiques de l'autre, le discernement implique toujours autant le caractère que l'analyse. C'est souvent une bonne idée que de s'y mettre alors à plusieurs ; ce n'en est pas une mauvaise inversement, de savoir se défier des consensus confortables. Pour revenir à mon groupe de travail, qu'ils aient publié ou non quelque chose en rapport avec le sujet, ses membres furent d'emblée happés par cette problématique de la crise et entendaient bien le faire savoir, dans le cas où la direction de l'Ecole n'aurait pas pris la mesure du problème en substituant à la nécessaire analyse de la catastrophe ambiante le confort d'études de cas qui seraient trop tournées vers le passé.

Dans le débat passionné qui finit en tout état de cause par s'emparer de l'assistance dans l'amphi à propos de la stratégie d'Opel, l'option d'une prise d'autonomie accrue de la direction locale face à la hiérarchie du groupe finit par s'imposer. Après avoir tombé la veste, puis parcouru les travées de l'amphi en tous sens depuis une bonne heure pour stimuler le débat au contact des uns et des autres - un authentique marathonien de la pédagogie qui, comme j'étais placé au premier rang avec une capacité de recul limitée, me donna le tournis dès le premier quart d'heure -, Marco Iansiti redescend vers l'immense tableau qui surplombe le bureau, se retourne vers nous et marque alors une pause, un sourire malicieux aux lèvres.

"Alors c'est comme ça les gars, on prend parti contre sa hiérarchie ?". Une nouvelle pause, histoire de laisser le temps à chacun de bien mesurer les implications de la voie dans laquelle on s'embarquait alors gaiment. Puis de conclure : "Décidément, les écoles de commerce sont des endroits dangereux...". A l'évidence, c'est là qu'il voulait nous emmener. Pour une entrée en matière, ce n'était pas un mauvais départ. Un vent de révolte était-il en train de souffler sur le temple mondial des affaires ?

L'épicentre de la révolution

Tout bien pesé, Iansiti n'a pas eu besoin de beaucoup forcer son talent pour nous y pousser. Le moins que l'on puisse dire est que le terrain était alors mûr. Lorsque je rejoins le "General Management Program" en janvier 2009, l'économie mondiale traverse en effet le pire moment de la crise. Les banques sont sur la sellette et, bien que les premières parades internationales se mettent alors en place, tous les secteurs économiques souffrent. Partout, on licencie à tour de bras, à commencer par l'industrie minière que je viens de quitter - au Brésil, au Canada, en Russie, en Australie. A New York où je réside alors, l'industrie financière qui tire classiquement le dynamisme économique de la ville est totalement sinistrée. Parfois l'après-midi, les hauts de Broadway paraissent comme morts. On a l'impression que la ville entière retient son souffle dans l'attente de la prochaine catastrophe. Des gens jetés à la rue commencent à errer en tous sens dans Manhattan et, par contraste, c'est peut-être pire ici que dans les grandes mégapoles des nations pauvres où l'on s'est accommodé de longue date de la dureté de cycles dont on ne finit d'ailleurs par voir que les bas.

Les gens qui participent à cette formation n'ont plus vingt ans. Il faut une quinzaine d'années d'expérience pour y postuler, ce qui place la moyenne d'âge pour cette promotion-ci à environ quarante-deux ans selon Vicki Good, la directrice administrative du programme, entre les plus jeunes qui ont environ trente-cinq ans et les plus âgés qui ont passé la cinquantaine. Chacun dans leurs fonctions, ils ont déjà un parcours dense derrière eux et un certain nombre de réalisations à leur actif sans que cela soit nécessairement d'ailleurs une fonction de leur âge. Je ne suis pas plus pro-jeunes qu'anti-seniors, mais j'avoue que cette espèce de promotion à l'ancienneté de gens qui, au fond, n'ont fait peu ou prou que la même chose dans des oganisations comparables avec une belle assiduité commence à m'agacer sérieusement. Heureusement, les choses changent.

Un collègue DRH m'aurait dit : "C'est qu'au fond, vous voulez prendre le pouvoir". Mais ce n'est pas le sujet. Je ne sais plus qui disait que, tous les vingt ans, chaque génération finit par poser à la génération précédente une question à laquelle elle ne connaît pas la réponse. Le moins que l'on puisse dire est que, dans le cas de ma génération, les passeurs n'ont pas franchement fait leur travail (1) ; et que l'état dans lequel on trouve à la fois la société française et le monde, s'il offre quelques pistes engageantes, suscite davantage l'inquiétude que l'allégresse, y compris pour les tempéraments optimistes.

Peu de participants pourtant, dans ce contexte, sont dans l'état d'esprit de venir décrocher leur diplôme puis de repartir comme si de rien n'était. Au milieu du marasme, le business as usual n'est pas vraiment une option. Dans une fac de sciences humaines, ce serait sans surprise. Ici, c'est un peu plus inattendu. Cela me paraît plutôt bon signe et, même si la participation est réellement très internationale - une quarantaine de pays sont représentés pour une promotion d'une centaine de personnes qui ne compte pas plus d'un tiers d'Américains  -, c'est finalement assez typique de la mentalité américaine dominante selon laquelle, pour faire court, si on laisse le soin à un gouvernement de résoudre un problème, les choses finissent inmanquablement par empirer.

Il y a comme ça des idées qui ont le don d'échauffer les esprits. Parlez d'égalité à un type de droite, il s'étouffe ; de marché avec un type de gauche, il s'étrangle ; de France avec un Texan, il dégaine ; d'Amérique avec un chevénementiste, il déclame. Seulement voilà : s'il y a bien un pays dans lequel cela n'aurait guère de sens de se rendre sans accepter de se dégager un instant de ses préjugés, c'est bien l'Amérique. Et s'il y a bien un endroit dans lequel cette idée de bon sens relève de l'exigence intellectuelle la plus élémentaire, c'est bien Harvard. Je raconterai plus loin comment j'ai commencé à réaliser, à travers cette expérience, que le centre de gravité de la pensée mondiale dominante dans ce qu'elle produit de plus neuf me semble déjà avoir glissé. Au moins la force de l'Amérique à cet égard, et quoi qu'en donnent à penser les sorties sporadiques d'un certain nombre d'élus du Congrès, est-elle d'examiner plutôt que de dénigrer et d'intégrer plutôt que de tenir à distance.

Le point décisif, à mes yeux, et qui commande la trame du récit de cette expérience est que, dans un monde en crise, sur tous les grands problèmes du moment - de la croissance à l'environnement et de l'éducation à l'innovation -, la pensée américaine s'est bel et bien mise en mouvement d'une façon qui, pour n'être pas encore totalement visible, n'en est pas moins en marche. D'ailleurs, quand tout cela finira par se voir, il sera trop tard pour ceux qui préfèrent les refrains à l'analyse et le repli à l'audace. So long. Or, réunissant une portion de L'Europe et de l'Afrique, de la Chine et de l'Amérique latine, du Japon et de l'Inde en passant par le monde arabe, Harvard est l'épicentre de ce qu'il faut bien appeler cette révolution contemporaine.

Corporations, ONG : même combat ?

Pour l'heure, je voudrais me borner à préciser ici que la série de chroniques  qui va suivre ne constitue ni un cours, ni un résumé - on n'apprend vraiment qu'à travers ce à quoi on se confronte personnellement -, et pas davantage une brochure qu'une profession de foi. L'apolégétique n'est pas davantage mon sujet que le pouvoir : ce qui m'intéresse, c'est la solution que l'on peut apporter à un certain nombre de problèmes. Il s'agit en réalité du récit d'une expérience intellectuelle à la fois collective et personnelle - il faudrait presque dire intime, tant elle fut à la fois exigeante et stimulante -, dans laquelle les histoires font écho aux concepts, les études de cas s'imbriquent aux expériences vécues, les rencontres se mêlent aux travaux et les lectures aux conversations.

Ce livre (2) relève donc autant du témoignage que de l'apprentissage et s'appuie aussi volontiers sur les anecdotes personnelles que sur les analyses managériales. Son objectif essentiel est de donner au lecteur à la fois une envie et des idées : l'envie, ici ou ailleurs, de participer à quelque chose d'aussi stimulant ; des idées pour essayer d'envisager un certain nombre de problèmes différemment et de faire ce que l'on doit accomplir de la façon la plus éclairée et la plus efficace possible.

Cette série de chroniques s'organise en trois parties pour répondre à trois questions assez élémentaires : Comment ça marche ? A quoi ça sert ? Et, finalement, à quoi ça mène ?

Sous le titre "L'apprentissage et l'écosystème", la première partie s'intéresse à la fois à ce qui fait la puissance du modèle Harvard et à quelques unes des leçons fondamentales tirées de cette expérience en termes aussi bien de connaissance de soi que de rapport aux autres.

Dans la deuxième partie, "Le défi et l'outillage", on passera en revue quelques grandes tâches managériales en s'attachant à faire ressortir les concepts novateurs issus des développements les plus récents de la recherche.

La troisième partie, "La différence et la finalité", s'intéressera enfin davantage aux étapes de construction du leadership. Elle mènera tout naturellement, au terme de cette immersion, à un examen attentif des idées émergentes les plus porteuses issues de cette période et qui ont reçu depuis lors une formalisation et une concrétisation plus poussées aussi bien au sein des grands groupes mondiaux les plus éclairés que d'ONG pionnières ou d'agences gouvernementales innovantes. Non pas séparément, mais ensemble, dans cette sorte de triangulation révolutionnaire déplaçant la frontière classiquement admise du privé et du public en même temps qu'elle propose des solutions nouvelles.

La vraie question, c'est de savoir si nous sommes prêts à franchir le pas.

 

PS : Au fait, c'est bien l'option d'une autonomie conquérante dont Lou Hugues a pris le parti dans cette étude de cas. Il faut voir comment la nouvelle usine d'Opel construite à la frontière entre l'Est et l'Ouest fut inaugurée par la suite, en présence d'Helmut Kohl, au milieu d'un mélange d'engouement et de respect. Quant à Hugues, il fit par la suite une carrière remarquable.

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(1) Voir Fouks & Alli : "Les nouvelles élites", Plon, Paris (2007)

(2) Je prends donc le parti de le publier en ligne sur ce blog dans un premier temps, dans une approche qui me paraît présenter l'intérêt d'être à la fois plus progressive et plus vivante. Les quelques posts qui ont précédé sous la rubrique "Harvard Report" seront donc adaptés et intégrés à ce nouveau cadre d'ensemble.

10/03/2011

(13) Note sur les risques du métier (portrait du dircom en tireur de panenka)

Mais que diable est-il allé faire dans cette galère ?

Confronté à une problématique de changement difficile, ce n'est pas le moindre paradoxe auquel est confronté le dircom que de devoir apprendre à désapprendre ce qu'il a appris en passant du culte de l'écrit au méandres du terrain. Lui qui mit tant de coeur à faire ses humanités, le voilà du même mouvement dépossédé de ses études et dépassé par les événements. Evidemment, un raccourci malheureux pourrait conduire dans de telles circonstances, à remplacer un dircom qui sait écrire mais qui ne comprend rien au terrain par un autre très à l'aise sur le terrain mais qui ne saurait pas aligner deux mots. Ce serait pourtant un mauvais calcul : un dircom qui ne sait pas écrire, d'une façon ou d'une autre, ça finit toujours par se voir, par exemple lorsqu'il s'agira de rédiger en urgence un communiqué de presse lors de la crise suivante.

Après tout, puisque l'on a mis la passion en exergue de ce métier (je réalise à présent ce qu'il entra non seulement de facilité mais aussi de légèreté dans ce titre trop accrocheur pour être honnête), il faut bien aussi en assumer les conséquences désagréables. Toute grande passion générant ses petits tracas (1), cette situation ne laisse de fait au patron de la communication qu'une marge de manoeuvre étroite : s'il est trop prêt, il ne rassure pas ; s'il ne l'est pas assez, il inquiète. Un vrai chemin de croix. A croire que les présidents complotant avec les DRH ont fait en sorte que, des lauriers, le malheureux ne puisse jamais connaître que les épines.

Mais pourquoi faudrait-il donc désapprendre ? Eh bien, parce que les formations à la communication transmettent essentiellement l'art de fabriquer de beaux outils de communication, de préférence écrits. Jusque là, pas de surprise : on s'inquièterait a priori davantage de découvrir que lesdites formations initiassent plus à la mécanique quantique qu'à l'art du magazine corporate ou du site mobile.

Ce n'est pourtant pas si simple. Prenons deux exemples empruntés à la vie quotidienne du dircom, si l'on veut bien considérer que la communication est un sport comme les autres.

Premier exemple : quand Zidane s'en va tirer un pénalty à son ancien partenaire de la Juve un soir de finale de coupe du monde et qu'il sait que le gardien qui lui fait face le connaît par coeur, il a le choix entre oublier la perfection d'un type de tir répété des milliers de fois mais dont le caractère prévisible compromet a priori l'efficacité, ou bien inventer quelque chose d'autre. Il invente. Le résultat est une panenka d'anthologie, presque aussi pure que sa reprise de volée, un soir de mai 2002, contre le Bayer Leverkusen. Incidemment, l'altercation en fin de match avec Materazzi (2) montre assez combien le dircom, en particulier le dircom latin, peut être irrascible lorsqu'il n'atteint pas son but.

Deuxième exemple : quasiment au faîte de de son art, Tony Parker, le Frenchy vedette des San Antonio Spurs, annonce un jour qu'il doit, s'il veut améliorer encore son efficacité au tir (précisons au passage que les matches de la NBA se signalent autant par leur caractère festif que par leur raffinement statistique), accepter pendant un certain temps de voir sa performance baisser. Tout projet de changement connaît une "courbe en U" : après l'enthousiasme des débuts, on finit par plonger brutalement dans les problèmes (et les tensions qui vont avec) avant de commencer à remonter progressivement la pente. Il s'agit là d'une séquence fréquente et normale dans les situations de changement, comme l'est d'ailleurs également la conflictualité qui l'accompagne. Autrement dit, si les choses se passent mal, c'est qu'en réalité elles se passent bien. Dans le cas qui nous occupe, on aurait donc affaire à une sorte de courbe en U singulière qui, au lieu d'être collective et accidentelle, serait individuelle et volontaire.

Tenter quelque chose d'apparemment fou qui marche ou, moins spectaculaire mais plus difficile, accepter une baisse volontaire de performance pour s'améliorer par la suite : les voies du changement ne vont ni sans inspiration ni sans remises en cause... On insiste à cet égard souvent sur la nécessité d'apprendre un certain nombre de choses nouvelles au cours de sa carrière. Fort bien. Mais il y a aussi un certain nombre d'exemples où désapprendre se révèle au moins aussi nécessaire. C'est particulièrement le cas avec les problématiques de changement dans la mesure où, on l'a vu, une communication essentiellement papier - relevant d'une sorte de fétichisme de l'écrit - passerait à côté de ce qui fait l'essentiel d'un changement réussi : l'art du contact et le sens du terrain. Il faut alors savoir sortir du cadre - encore que, pour le coup, cette suggestion soit plus profitable au dircom qu'au tireur de pénalty.

Et l'on ne voit pas pourquoi le dircom, qui n'est pas plus bête qu'un autre comme on dit en Normandie, ferait exception à la règle.

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(1) "Belle du seigneur" (dont je dissuade aussi fermement la lecture que notre professeur de philosophie en khâgne nous découragea de nous lancer dans "L'être et le néant") est très clair à ce sujet.

(2) Voir là-dessus l'intéressant "Eloge du mauvais geste" d'Ollivier Pourriol, paru en 2010 chez Nil.

04/03/2011

Dircom, un métier qui se transforme (11) Structurer (suite) : l'écosystème, de l'affrontement au partenariat

Sur le terrain externe, l'observation récente de la prospérité de quelques uns des plus grands groupes mondiaux, de Wal-Mart à SAP en passant par Microsoft et Li Fung (1), montre que cette réussite est moins due à un avantage concurrentiel interne qu'à la capacité de tisser, autour de l'entreprise, un réseau de partenaires dûment sélectionnés qui partagent avec elle un intérêt raisonnable au développement du système sur le long terme. Du point de vue de l'entreprise, le potentiel de cette théorie est si vaste et si fécond qu'il faudra y revenir plus en détail par ailleurs (2).

Ce n'est pas moins vrai du point de vue de la communication - et je souscris pour ma part d'autant plus volontiers à cette approche que j'ai, à plusieurs reprises, comme directeur de la communication d'une société industrielle ou d'une fédération professionnelle internationale, toutes deux attaquées notamment sur des questions d'environnement, mis en pratique ces préceptes de façon à la fois intuitive et pragmatique. Je suis parti du principe que, face à un adversaire qui a un pouvoir non seulement de nuire mais encore de déstabiliser, on a le choix entre s'enfermer dans une lutte contreproductive, voire suicidaire, ou bien repenser le positionnement de l'entreprise en termes de partenariat raisonnable avec ses interlocuteurs clés.

La défiance augmentant avec l'éloignement, il faut alors s'attacher à réduire la distance pour accroître la confiance. J'ai ainsi été à la rencontre des principales organisations environnementales qui s'opposaient aux activités de l'entreprise dont je conduisais la communication et les relations extérieures pour mieux les familiariser avec notre métier, nos contraintes mais aussi nos objectifs de progrès. Que pouvait donc bien viser un tel projet : à faire taire les critiques ? Cela aurait été aussi stupide que désastreux. Libre à elles, si elles le souhaitaient, de continuer à se répandre en critiques sur l'entreprise. Une autre voie, plus constructive, s'ouvrait cependant à elles à travers l'instauration d'un dialogue organisé avec l'entreprise dans lequel, en échange d'une approche plus concrète, ces organisations gagnaient un pouvoir, peut-être pas de cogestion, mais en tout cas d'influence sur la politique environnementale mise en oeuvre. Au contact des réalités concrètes d'une industrie, chacun comprend aisément en effet, à l'exception sans doute des opposants irréductibles, que l'on n'évolue pas dans un monde parfait et peut en prendre acte positivement dès lors qu'il constate une intention honnête et une volonté réelle d'amélioration.

Il s'agissait en somme d'échanger un discours d'opposition un peu vain contre une démarche de progrès partagés profitant à l'ensemble des parties prenantes impliquées sur le sujet, et à l'entreprise elle-même non pas tant en termes d'esquive de la critique que d'amélioration de ses performances environnementales. C'est là un point clé : bien communiquer dans un monde imparfait, c'est toujours s'inscrire dans une perspective d'action et de progrès. Inversement, toute communication qui se déconnecte simultanément de son écosystème et de son lien à l'action est vouée à tourner à vide, sinon à produire des effets qui se révéleront tôt ou tard dévastateurs.

Ce ne fut alors qu'un travail embryonnaire, pour ne pas dire expérimental, qui a fait par la suite l'objet d'une approche plus systématique, et qui a d'ailleurs connu des développements significatifs dans l'industrie, minière ou pétrolière notamment, à travers la notion de tiers-partis, ces acteurs compétents et légitimes à qui on donne la possibilité de s'impliquer dans un problème auquel est confrontée l'entreprise.

Dans certains cas, cela ne marche pas : bâtir la confiance à travers une approche nouvelle quand le passé raconte une tout autre histoire, ou bien quand l'une des parties fait le choix de privilégier la posture sur le progrès, cela peut en effet mener à une impasse et, éventuellement pour un temps au moins, relancer la bataille. L'intérêt de raisonner en réseau, c'est précisément de pouvoir alors circonscrire une opposition de cette nature dans une approche plus large.

Bref, entre l'angélisme et le cynisme, il y a place pour une approche raisonnée basée sur un intérêt partagé et c'est toute la portée révolutionnaire de cette notion d'écosystème que d'apporter à cette démarche un cadre de nature à réconcilier l'entreprise et la société, l'intérêt particulier et l'intérêt général d'une façon qui leur soit mutuellement bénéfique. Les recherches menées récemment par Porter & Kramer (3) dans un certain nombre de grands groupes mondiaux tels que GE, Wal-Mart, Nestlé, IBM ou Unilever, mais aussi d'organisations gouvernementales et non gouvernementales sur le passage de la corporate social responsability (responsabililité sociale et environnementale) à la notion de shared value (valeur partagée) ont de ce point de vue une portée pratique considérable.

En substance, il ne s'agit plus dans cette approche de répondre à une pression sociale ou environnementale par des logiques d'affichage. Une collègue dircom me confiait là-dessus son opposition à la tendance des dernières années à combiner dans les grands groupes communication et développement durable et, en l'état actuel des choses, elle a raison. Il s'agit au contraire de construire de véritables partenariats visant à résoudre, d'une façon qui crée de la valeur pour toutes les parties prenantes, un certain nombre de problèmes, qu'il s'agisse d'alimentation, d'habitat, d'emploi, d'information ou d'énergie, en transformant des problèmes sociaux en opportunités de marché.

Danone, par exemple, a joué dans cette approche un rôle pionnier dans le domaine de l'alimentation en mettant au point des produits nutritifs bon marché permettant simultanément d'améliorer l'alimentation de vastes populations d'Afrique ou du subcontinent indien, tout en créant de nouveaux marchés. Le meilleur indicateur des développements à venir de cette démarche révolutionnaire pourrait bien être la transformation déjà amorcée d'ONG en micro-entreprises donnant lieu à l'émergence de nouvelles entreprises sociales (WaterHealth International, Revolution Foods, Waste Concern pour n'en citer que quelques unes) dont le statut apparaît aussi hybride que leur croissance est dynamique et leur capacité à résoudre concrètement les problèmes efficace.

 

Pour le dircom, ce renversement de perspective qui résulte de cette nouvelle donne combinant confiance et écosystème a, pour simplifier, une double conséquence. En interne, il conduit à passer d'une logique d'information à une logique de coopération et, en externe, d'une logique d'image à une logique de partenariat. En bref, ces nouveaux territoires d'intervention créent des opportunités en même temps qu'ils posent un certain nombre de problèmes. Car ce n'est pas tout d'élaborer le projet, il faut aussi animer la démarche... avec des acteurs qui ont souvent toutes sortes de raisons de s'y opposer.

Bienvenue dans le monde merveilleux de l'écosystème.

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(1) Voir les travaux de Marci Iansiti à la Harvard Business School, en particulier : "The Keystone Advantage: What the New Dynamics of Business Ecosystems Mean for Strategy, Innovation, and Sustainability", HBS Press (2004).

(2) A suivre dans la rubrique "Harvard Report" en cours de structuration sur ce blog (titre provisoire : "Le modèle Harvard ou la réinvention de l'entreprise dans un monde en crise").

(3) Michael E. Porter & Mark R. Kramer : "Creating Shared Value", Harvard Business Review, Janvier-février 2011.

01/03/2011

Dircom, un métier qui se transforme (10) Structurer : la confiance, du constat au contrat

Comprendre et relier pour transformer : tout ceci nécessite à l'évidence une méthode. Je ne connais qu'une exception remarquable à cette règle et elle est littéraire (1). Pour le reste, un peu d'inspiration ne va pas en ces matières sans beaucoup de travail, d'énergie et de persévérance et suppose à la fois une trame et un cadre d'ensemble.

Après une quinzaine d'années d'expérience de ces questions, la gestion d'une bonne quinzaine de crises internationales dont quatre ou cinq très sérieuses et la création ou l'accompagnement de cinq ou six démarches de changement dont trois significatives, à quoi il faut ajouter un certain nombre de réflexions croisées avec des dirigeants, des pairs, des consultants et des chercheurs, mon approche de la transformation s'appuie aujourd'hui sur le croisement de deux méthodes.

La première, à dominante interne, est basée sur la notion de confiance. La seconde, à dominante externe, est construite sur la notion d'écosystème. Je les retiens sur la base de deux critères simples : 1°) elles ont fait concrètement leurs preuves ; 2°) elles sont porteuses de développements très significatifs.

La méthode à dominante interne est basée sur la notion de confiance développée par Fallou & Serieyx dans "La confiance en pratique". Schématiquement, cette approche vise à définir à la fois un climat et un contrat de confiance. Côté climat, on passe au crible, sur la base d'un mix d'entretiens qualitatifs et d'enquête managériale plus large, le climat de confiance de l'entreprise à travers six thèmes fondamentaux : la clarté de la stratégie, la pérennité perçue de l'entreprise et la sûreté des règles du jeu, d'une part ; la fierté d'appartenance, la reconnaissance des contributions individuelles et le dépassement collectif d'autre part. Cela permet de repérer les points d'appui et les domaines d'amélioration dont découlent d'ailleurs directement les chantiers de progrès du projet de changement.

La méthode s'attache également à identifier ce que l'on appelle les "contrats invisibles" qui, à côté du contrat explicite qui lie chaque salarié à l'entreprise, permet d'identifier en profondeur sur un plan cette fois moins managérial que culturel les ressorts et les moteurs de son appartenance, ce qui permet d'ancrer solidement la démarche de changement dans la réalité de l'entreprise, bref, de construire sa légitimité.

J'ai expérimenté ce cadre d'action lors d'un projet d'évolution de la culture managériale d'un groupe minier que j'ai proposé, lancé puis coordonné aux côtés d'un cabinet qui avait formalisé cette approche à travers un travail de fond mené au prélable avec une vingtaine de dirigeants de grands groupes industriels. Mon point de départ, partagé avec le nouveau président du groupe de l'époque, était que des résultats semestriels spectaculaires qui faisaient suite à une restructuration d'ampleur ne suffiraient pas à mobiliser les troupes à la faveur, qui plus est, d'un changement de leadership qui donnait au contraire l'opportunité de bâtir avec le management et les équipes une nouvelle étape de développement de l'entreprise. Le résultat fut assez spectaculaire en termes aussi bien de justesse du diagnostic, et donc d'appropriation par les équipes, que de dynamique collective et de progrès concrets.

Aujourd'hui encore, le programme que nous avons mis en oeuvre continue de définir le cadre de réference managérial du groupe en question bien que quelques uns de ses principaux instigateurs n'y soient plus en fonction - un trait suffisamment rare pour être souligné quand nombre de démarches de changement ont à peine le temps de porter leurs fruits qu'elles s'effacent déjà devant le suivant. En quoi la gestion du changement a moins à voir avec l'affichage qu'avec la persévérance.

Quand elle cède en effet à la tentation de l'affichage, l'entreprise rejoint alors aux yeux de ses salariés ce qui disqualifie fondamentalement la politique aux yeux des citoyens : l'incapacité à honorer la promesse du changement. La défiance généralisée qui en résulte éloigne alors d'autant de l'optimum collectif, au prix d'ajustements différés qui n'en seront que plus brutaux - restructurations et licenciements dans un cas, rigueur et chômage dans l'autre. C'est précisément l'intérêt, et l'exigence, d'une démarche de changement basée sur la confiance que de proposer une approche différente reposant notamment sur un constat et un contrat partagés.

Au-delà de ce cas particulier, je crois que cette approche est appelée à d'importants développements pour une raison simple : elle propose de concilier facteur humain et performance d'une façon collectivement non seulement acceptable mais aussi désirable vis-à-vis de décideurs privés ou publics qui sentent intuitivement que c'est un problème majeur mais qui ne savent pas toujours très bien comment le traiter au-delà du diagnostic et de l'intention.

Cela vaut bien sûr dans notre pays dont le statut de société de défiance n'est plus à documenter. La comparaison à cet égard avec la société américaine est révélatrice. Aux Etats-Unis, le corps social de l'entreprise peut se concentrer sur la recherche maximale de l'efficacité à l'exception de toute autre considération. La cohésion n'est pas un sujet, c'est une donnée, et cela d'autant plus que l'on a affaire à une culture davantage centrée sur les tâches que sur les relations. Par opposition, le modèle français est marqué à la fois par un sens critique beaucoup plus développé et par une plus forte propension à la division... tout en étant plus centré sur les relations que sur les tâches. Bref, tous les ingrédients sont réunis pour compliquer les projets de changements. Ce qui fait qu'un projet visant à accroître les performances de l'entreprise doit mener de front à la fois la recherche de l'efficacité et la construction de la cohésion. A la limite, sauf peut-être dans des circonstances de crise exceptionnelles, la construction de la cohésion constitue un préalable, ce qui renforce encore l'intérêt d'une démarche fondée sur la confiance

Cela étant dit, la confiance apparaît bien comme un ciment de portée universelle, ce que la démarche précédemment évoquée a d'ailleurs permis de vérifier dans des pays aussi différents que le Gabon, la Norvège ou la Chine. Aux Etats-Unis-mêmes, la démarche trouvait une justification propre à travers la problématique de la relation entre une filiale (américaine) et un siège (français) dans laquelle le mot d'ordre de "mieux se comprendre pour mieux travailler ensemble" trouvait en lui-même une portée pratique partagée.

Voilà pour l'interne.

Mais comment imaginer qu'un projet de changement n'intègre pas l'environnement externe qui revient aujourd'hui avec force dans le territoire de l'entreprise ?

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(1) Il s'agit du roman d'Antoine Bello, "Les éclaireurs", dans lequel une organisation futuriste, assez proche du concept de "transhumains" développé par Jacques Attali dans sa "Brève histoire de l'avenir", se borne pour l'essentiel à réunir des gens de talents partageant une ambition de progrès internationale mais sans leur fixer un cadre ou des objectifs a priori. C'est un modèle intéressant qu'il serait aisé de disqualifier en s'appuyant sur les réalités managériales... s'il ne correspondait pas déjà à une réalité en développement. Je pense à Google notamment qui s'impose à certains égards comme un modèle de référence possible de l'entreprise du XXIème siècle. Mais je pense aussi, plus largement, à certaines organisations internationales ou encore à la façon dont la génération Y envisage sa participation à l'entreprise comme une "co-création" (l'expression est de Dominique Reynié au cours d'un échange dans le cadre de La Manu).

28/02/2011

Dircom, un métier qui se transforme (9) Capter (l'héritage et le creuset)

Après les deux premières caractéristiques fondamentales du métier - la passion et la relation -, on entre avec la troisième, la transformation, dans le vif du sujet. Il s'agit cette fois de capter, de structurer et d'animer.

Le dircom fait un métier à la fois étrange, contesté et fragile. Etrange ? Demandez donc à des gens qui ne sont pas de la partie de vous dire en quoi consiste cette fonction ; la plupart du temps, ils vous poseront d'ailleurs la question d'eux-mêmes. Ce métier est aussi contesté en particulier lorsqu'il est assimilé à une mise en scène, mi-vaine mi-trompeuse, qui aurait au fond davantage pour fonction de faire écran que de contribuer à la transparence. De ce point de vue, les communicants ont généralement aussi mauvaise presse chez les journalistes - c'est le syndrome de l'écran et de la manipulation - que les journalistes sont souvent mal perçus par le corps social de l'entreprise - c'est le syndrome du scoop, du raccourci ou de la déformation que l'on oppose à des réalités techniques et économiques plus complexes qui requièrent une profondeur que l'on estime souvent difficilement compatible avec le format et le tempo des médias. C'est là un point important sur lequel on reviendra.

Mais ce n'est pas tout : le directeur de la communication fait aussi un métier fragile parce que la source de sa légitimité est plus complexe que pour les autres fonctions. Dire que sa justification fondamentale est de servir le projet de l'organisation qui l'emploie et qu'il en rend donc compte essentiellement à un président et à une direction générale est à la fois évident et insuffisant. Car ce travail, il ne peut le faire correctement que s'il est solidement ancré dans le corps social de l'entreprise, capable de développer avec intégrité des réseaux divers et vivants à travers lesquels il peut faire passer des messages dans les deux sens.

En forçant un peu le trait, dans la mesure où il est à la fois un homme du siège et un homme de terrain, où il représente simultanément la direction générale et l'opinion interne, on peut dire qu'il est à la fois stratège et syndicaliste. D'ailleurs, l'une des méthodes les plus efficaces de conduite du changement s'inspire en partie du savoir-faire des organisations syndicales en termes de maîtrise du terrain et de canalisation de l'opinion. Bref, le voilà dans une position relativement inconfortable, suspecté par chaque partie de n'être que le porte-voix de l'autre et condamné à convaincre que sa légitimité profonde ne vient en réalité ni d'un bord ni de l'autre, mais de sa capacité à faire le lien, qu'elle n'est pas d'abord une question d'allégeance personnelle mais de contribution à l'intelligence collective.

Une source supplémentaire de complexité vient alors de ce qu'il a à la fois un pied dedans et un pied en dehors de l'entreprise. Source de complexité ? Sans aucun doute : si l'on admet que la frontière entre l'interne et l'externe a vécu, alors cette dichotomie commode mais de moins en moins opératoire le cède à l'approche plus complexe d'un écosystème incluant des acteurs clés, qu'ils soient internes ou externes, et dont il faut tâcher de rendre les intérêts convergents ou, à tout le moins, compatibles. C'est dire que cette complexité est en même temps une source de fragilité, en particulier dans les entreprises dont la culture forte s'est en partie construite contre cet environnement.

Jeune dircom, j'ai fait l'expérience de la difficulté de faire valoir en profondeur le point de vue d'un adversaire au coeur-même de la direction générale, démarche dont l'objectif était de donner à voir différemment un acteur que des mois de conflit avaient naturellement fini par caricaturer (inutile de dire que j'ai passé davantage de temps à faire l'inverse en passant des heures, nuits incluses, à faire comprendre le point de vue de l'entreprise à des décideurs qui avaient fini par cesser de dialoguer avec elle et par la mettre dans une situation de quasi quarantaine).

Avec le recul, je ne sais pas si je referais la même chose ; probablement pas en tout cas de la même manière. Pour dire les choses autrement, il y avait une certaine audace à partager assez largement ces réflexions non seulement avec la direction générale mais aussi avec l'encadrement qui, dans une culture fermée et en situation de crise aiguë, aurait pu me coûter mon job. Il s'agissait pour moi en réalité de raisonner moins en termes d'audace que de partage, de provocation que de décryptage. C'est ce qui fait la différence entre un comportement partisan et une démarche engagée et qui a sans doute permis à cette démarche d'être non seulement acceptée mais aussi intégrée.

A un autre niveau, je crois qu'il y avait aussi le pari de montrer que la communication, dont la nécessité était a priori challengée par une partie de la direction locale, pouvait être autre chose qu'une vulgate commode mais sans grande portée, c'est-à-dire un outil de compréhension, de relation et de transformation au service du management et de l'entreprise dans son ensemble selon une trilogie qui, de fait, continue encore de marquer en profondeur ma vision du métier.

C'est dire que la faiblesse liée au double ancrage du dircom, à la fois dans l'entreprise et hors de ses murs, est en réalité une force. De l'agent double, il a la mobilité sans la duplicité. Ce qui définit alors son statut, c'est en effet moins le confort d'une position qu'une capacité de mouvement - physique, intellectuel, psychologique - qui lui permet, osons le rapprochement, sur un mode quasi baudelairien de comprendre la diversité des rôles et, fondamentalement, d'être à l'affût de ce qui émerge, de capter les tendances en développement, à l'intérieur de l'entreprise en termes de compréhension des besoins du corps social, mais aussi à l'extérieur en termes de points d'appui, de ce que François Jullien appelle la compréhension du "potentiel de la situation" et qui inclut en particulier le repérage des "facteurs porteurs" - bref, de mettre en place les éléments d'un creuset.

La difficulté est qu'il faut alors convaincre d'avancer en évitant un double écueil : renier ce qui a été fait par le passé et plaquer ce qui a marché ailleurs - attitude qui est, par définition, difficilement acceptable par les équipes, sauf peut-être dans le cas où la direction prise précédemment a mené l'entreprise à la catastrophe - et encore. Et c'est précisément l'intérêt de partir du terrain pour asseoir la légitimité, c'est-à-dire la spécificité, de la démarche. Capter en ce sens, c'est toujours un peu adapter. Peter Druker dit qu'en matière de management, 90 % des actions peuvent se décliner à peu près partout sans difficulté majeure et que seuls 10 % de l'approche doivent être spécifiques. Je crois que c'est juste à condition de bien comprendre que ces 10 % ont une portée qualitative décisive, en particulier dans les environnements les plus réticents au changement.

L'ensemble des moteurs du métier : la passion de s'engager et la capacité à développer des réseaux, peut alors tourner à plein régime au service de la transformation de l'entreprise. Tout cela n'irait pourtant pas loin si cette aventure collective ne s'adossait pas à une méthode solide pour canaliser la dynamique, structurer la démarche et concrétiser le projet.