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20/03/2011

Harvard (01) Introduction : Les Business Schools sont des endroits dangereux...

La boutade vient de Marco Iansiti, professeur spécialisé dans les nouvelles technologies, au cours de la discussion en amphi d'une étude de cas sur Opel, l'un des tout premiers cas de la formation. Il faut dire que le contexte de cette étude est passablement compliqué. L'Allemagne étant alors en pleine réunification, la situation est très instable. Et, dans l'industrie automobile, les concurrents se livrent à une course de vitesse d'autant plus folle que, comme toute crise qui se respecte, la situation fait apparaître autant d'opportunités que de menaces. Lou Hugues, un jeune directeur financier qui vient de prendre la tête de la direction générale d'Opel dans ce pays, est par ailleurs rattaché à une hiérarchie complexe au sein de General Motors, entre un échelon européen plutôt prudent et un siège qui prend une position plus audacieuse mais moins monolithique qu'elle n'y paraît. Et puis un siège qui, par définition, est loin du terrain, l'est encore plus dans des circonstances historiques exceptionnelles.

La veille même, lors du travail préparatoire au sein de mon groupe de travail, les avis étaient aussi assez tranchés entre partisans de la prudence, par défaut de visibilité, et esprits entreprenants, plus sensibles au coup difficile mais fabuleux qui semble alors à jouer. Mark, un canadien venu de l'industrie des fournitures de bureau chez 3M, a même publié un essai, "The Great Reset" (titre que l'on pourrait traduire par : "Economie, année zéro"), qui constitue un pamphlet virulent contre la finance américaine et qui, en s'appuyant sur les déséquilibres monétaires du moment et l'état plus sinistré encore que l'immobilier résidentiel de l'immobilier commercial, annonçait l'aggravation de la crise à venir. De mon côté, dans la foulée de ma participation aux travaux de la commission pour la libération de la croissance française, je suis alors en train de publier un ouvrage sur l'emploi dont l'objectif essentiel est de faciliter l'insertion des jeunes diplômés sur le marché du travail.

Cela étant dit, sur Opel, Mark est beaucoup plus conservateur que moi, ce qui est d'ailleurs une caractéristique dont s'enorgueillissent généralement les Canadiens anglophones par opposition à leurs voisins américains qu'ils aiment à traiter, avec un brin de condescendance, comme de grands enfants. Sauf quand le feu que les enfants en question mettent à la maison finit par se propager chez le voisin. En réalité, l'intérêt de ce cas est qu'il reflète autant la nature des tempéraments que la rigueur de l'analyse. A l'évidence, la position qu'il conduit à prendre vient aussi du genre d'expériences auquel on s'est trouvé confronté.

Or il se trouve qu'il m'est arrivé de me retrouver dans une position comparable à celle de Hugues, même si elle fut de défense plus que de développement. Au milieu d'une crise stratégique et politique majeure que traversait alors le groupe que je venais de rejoindre, je me retrouvai en effet dans une situation plutôt inconfortable entre un président qui, du siège, me demandait de monter au créneau et une direction locale plus circonspecte. Ma chance fut que, pour une raison qui m'échappe encore, on finit par me prendre pour le neveu du président - et puis après tout, si je voulais tant aller au casse-pipe, eh bien, que j'y aille ! On verrait bien. J'en ai gardé l'idée pratique qu'en situation de crise, il ne faut pas mégoter sur les facteurs favorables, quand bien même ils seraient purement imaginaires.

Question de génération

Le cas Opel me renvoie aussi à une situation comparable, lors d'un séminaire de formation des hauts potentiels que j'animai quelques années plus tard au sein du même groupe. D'un projet de développement industriel en Chine, les prévisions financières présentées dans l'étude s'annonçaient mauvaises. Un large consensus se dégagea du coup rapidement contre le projet. Jusqu'à ce qu'un cadre suédois - un type brillant qui associait à une réflexion claire un sens remarquable du terrain - finisse par prendre la parole en expliquant que, dans le contexte de la croissance chinoise, cette prudence excessive n'était peut-être finalement qu'une énorme bêtise. L'expérience nous a appris par la suite à ne pas tomber sans précaution dans le piège de la croissance chinoise, faute de quoi le miracle pouvait rapidement tourner au mirage et la conquête prendre l'allure d'une déroute. Le problème, ce n'est pas que les Chinois soient des escrocs, c'est que les escrocs sont partout, y compris en Chine.

Il n'empêche que dans des circonstances qui associent pressions fortes et contradictoires d'un côté, évolutions rapides et chaotiques de l'autre, le discernement implique toujours autant le caractère que l'analyse. C'est souvent une bonne idée que de s'y mettre alors à plusieurs ; ce n'en est pas une mauvaise inversement, de savoir se défier des consensus confortables. Pour revenir à mon groupe de travail, qu'ils aient publié ou non quelque chose en rapport avec le sujet, ses membres furent d'emblée happés par cette problématique de la crise et entendaient bien le faire savoir, dans le cas où la direction de l'Ecole n'aurait pas pris la mesure du problème en substituant à la nécessaire analyse de la catastrophe ambiante le confort d'études de cas qui seraient trop tournées vers le passé.

Dans le débat passionné qui finit en tout état de cause par s'emparer de l'assistance dans l'amphi à propos de la stratégie d'Opel, l'option d'une prise d'autonomie accrue de la direction locale face à la hiérarchie du groupe finit par s'imposer. Après avoir tombé la veste, puis parcouru les travées de l'amphi en tous sens depuis une bonne heure pour stimuler le débat au contact des uns et des autres - un authentique marathonien de la pédagogie qui, comme j'étais placé au premier rang avec une capacité de recul limitée, me donna le tournis dès le premier quart d'heure -, Marco Iansiti redescend vers l'immense tableau qui surplombe le bureau, se retourne vers nous et marque alors une pause, un sourire malicieux aux lèvres.

"Alors c'est comme ça les gars, on prend parti contre sa hiérarchie ?". Une nouvelle pause, histoire de laisser le temps à chacun de bien mesurer les implications de la voie dans laquelle on s'embarquait alors gaiment. Puis de conclure : "Décidément, les écoles de commerce sont des endroits dangereux...". A l'évidence, c'est là qu'il voulait nous emmener. Pour une entrée en matière, ce n'était pas un mauvais départ. Un vent de révolte était-il en train de souffler sur le temple mondial des affaires ?

L'épicentre de la révolution

Tout bien pesé, Iansiti n'a pas eu besoin de beaucoup forcer son talent pour nous y pousser. Le moins que l'on puisse dire est que le terrain était alors mûr. Lorsque je rejoins le "General Management Program" en janvier 2009, l'économie mondiale traverse en effet le pire moment de la crise. Les banques sont sur la sellette et, bien que les premières parades internationales se mettent alors en place, tous les secteurs économiques souffrent. Partout, on licencie à tour de bras, à commencer par l'industrie minière que je viens de quitter - au Brésil, au Canada, en Russie, en Australie. A New York où je réside alors, l'industrie financière qui tire classiquement le dynamisme économique de la ville est totalement sinistrée. Parfois l'après-midi, les hauts de Broadway paraissent comme morts. On a l'impression que la ville entière retient son souffle dans l'attente de la prochaine catastrophe. Des gens jetés à la rue commencent à errer en tous sens dans Manhattan et, par contraste, c'est peut-être pire ici que dans les grandes mégapoles des nations pauvres où l'on s'est accommodé de longue date de la dureté de cycles dont on ne finit d'ailleurs par voir que les bas.

Les gens qui participent à cette formation n'ont plus vingt ans. Il faut une quinzaine d'années d'expérience pour y postuler, ce qui place la moyenne d'âge pour cette promotion-ci à environ quarante-deux ans selon Vicki Good, la directrice administrative du programme, entre les plus jeunes qui ont environ trente-cinq ans et les plus âgés qui ont passé la cinquantaine. Chacun dans leurs fonctions, ils ont déjà un parcours dense derrière eux et un certain nombre de réalisations à leur actif sans que cela soit nécessairement d'ailleurs une fonction de leur âge. Je ne suis pas plus pro-jeunes qu'anti-seniors, mais j'avoue que cette espèce de promotion à l'ancienneté de gens qui, au fond, n'ont fait peu ou prou que la même chose dans des oganisations comparables avec une belle assiduité commence à m'agacer sérieusement. Heureusement, les choses changent.

Un collègue DRH m'aurait dit : "C'est qu'au fond, vous voulez prendre le pouvoir". Mais ce n'est pas le sujet. Je ne sais plus qui disait que, tous les vingt ans, chaque génération finit par poser à la génération précédente une question à laquelle elle ne connaît pas la réponse. Le moins que l'on puisse dire est que, dans le cas de ma génération, les passeurs n'ont pas franchement fait leur travail (1) ; et que l'état dans lequel on trouve à la fois la société française et le monde, s'il offre quelques pistes engageantes, suscite davantage l'inquiétude que l'allégresse, y compris pour les tempéraments optimistes.

Peu de participants pourtant, dans ce contexte, sont dans l'état d'esprit de venir décrocher leur diplôme puis de repartir comme si de rien n'était. Au milieu du marasme, le business as usual n'est pas vraiment une option. Dans une fac de sciences humaines, ce serait sans surprise. Ici, c'est un peu plus inattendu. Cela me paraît plutôt bon signe et, même si la participation est réellement très internationale - une quarantaine de pays sont représentés pour une promotion d'une centaine de personnes qui ne compte pas plus d'un tiers d'Américains  -, c'est finalement assez typique de la mentalité américaine dominante selon laquelle, pour faire court, si on laisse le soin à un gouvernement de résoudre un problème, les choses finissent inmanquablement par empirer.

Il y a comme ça des idées qui ont le don d'échauffer les esprits. Parlez d'égalité à un type de droite, il s'étouffe ; de marché avec un type de gauche, il s'étrangle ; de France avec un Texan, il dégaine ; d'Amérique avec un chevénementiste, il déclame. Seulement voilà : s'il y a bien un pays dans lequel cela n'aurait guère de sens de se rendre sans accepter de se dégager un instant de ses préjugés, c'est bien l'Amérique. Et s'il y a bien un endroit dans lequel cette idée de bon sens relève de l'exigence intellectuelle la plus élémentaire, c'est bien Harvard. Je raconterai plus loin comment j'ai commencé à réaliser, à travers cette expérience, que le centre de gravité de la pensée mondiale dominante dans ce qu'elle produit de plus neuf me semble déjà avoir glissé. Au moins la force de l'Amérique à cet égard, et quoi qu'en donnent à penser les sorties sporadiques d'un certain nombre d'élus du Congrès, est-elle d'examiner plutôt que de dénigrer et d'intégrer plutôt que de tenir à distance.

Le point décisif, à mes yeux, et qui commande la trame du récit de cette expérience est que, dans un monde en crise, sur tous les grands problèmes du moment - de la croissance à l'environnement et de l'éducation à l'innovation -, la pensée américaine s'est bel et bien mise en mouvement d'une façon qui, pour n'être pas encore totalement visible, n'en est pas moins en marche. D'ailleurs, quand tout cela finira par se voir, il sera trop tard pour ceux qui préfèrent les refrains à l'analyse et le repli à l'audace. So long. Or, réunissant une portion de L'Europe et de l'Afrique, de la Chine et de l'Amérique latine, du Japon et de l'Inde en passant par le monde arabe, Harvard est l'épicentre de ce qu'il faut bien appeler cette révolution contemporaine.

Corporations, ONG : même combat ?

Pour l'heure, je voudrais me borner à préciser ici que la série de chroniques  qui va suivre ne constitue ni un cours, ni un résumé - on n'apprend vraiment qu'à travers ce à quoi on se confronte personnellement -, et pas davantage une brochure qu'une profession de foi. L'apolégétique n'est pas davantage mon sujet que le pouvoir : ce qui m'intéresse, c'est la solution que l'on peut apporter à un certain nombre de problèmes. Il s'agit en réalité du récit d'une expérience intellectuelle à la fois collective et personnelle - il faudrait presque dire intime, tant elle fut à la fois exigeante et stimulante -, dans laquelle les histoires font écho aux concepts, les études de cas s'imbriquent aux expériences vécues, les rencontres se mêlent aux travaux et les lectures aux conversations.

Ce livre (2) relève donc autant du témoignage que de l'apprentissage et s'appuie aussi volontiers sur les anecdotes personnelles que sur les analyses managériales. Son objectif essentiel est de donner au lecteur à la fois une envie et des idées : l'envie, ici ou ailleurs, de participer à quelque chose d'aussi stimulant ; des idées pour essayer d'envisager un certain nombre de problèmes différemment et de faire ce que l'on doit accomplir de la façon la plus éclairée et la plus efficace possible.

Cette série de chroniques s'organise en trois parties pour répondre à trois questions assez élémentaires : Comment ça marche ? A quoi ça sert ? Et, finalement, à quoi ça mène ?

Sous le titre "L'apprentissage et l'écosystème", la première partie s'intéresse à la fois à ce qui fait la puissance du modèle Harvard et à quelques unes des leçons fondamentales tirées de cette expérience en termes aussi bien de connaissance de soi que de rapport aux autres.

Dans la deuxième partie, "Le défi et l'outillage", on passera en revue quelques grandes tâches managériales en s'attachant à faire ressortir les concepts novateurs issus des développements les plus récents de la recherche.

La troisième partie, "La différence et la finalité", s'intéressera enfin davantage aux étapes de construction du leadership. Elle mènera tout naturellement, au terme de cette immersion, à un examen attentif des idées émergentes les plus porteuses issues de cette période et qui ont reçu depuis lors une formalisation et une concrétisation plus poussées aussi bien au sein des grands groupes mondiaux les plus éclairés que d'ONG pionnières ou d'agences gouvernementales innovantes. Non pas séparément, mais ensemble, dans cette sorte de triangulation révolutionnaire déplaçant la frontière classiquement admise du privé et du public en même temps qu'elle propose des solutions nouvelles.

La vraie question, c'est de savoir si nous sommes prêts à franchir le pas.

 

PS : Au fait, c'est bien l'option d'une autonomie conquérante dont Lou Hugues a pris le parti dans cette étude de cas. Il faut voir comment la nouvelle usine d'Opel construite à la frontière entre l'Est et l'Ouest fut inaugurée par la suite, en présence d'Helmut Kohl, au milieu d'un mélange d'engouement et de respect. Quant à Hugues, il fit par la suite une carrière remarquable.

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(1) Voir Fouks & Alli : "Les nouvelles élites", Plon, Paris (2007)

(2) Je prends donc le parti de le publier en ligne sur ce blog dans un premier temps, dans une approche qui me paraît présenter l'intérêt d'être à la fois plus progressive et plus vivante. Les quelques posts qui ont précédé sous la rubrique "Harvard Report" seront donc adaptés et intégrés à ce nouveau cadre d'ensemble.

22/11/2009

L'intelligence selon Gardner

Howard Gardner est professeur de sciences cognitives et de pédagogie à Harvard et spécialiste international reconnu de ces questions à travers notamment sa théorie des intelligences multiples. Il dirige le projet "Harvard Zero", un ensemble de recherches visant à approfondir la compréhension et à améliorer les modes d'apprentissage, de réflexion et de créativité aussi bien dans les arts et les humanités que dans les disciplines scientifiques.

Il est l'auteur, chez Odile Jacob, d'un petit essai stimulant intitulé : Les 5 formes d'intelligence pour affronter l'avenir. Un sujet sur lequel, au milieu de l'aimable bricolage contemporain qui gouverne tant la profusion des savoirs que le désordre des pédagogies, la remise en ordre s'impose autant que la remise en perspective.

Il y a d'abord, nous dit Gardner, l'esprit discipliné, qui suppose la maîtrise d'au moins une manière de réfléchir, un mode non pas seulement de connaissance mais aussi de réflexion caractérisant une discipline intellectuelle ou un métier. Il faut au moins dix ans pour accéder à ce niveau de maîtrise, et cela ne va pas sans rechercher en continu les moyens d'améliorer ses compétences et sa compréhension. "S'il ne possède pas au moins une discipline, souligne l'auteur, l'individu sera forcément réduit à se plier aux exigences d'un autre". Bref, la discipline, c'est la liberté.

Vient ensuite l'esprit synthétique. Il s'agit de collecter, comprendre et évaluer des informations à différentes sources et d'être capable de les présenter d'une façon qui fait sens pour soi et les autres. Une forme d'intelligence d'autant plus cruciale que tant la masse que les sources d'informations disponibles croissent à une vitesse vertigineuse.

Troisième forme d'intelligence : l'esprit créatif. L'objectif est ici d'innover, d'avancer de nouvelles idées, de poser des questions inhabituelles, d'inventer de nouveaux modes de pensée et d'arriver, si possible, à des réponses inattendues, qui peuvent déboucher sur des concepts innovants ou des produits d'avant-guarde.

Discipline, synthèse, créativité ne suffisent pas. Il est aussi nécessaire selon Gardner de développer, au-delà "de sa coquille ou des limites de son territoire", un esprit respectueux capable de repérer et d'accueillir les différences entre les individus et les groupes, de s'efforcer de comprendre l'autre et de chercher à collaborer efficacement avec lui.

Plus encore, une cinquième forme d'intelligence s'impose : il s'agit de l'esprit éthique, ouvrant à une réflexion sur la nature de son travail et aux besoins et désirs de la société dans laquelle on vit. Un domaine qui relève davantage cette fois d'un mode d'action désintéressé capable de s'impliquer et d'apporter une contribution au bien commun.

"Ces cinq esprits sont ceux qui jouent un rôle de premier plan dans le monde actuel, dit Gardner au terme de sa recherche,  et qui auront encore plus d'importance demain". On peut en discuter. Il y avait aussi, nous dit l'auteur, l'esprit technologique et l'esprit numérique, le mercantile et le démocratique, l'esprit nuancé et l'esprit émotionnel, le stratégique et le spirituel... Mais pas plus qu'une typologie exhaustive ne fait une théorie stimulante, un détail ne fait une perspective ni une dissection un projet.

Comprendre, c'est changer et changer, c'est agir. C'est bien là l'intérêt d'une démarche qui combine focalisation et ouverture, connaissance et réflexion, analyse et mouvement, mais aussi savoir et morale selon une perspective qui donne des clés à chacun pour progresser et devenir à la fois plus intelligent et plus efficace, plus utile et plus épanoui, dans une approche dépoussiérée qui valorise moins le cumul des titres que l'éveil des curiosités. Après tout, n'est-ce pas seulement une fois ses études terminées que l'on commence son véritable apprentissage ?

L'approche proposée par Gardner se définit ainsi davantage par son mouvement que par son héritage. L'on pourrait dire de même qu'il en va des acquis pédagogiques comme des acquis sociaux : ils valent le temps que durent les mondes anciens, nous laissant aussi acrimonieux qu'impuissants au milieu du désastre si nous n'avons pas su échafauder autre chose que la collection de fadaises qui nous tient ordinairement lieu de pensée. En ce sens, le monde n'est pas un champ de massacres lointain : il est, selon la belle expression d'Hannah Arendt, une oeuvre de nos mains et c'est en quoi il est aussi urgent d'y investir des neurones que des fonds et de mettre si possible, à cette affaire, un peu de coeur à l'ouvrage.

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(1) Un projet qui n'est pas sans faire écho à "l'Oxford Muse Foundation" développé à l'initiative de Theodore Zeldin, qui fut une brillante incarnation, au sein de la Commission pour la libération de la croissance française, d'une prise en compte en profondeur de la culture comme paramètre clé du changement.

26/02/2008

Pistes américaines pour une réforme de l'éducation (2) Les clés du succès

Une approche pragmatique

Dans l’ensemble, la réforme a permis d’enregistrer de meilleures performances scolaires. Certes, les résultats varient selon les Etats. Au Texas ou en Caroline, Etats qui ont mis en place des politiques de responsabilisation fortes, les progrès tant dans l’efficacité que dans l’égalité entre groupes ethniques ont été remarquables. En Floride en revanche, ils ont été beaucoup moins évidents, de même que dans le Missouri où l’amélioration des résultats enregistrés s’est accompagnée d’une… baisse des standards fixés par cet Etat pour les tests. Plus globalement, on constate que plus les politiques d’accountability sont fortes, plus le niveau des élèves progresse, et cela au sein de tous les groupes ethniques.

Les acteurs de terrain sont certes souvent réticents ; et presque la moitié des directeurs d’établissements scolaires estiment que la loi est dirigée contre l’enseignement public. Les enseignants ne réagissent pas toujours positivement à la perte de l’autonomie assez large dont ils bénéficiaient précédemment ; mais ils critiquent moins le principe de leur responsabilisation (« Si la société veut que nous enseignions les fondamentaux et que nous rendions des comptes, nous devons le faire, c’est notre boulot » confie ainsi une enseignante d’une middle school) que le fait que l’évaluation soit basée, de façon automatique et exclusive, sur des test écrits. Par ailleurs, certains universitaires comme Steven D. Levitt (« Freakonomics ») ont mis à jour les pratiques de tricheries que suscitent ce type d’évaluation, de fait fortement contraignante pour les enseignants.

De quelques ingrédients de base

Réforme difficile parce qu’elle s’est attaquée aux comportements et à leur évaluation, « No Child Left Behind » illustre quelques uns des ingrédients essentiels qui concourent au succès d’une réforme. La loi s’est d’abord appuyée sur une prise de conscience ancienne de la situation – qui plus est dramatisée à travers un rapport qui fit date vis-à-vis de l’opinion. Cette prise de conscience a été le point de départ de mesures d’évolution qui ont, petit à petit, acclimaté la mise en place de politiques de responsabilisation. Il faut rappeler qu’elle s’inscrit également dans un contexte de grande ouverture culturelle au changement ainsi que d’attention pratique à ce qui marche ; elle a pu bénéficier, dans le même registre, d’une culture de l’évaluation largement admise au sein de la société américaine.

Il est clair enfin – on le voit a contrario à travers le climat politique d’affrontement qui prévaut aujourd’hui au Congrès et bloque toute réforme d’envergure (immigration, aide à l’enfance, etc) – que le consensus politique qui traverse l’enchaînement politique : constat, communication, élaboration et vote, joue un rôle essentiel dans le succès d’une telle réforme. Et cela d’autant plus que, sous réserve que les politiques mises en place donnent plutôt satisfaction, l’évaluation en est abordée non pas dans une approche idéologique de remise en cause mais à travers une logique pragmatique d’amélioration.

De fait, et en dépit d’un large mouvement de différents groupes associatifs en faveur d’une refonte de la réforme, la reconduction de celle-ci a été recommandée, avec des suggestions d’amélioration, par une commission bipartisane ad hoc du Aspen Institute en février 2007. Il est sûr que, d’une part pour contrôler les mécontentements, et d’autre part pour assurer la poursuite de la réforme, l’approche bipartisane aura beaucoup fait tant en amont qu’en aval de la réforme pour assurer son succès.

Si, dans le champ politique de la réforme, et au-delà des techniques médiatiques, la communication publique désigne l’ensemble des ressorts socio-culturels et politico-institutionnels sur lesquels peut s’appuyer la mise en œuvre d’une réforme, "No Child Left Behind" concentre alors en effet, de façon organique, quelques uns des éléments fondamentaux d’une communication de changement réussie.

25/02/2008

Pistes américaines pour une réforme de l'éducation (1) Consensus et responsabilisation

Contrairement à une idée répandue en France, les Etats-Unis croient non seulement à l’éducation, mais aussi à l’égalité des chances ; on y dépense d’ailleurs pour cela plus qu’en France en pourcentage du PIB et le système d’éducation secondaire s’y est démocratisé, dès les années 50, bien plus tôt que chez nous.

Du fait de son importance au sein de la société américaine mais aussi des constats alarmants qui ont été dressés au début des années 80, le système éducatif américain a connu d’importantes évolutions au cours des vingt dernières années. La réforme « No Child Left Behind » (aucun enfant laissé pour compte) s’inscrit dans ce mouvement ; sa mise en œuvre fait ressortir quelques aspects culturels et politiques majeurs d’une réforme réussie.

Un système en évolution constante

Si en France, l'école semble vouloir protéger les individus des menaces du monde, le système d’éducation américain a au contraire pour but de leur permettre de profiter des opportunités qu’il représente. La conception de l’éducation y est aussi plus optimiste : elle vise à donner à l’enfant les moyens de se développer au travers d’une expérience ou mieux, d’une expérimentation riche. D’où une orientation moins abstraite et plus pragmatique de savoirs qui doivent être utiles dans la vie des individus. D’où encore une plus grande propension à l’innovation quand celle-ci est d’abord perçue, en France, comme une menace.

D’autant qu’au début des années 80, le système éducatif américain prenait conscience, à travers le rapport «Nation at Risk », qu’il était atteint de problèmes de fond : faiblesse du niveau, développement de la violence, inégalités marquées – problèmes qui se traduisirent par une mise en cause des enseignants. Ce moment a marqué le point de départ de nombreuses mesures correctives : création de niveaux de connaissance minimaux, réduction de la taille des établissements, privatisation d’écoles publiques, etc. Depuis une vingtaine d’années, le système éducatif américain se trouve ainsi en perpétuel mouvement.

Parmi les différentes voies expérimentées, les politiques d’accountability, qui cherchent à rendre la communauté éducative davantage responsable des résultats des élèves, ont tenu une place de choix. Ces politiques reposent sur un ensemble d’éléments de référence : standards (objectifs à atteindre, en l’occurrence des compétences à acquérir), tests (vérification du degré d’atteinte des objectifs), résultats (qui font l’objet de publications locales très détaillées) et incitations (notamment au travers du système de notation, mais aussi d’aides ou de récompenses financières octroyées par les Etats). C’est à la fois dans ce cadre et dans cette dynamique qu’a pris place, en 2002, la loi « No Child Left Behind ».

Mécanique de la responsabilisation

Il est à noter tout d’abord que si cette loi est bien intervenue sous la présidence de George Bush, elle a fait l’objet d’un travail et d’un vote commun entre Républicains et Démocrates. Conçue pour les écoles recevant des fonds fédéraux consacrés à la lutte contre la pauvreté, elle a mis en place une forme d’éducation compensatoire qui constitue un peu l’équivalent des ZEP en France. En augmentant (de plus de 20%) les crédits aux écoles qui accueillent les enfants défavorisés, elle a obligé les Etats à améliorer la formation des enseignants, à créer des programmes d’apprentissage de la lecture aux parents, ainsi que des cours du soir et des écoles d’été.

Surtout, la responsabilisation des écoles dans les résultats des élèves est accentuée. Le système d’évaluation repose sur la mise en place de tests, dans chaque Etat, en particulier en mathématiques et en lecture – tests que les élèves passent entre les niveaux équivalents du CE2 et de la quatrième – et la publication, large et détaillée, des résultats. L’objectif est que tous les élèves aient atteint en 2014 un niveau satisfaisant dans les disciplines clés. Quand une absence de progrès est enregistrée d’une année sur l’autre, une aide supplémentaire est attribuée ; si cette contre-performance persiste une deuxième année, alors un plan d’amélioration est mis en place, et les parents obtiennent le droit de changer leur enfant d’école.

Au-delà, l’école doit mettre en place tout un dispositif de soutien, qui peut également impliquer des associations ou des entreprises privées. Si une situation d’échec est encore constatée au bout de la quatrième année, le personnel de l’école, le programme et l’organisation des études font l’objet d’une complète réorganisation. A la cinquième année, l’école concernée est directement prise en charge par l’Etat, première étape possible vers une disparition pure et simple de l’école si les résultats ne s’améliorent toujours pas.

Face à une telle mécanique, des critiques ont naturellement été formulées - elles connaissent d'ailleurs aujourd'hui un regain de vigueur à la faveur de la campagne présidentielle, notamment au sein du camp démocrate. Suffiraient-elles à avoir raison du projet ?

11/10/2007

De la croissance... (3) Création : des clés pour entreprendre

Les derniers chiffres de création d'entreprise dans notre pays ne sont pourtant pas mauvais - la révolution informationnelle y est bien sûr pour quelque chose. Mais quel chemin culturel il nous reste pourtant à parcourir sur ce terrain. Entreprendre : avant même de l'envisager sous l'angle de l'entreprise, nous devrions plus tôt être sensibilisé à l'intérêt, et au plaisir, qu'il y a à faire plutôt qu'à dire, et à aller chercher plutôt qu'à attendre.

Mais c'est comme si chez nous ce mouvement-là ne pouvait être perçu sans la gangue idéologique qui ferait de ce thème l'antienne de libéraux fanatiques... et dont nous ne voyons même plus (avec un peu de distance, cela saute pourtant aux yeux) quelle épaisse couche de préjugés elle introduit dans notre rapport au monde. Réhabilitons l'action, redonnons le goût de faire et, sans méconnaître les exigences de la solidarité, cessons d'esquiver la question de notre responsabilité propre dans ce qui nous arrive... Bref, prenons le large et tissons les nouveaux liens qui nous permettront d'entreprendre sans être isolé et d'échouer sans être stigmatisé.


3.1– Développer tôt le goût du risque et le sens de l’aventure

Une culture dominante de la protection en France, à comparer à un mode d’éducation encourageant davantage l’exploration positive par l’enfant de son environnement aux Etats-Unis (cf le syndrôme du jardin d’enfants). Favoriser d’abord (famille, école) une plus grande autonomie (par exemple à l’école : encouragement à la prise de parole, éveil de la curiosité, mises en situation, gestion du stress, etc). L’autonomie comme outil pour mieux apprécier les situations nouvelles ou inconnues sans les redouter, pour prendre des risques calculés – pour tenter, et entreprendre.

3.2 – Créer des concours de développement de projets

Un outil classique, qui peut se révéler puissant pour dépasser les proclamations d’intention et passer d’une culture de l’échec (ou de la peur de l’échec) et de la critique à une culture du faire et de la réussite (cf « can do attitude »). L’implication individuelle à travers concours et projets est un outil pédagogique intéressant pour produire de l’action, développer la créativité, initier à la prise de risque. Un mécénat public et privé (au-delà du tropisme habituel vers les arts) à encourager concrètement sur ce terrain plus sociétal et entrepreneurial.

3.3 – Encourager l’expatriation tout au long des carrières

De la coopération de jeunesse au coaching de la seniorité en passant par l’exercice de responsabilités opérationnelles ou des ruptures choisies en cours de carrière, sans doute le plus sûr moyen de sortir de soi et de repères trop familiers. Distinction à faire entre expatriations encadrées (au sein d’un groupe ou d'un organisme) et expatriations «aventures », nomades, où il faut tout bâtir soi-même – et s’éprouver. Ce n’est pas le même apprentissage. Un apport décisif en terme d’ouverture, de vision, de connaissance de soi, de capacité à négocier, de pragmatisme, etc.

3.4 – Promouvoir la culture des réseaux

Là aussi, par rapport à la culture anglo-saxone, scandinave – voire océanienne, la culture française est pauvre (mieux acclimatée, cela dit, au sein des jeunes générations). Assimilé à une élite opaque, ou à un club de services dont on se défie. Donc, on ne participe pas, on n’anime pas. Perte d’opportunités et de valeur. Rigidité des organisations-frontières vs le développement de liens souples, agiles avec des communautés identifiées (exemple de la R&D en entreprise).


Voilà de nouveau quelques idées, pas toujours faciles à concrétiser. En voyez-vous d'autres ? Ce terrain n'est d'ailleurs pas que celui de l'entreprise au sens gestionnaire de ce terme - voyez là-dessus les réflexions d'Attali sur la "classe créative", et passez par Hollywood pour mesurer ce que peut, en joignant la créativité artistique et le savoir-faire technique, l'industrie du divertissement. Alors, tous créateurs ?