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20/03/2011

Harvard (01) Introduction : Les Business Schools sont des endroits dangereux...

La boutade vient de Marco Iansiti, professeur spécialisé dans les nouvelles technologies, au cours de la discussion en amphi d'une étude de cas sur Opel, l'un des tout premiers cas de la formation. Il faut dire que le contexte de cette étude est passablement compliqué. L'Allemagne étant alors en pleine réunification, la situation est très instable. Et, dans l'industrie automobile, les concurrents se livrent à une course de vitesse d'autant plus folle que, comme toute crise qui se respecte, la situation fait apparaître autant d'opportunités que de menaces. Lou Hugues, un jeune directeur financier qui vient de prendre la tête de la direction générale d'Opel dans ce pays, est par ailleurs rattaché à une hiérarchie complexe au sein de General Motors, entre un échelon européen plutôt prudent et un siège qui prend une position plus audacieuse mais moins monolithique qu'elle n'y paraît. Et puis un siège qui, par définition, est loin du terrain, l'est encore plus dans des circonstances historiques exceptionnelles.

La veille même, lors du travail préparatoire au sein de mon groupe de travail, les avis étaient aussi assez tranchés entre partisans de la prudence, par défaut de visibilité, et esprits entreprenants, plus sensibles au coup difficile mais fabuleux qui semble alors à jouer. Mark, un canadien venu de l'industrie des fournitures de bureau chez 3M, a même publié un essai, "The Great Reset" (titre que l'on pourrait traduire par : "Economie, année zéro"), qui constitue un pamphlet virulent contre la finance américaine et qui, en s'appuyant sur les déséquilibres monétaires du moment et l'état plus sinistré encore que l'immobilier résidentiel de l'immobilier commercial, annonçait l'aggravation de la crise à venir. De mon côté, dans la foulée de ma participation aux travaux de la commission pour la libération de la croissance française, je suis alors en train de publier un ouvrage sur l'emploi dont l'objectif essentiel est de faciliter l'insertion des jeunes diplômés sur le marché du travail.

Cela étant dit, sur Opel, Mark est beaucoup plus conservateur que moi, ce qui est d'ailleurs une caractéristique dont s'enorgueillissent généralement les Canadiens anglophones par opposition à leurs voisins américains qu'ils aiment à traiter, avec un brin de condescendance, comme de grands enfants. Sauf quand le feu que les enfants en question mettent à la maison finit par se propager chez le voisin. En réalité, l'intérêt de ce cas est qu'il reflète autant la nature des tempéraments que la rigueur de l'analyse. A l'évidence, la position qu'il conduit à prendre vient aussi du genre d'expériences auquel on s'est trouvé confronté.

Or il se trouve qu'il m'est arrivé de me retrouver dans une position comparable à celle de Hugues, même si elle fut de défense plus que de développement. Au milieu d'une crise stratégique et politique majeure que traversait alors le groupe que je venais de rejoindre, je me retrouvai en effet dans une situation plutôt inconfortable entre un président qui, du siège, me demandait de monter au créneau et une direction locale plus circonspecte. Ma chance fut que, pour une raison qui m'échappe encore, on finit par me prendre pour le neveu du président - et puis après tout, si je voulais tant aller au casse-pipe, eh bien, que j'y aille ! On verrait bien. J'en ai gardé l'idée pratique qu'en situation de crise, il ne faut pas mégoter sur les facteurs favorables, quand bien même ils seraient purement imaginaires.

Question de génération

Le cas Opel me renvoie aussi à une situation comparable, lors d'un séminaire de formation des hauts potentiels que j'animai quelques années plus tard au sein du même groupe. D'un projet de développement industriel en Chine, les prévisions financières présentées dans l'étude s'annonçaient mauvaises. Un large consensus se dégagea du coup rapidement contre le projet. Jusqu'à ce qu'un cadre suédois - un type brillant qui associait à une réflexion claire un sens remarquable du terrain - finisse par prendre la parole en expliquant que, dans le contexte de la croissance chinoise, cette prudence excessive n'était peut-être finalement qu'une énorme bêtise. L'expérience nous a appris par la suite à ne pas tomber sans précaution dans le piège de la croissance chinoise, faute de quoi le miracle pouvait rapidement tourner au mirage et la conquête prendre l'allure d'une déroute. Le problème, ce n'est pas que les Chinois soient des escrocs, c'est que les escrocs sont partout, y compris en Chine.

Il n'empêche que dans des circonstances qui associent pressions fortes et contradictoires d'un côté, évolutions rapides et chaotiques de l'autre, le discernement implique toujours autant le caractère que l'analyse. C'est souvent une bonne idée que de s'y mettre alors à plusieurs ; ce n'en est pas une mauvaise inversement, de savoir se défier des consensus confortables. Pour revenir à mon groupe de travail, qu'ils aient publié ou non quelque chose en rapport avec le sujet, ses membres furent d'emblée happés par cette problématique de la crise et entendaient bien le faire savoir, dans le cas où la direction de l'Ecole n'aurait pas pris la mesure du problème en substituant à la nécessaire analyse de la catastrophe ambiante le confort d'études de cas qui seraient trop tournées vers le passé.

Dans le débat passionné qui finit en tout état de cause par s'emparer de l'assistance dans l'amphi à propos de la stratégie d'Opel, l'option d'une prise d'autonomie accrue de la direction locale face à la hiérarchie du groupe finit par s'imposer. Après avoir tombé la veste, puis parcouru les travées de l'amphi en tous sens depuis une bonne heure pour stimuler le débat au contact des uns et des autres - un authentique marathonien de la pédagogie qui, comme j'étais placé au premier rang avec une capacité de recul limitée, me donna le tournis dès le premier quart d'heure -, Marco Iansiti redescend vers l'immense tableau qui surplombe le bureau, se retourne vers nous et marque alors une pause, un sourire malicieux aux lèvres.

"Alors c'est comme ça les gars, on prend parti contre sa hiérarchie ?". Une nouvelle pause, histoire de laisser le temps à chacun de bien mesurer les implications de la voie dans laquelle on s'embarquait alors gaiment. Puis de conclure : "Décidément, les écoles de commerce sont des endroits dangereux...". A l'évidence, c'est là qu'il voulait nous emmener. Pour une entrée en matière, ce n'était pas un mauvais départ. Un vent de révolte était-il en train de souffler sur le temple mondial des affaires ?

L'épicentre de la révolution

Tout bien pesé, Iansiti n'a pas eu besoin de beaucoup forcer son talent pour nous y pousser. Le moins que l'on puisse dire est que le terrain était alors mûr. Lorsque je rejoins le "General Management Program" en janvier 2009, l'économie mondiale traverse en effet le pire moment de la crise. Les banques sont sur la sellette et, bien que les premières parades internationales se mettent alors en place, tous les secteurs économiques souffrent. Partout, on licencie à tour de bras, à commencer par l'industrie minière que je viens de quitter - au Brésil, au Canada, en Russie, en Australie. A New York où je réside alors, l'industrie financière qui tire classiquement le dynamisme économique de la ville est totalement sinistrée. Parfois l'après-midi, les hauts de Broadway paraissent comme morts. On a l'impression que la ville entière retient son souffle dans l'attente de la prochaine catastrophe. Des gens jetés à la rue commencent à errer en tous sens dans Manhattan et, par contraste, c'est peut-être pire ici que dans les grandes mégapoles des nations pauvres où l'on s'est accommodé de longue date de la dureté de cycles dont on ne finit d'ailleurs par voir que les bas.

Les gens qui participent à cette formation n'ont plus vingt ans. Il faut une quinzaine d'années d'expérience pour y postuler, ce qui place la moyenne d'âge pour cette promotion-ci à environ quarante-deux ans selon Vicki Good, la directrice administrative du programme, entre les plus jeunes qui ont environ trente-cinq ans et les plus âgés qui ont passé la cinquantaine. Chacun dans leurs fonctions, ils ont déjà un parcours dense derrière eux et un certain nombre de réalisations à leur actif sans que cela soit nécessairement d'ailleurs une fonction de leur âge. Je ne suis pas plus pro-jeunes qu'anti-seniors, mais j'avoue que cette espèce de promotion à l'ancienneté de gens qui, au fond, n'ont fait peu ou prou que la même chose dans des oganisations comparables avec une belle assiduité commence à m'agacer sérieusement. Heureusement, les choses changent.

Un collègue DRH m'aurait dit : "C'est qu'au fond, vous voulez prendre le pouvoir". Mais ce n'est pas le sujet. Je ne sais plus qui disait que, tous les vingt ans, chaque génération finit par poser à la génération précédente une question à laquelle elle ne connaît pas la réponse. Le moins que l'on puisse dire est que, dans le cas de ma génération, les passeurs n'ont pas franchement fait leur travail (1) ; et que l'état dans lequel on trouve à la fois la société française et le monde, s'il offre quelques pistes engageantes, suscite davantage l'inquiétude que l'allégresse, y compris pour les tempéraments optimistes.

Peu de participants pourtant, dans ce contexte, sont dans l'état d'esprit de venir décrocher leur diplôme puis de repartir comme si de rien n'était. Au milieu du marasme, le business as usual n'est pas vraiment une option. Dans une fac de sciences humaines, ce serait sans surprise. Ici, c'est un peu plus inattendu. Cela me paraît plutôt bon signe et, même si la participation est réellement très internationale - une quarantaine de pays sont représentés pour une promotion d'une centaine de personnes qui ne compte pas plus d'un tiers d'Américains  -, c'est finalement assez typique de la mentalité américaine dominante selon laquelle, pour faire court, si on laisse le soin à un gouvernement de résoudre un problème, les choses finissent inmanquablement par empirer.

Il y a comme ça des idées qui ont le don d'échauffer les esprits. Parlez d'égalité à un type de droite, il s'étouffe ; de marché avec un type de gauche, il s'étrangle ; de France avec un Texan, il dégaine ; d'Amérique avec un chevénementiste, il déclame. Seulement voilà : s'il y a bien un pays dans lequel cela n'aurait guère de sens de se rendre sans accepter de se dégager un instant de ses préjugés, c'est bien l'Amérique. Et s'il y a bien un endroit dans lequel cette idée de bon sens relève de l'exigence intellectuelle la plus élémentaire, c'est bien Harvard. Je raconterai plus loin comment j'ai commencé à réaliser, à travers cette expérience, que le centre de gravité de la pensée mondiale dominante dans ce qu'elle produit de plus neuf me semble déjà avoir glissé. Au moins la force de l'Amérique à cet égard, et quoi qu'en donnent à penser les sorties sporadiques d'un certain nombre d'élus du Congrès, est-elle d'examiner plutôt que de dénigrer et d'intégrer plutôt que de tenir à distance.

Le point décisif, à mes yeux, et qui commande la trame du récit de cette expérience est que, dans un monde en crise, sur tous les grands problèmes du moment - de la croissance à l'environnement et de l'éducation à l'innovation -, la pensée américaine s'est bel et bien mise en mouvement d'une façon qui, pour n'être pas encore totalement visible, n'en est pas moins en marche. D'ailleurs, quand tout cela finira par se voir, il sera trop tard pour ceux qui préfèrent les refrains à l'analyse et le repli à l'audace. So long. Or, réunissant une portion de L'Europe et de l'Afrique, de la Chine et de l'Amérique latine, du Japon et de l'Inde en passant par le monde arabe, Harvard est l'épicentre de ce qu'il faut bien appeler cette révolution contemporaine.

Corporations, ONG : même combat ?

Pour l'heure, je voudrais me borner à préciser ici que la série de chroniques  qui va suivre ne constitue ni un cours, ni un résumé - on n'apprend vraiment qu'à travers ce à quoi on se confronte personnellement -, et pas davantage une brochure qu'une profession de foi. L'apolégétique n'est pas davantage mon sujet que le pouvoir : ce qui m'intéresse, c'est la solution que l'on peut apporter à un certain nombre de problèmes. Il s'agit en réalité du récit d'une expérience intellectuelle à la fois collective et personnelle - il faudrait presque dire intime, tant elle fut à la fois exigeante et stimulante -, dans laquelle les histoires font écho aux concepts, les études de cas s'imbriquent aux expériences vécues, les rencontres se mêlent aux travaux et les lectures aux conversations.

Ce livre (2) relève donc autant du témoignage que de l'apprentissage et s'appuie aussi volontiers sur les anecdotes personnelles que sur les analyses managériales. Son objectif essentiel est de donner au lecteur à la fois une envie et des idées : l'envie, ici ou ailleurs, de participer à quelque chose d'aussi stimulant ; des idées pour essayer d'envisager un certain nombre de problèmes différemment et de faire ce que l'on doit accomplir de la façon la plus éclairée et la plus efficace possible.

Cette série de chroniques s'organise en trois parties pour répondre à trois questions assez élémentaires : Comment ça marche ? A quoi ça sert ? Et, finalement, à quoi ça mène ?

Sous le titre "L'apprentissage et l'écosystème", la première partie s'intéresse à la fois à ce qui fait la puissance du modèle Harvard et à quelques unes des leçons fondamentales tirées de cette expérience en termes aussi bien de connaissance de soi que de rapport aux autres.

Dans la deuxième partie, "Le défi et l'outillage", on passera en revue quelques grandes tâches managériales en s'attachant à faire ressortir les concepts novateurs issus des développements les plus récents de la recherche.

La troisième partie, "La différence et la finalité", s'intéressera enfin davantage aux étapes de construction du leadership. Elle mènera tout naturellement, au terme de cette immersion, à un examen attentif des idées émergentes les plus porteuses issues de cette période et qui ont reçu depuis lors une formalisation et une concrétisation plus poussées aussi bien au sein des grands groupes mondiaux les plus éclairés que d'ONG pionnières ou d'agences gouvernementales innovantes. Non pas séparément, mais ensemble, dans cette sorte de triangulation révolutionnaire déplaçant la frontière classiquement admise du privé et du public en même temps qu'elle propose des solutions nouvelles.

La vraie question, c'est de savoir si nous sommes prêts à franchir le pas.

 

PS : Au fait, c'est bien l'option d'une autonomie conquérante dont Lou Hugues a pris le parti dans cette étude de cas. Il faut voir comment la nouvelle usine d'Opel construite à la frontière entre l'Est et l'Ouest fut inaugurée par la suite, en présence d'Helmut Kohl, au milieu d'un mélange d'engouement et de respect. Quant à Hugues, il fit par la suite une carrière remarquable.

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(1) Voir Fouks & Alli : "Les nouvelles élites", Plon, Paris (2007)

(2) Je prends donc le parti de le publier en ligne sur ce blog dans un premier temps, dans une approche qui me paraît présenter l'intérêt d'être à la fois plus progressive et plus vivante. Les quelques posts qui ont précédé sous la rubrique "Harvard Report" seront donc adaptés et intégrés à ce nouveau cadre d'ensemble.

04/03/2011

Dircom, un métier qui se transforme (11) Structurer (suite) : l'écosystème, de l'affrontement au partenariat

Sur le terrain externe, l'observation récente de la prospérité de quelques uns des plus grands groupes mondiaux, de Wal-Mart à SAP en passant par Microsoft et Li Fung (1), montre que cette réussite est moins due à un avantage concurrentiel interne qu'à la capacité de tisser, autour de l'entreprise, un réseau de partenaires dûment sélectionnés qui partagent avec elle un intérêt raisonnable au développement du système sur le long terme. Du point de vue de l'entreprise, le potentiel de cette théorie est si vaste et si fécond qu'il faudra y revenir plus en détail par ailleurs (2).

Ce n'est pas moins vrai du point de vue de la communication - et je souscris pour ma part d'autant plus volontiers à cette approche que j'ai, à plusieurs reprises, comme directeur de la communication d'une société industrielle ou d'une fédération professionnelle internationale, toutes deux attaquées notamment sur des questions d'environnement, mis en pratique ces préceptes de façon à la fois intuitive et pragmatique. Je suis parti du principe que, face à un adversaire qui a un pouvoir non seulement de nuire mais encore de déstabiliser, on a le choix entre s'enfermer dans une lutte contreproductive, voire suicidaire, ou bien repenser le positionnement de l'entreprise en termes de partenariat raisonnable avec ses interlocuteurs clés.

La défiance augmentant avec l'éloignement, il faut alors s'attacher à réduire la distance pour accroître la confiance. J'ai ainsi été à la rencontre des principales organisations environnementales qui s'opposaient aux activités de l'entreprise dont je conduisais la communication et les relations extérieures pour mieux les familiariser avec notre métier, nos contraintes mais aussi nos objectifs de progrès. Que pouvait donc bien viser un tel projet : à faire taire les critiques ? Cela aurait été aussi stupide que désastreux. Libre à elles, si elles le souhaitaient, de continuer à se répandre en critiques sur l'entreprise. Une autre voie, plus constructive, s'ouvrait cependant à elles à travers l'instauration d'un dialogue organisé avec l'entreprise dans lequel, en échange d'une approche plus concrète, ces organisations gagnaient un pouvoir, peut-être pas de cogestion, mais en tout cas d'influence sur la politique environnementale mise en oeuvre. Au contact des réalités concrètes d'une industrie, chacun comprend aisément en effet, à l'exception sans doute des opposants irréductibles, que l'on n'évolue pas dans un monde parfait et peut en prendre acte positivement dès lors qu'il constate une intention honnête et une volonté réelle d'amélioration.

Il s'agissait en somme d'échanger un discours d'opposition un peu vain contre une démarche de progrès partagés profitant à l'ensemble des parties prenantes impliquées sur le sujet, et à l'entreprise elle-même non pas tant en termes d'esquive de la critique que d'amélioration de ses performances environnementales. C'est là un point clé : bien communiquer dans un monde imparfait, c'est toujours s'inscrire dans une perspective d'action et de progrès. Inversement, toute communication qui se déconnecte simultanément de son écosystème et de son lien à l'action est vouée à tourner à vide, sinon à produire des effets qui se révéleront tôt ou tard dévastateurs.

Ce ne fut alors qu'un travail embryonnaire, pour ne pas dire expérimental, qui a fait par la suite l'objet d'une approche plus systématique, et qui a d'ailleurs connu des développements significatifs dans l'industrie, minière ou pétrolière notamment, à travers la notion de tiers-partis, ces acteurs compétents et légitimes à qui on donne la possibilité de s'impliquer dans un problème auquel est confrontée l'entreprise.

Dans certains cas, cela ne marche pas : bâtir la confiance à travers une approche nouvelle quand le passé raconte une tout autre histoire, ou bien quand l'une des parties fait le choix de privilégier la posture sur le progrès, cela peut en effet mener à une impasse et, éventuellement pour un temps au moins, relancer la bataille. L'intérêt de raisonner en réseau, c'est précisément de pouvoir alors circonscrire une opposition de cette nature dans une approche plus large.

Bref, entre l'angélisme et le cynisme, il y a place pour une approche raisonnée basée sur un intérêt partagé et c'est toute la portée révolutionnaire de cette notion d'écosystème que d'apporter à cette démarche un cadre de nature à réconcilier l'entreprise et la société, l'intérêt particulier et l'intérêt général d'une façon qui leur soit mutuellement bénéfique. Les recherches menées récemment par Porter & Kramer (3) dans un certain nombre de grands groupes mondiaux tels que GE, Wal-Mart, Nestlé, IBM ou Unilever, mais aussi d'organisations gouvernementales et non gouvernementales sur le passage de la corporate social responsability (responsabililité sociale et environnementale) à la notion de shared value (valeur partagée) ont de ce point de vue une portée pratique considérable.

En substance, il ne s'agit plus dans cette approche de répondre à une pression sociale ou environnementale par des logiques d'affichage. Une collègue dircom me confiait là-dessus son opposition à la tendance des dernières années à combiner dans les grands groupes communication et développement durable et, en l'état actuel des choses, elle a raison. Il s'agit au contraire de construire de véritables partenariats visant à résoudre, d'une façon qui crée de la valeur pour toutes les parties prenantes, un certain nombre de problèmes, qu'il s'agisse d'alimentation, d'habitat, d'emploi, d'information ou d'énergie, en transformant des problèmes sociaux en opportunités de marché.

Danone, par exemple, a joué dans cette approche un rôle pionnier dans le domaine de l'alimentation en mettant au point des produits nutritifs bon marché permettant simultanément d'améliorer l'alimentation de vastes populations d'Afrique ou du subcontinent indien, tout en créant de nouveaux marchés. Le meilleur indicateur des développements à venir de cette démarche révolutionnaire pourrait bien être la transformation déjà amorcée d'ONG en micro-entreprises donnant lieu à l'émergence de nouvelles entreprises sociales (WaterHealth International, Revolution Foods, Waste Concern pour n'en citer que quelques unes) dont le statut apparaît aussi hybride que leur croissance est dynamique et leur capacité à résoudre concrètement les problèmes efficace.

 

Pour le dircom, ce renversement de perspective qui résulte de cette nouvelle donne combinant confiance et écosystème a, pour simplifier, une double conséquence. En interne, il conduit à passer d'une logique d'information à une logique de coopération et, en externe, d'une logique d'image à une logique de partenariat. En bref, ces nouveaux territoires d'intervention créent des opportunités en même temps qu'ils posent un certain nombre de problèmes. Car ce n'est pas tout d'élaborer le projet, il faut aussi animer la démarche... avec des acteurs qui ont souvent toutes sortes de raisons de s'y opposer.

Bienvenue dans le monde merveilleux de l'écosystème.

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(1) Voir les travaux de Marci Iansiti à la Harvard Business School, en particulier : "The Keystone Advantage: What the New Dynamics of Business Ecosystems Mean for Strategy, Innovation, and Sustainability", HBS Press (2004).

(2) A suivre dans la rubrique "Harvard Report" en cours de structuration sur ce blog (titre provisoire : "Le modèle Harvard ou la réinvention de l'entreprise dans un monde en crise").

(3) Michael E. Porter & Mark R. Kramer : "Creating Shared Value", Harvard Business Review, Janvier-février 2011.

06/11/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (2) La ligne et le mouvement (la stratégie selon Sinofsky)

La deuxième leçon s'impose assez rapidement. On sent là-dessus non pas un retour en arrière mais une révision, un rééquilibrage par rapport aux excès du "tout stratégique" des décennies précédentes. C'est un vrai message opérationnel qui va traverser nombre d'études de cas - Opel, Black & Decker, Dell, Lincoln Electric, Toyota, BP, Dysney, General Electric pour n'en citer que quelques unes - et revenir avec la même force dans les travaux pratiques qu'il remonte des études de terrain. 

C'est ce qui fait la puissance de la recherche dans ce système - ce que j'ai appelé précédemment la beauté des modèles et qui tient à leur capacité à synthétiser des questions souvent complexes en un schéma opérationnel simple. C'est cette recherche qui permet une théorisation en temps réel des enjeux les plus actuels de la vie des organisations, théorisation que l'effet de réseau, le suivi en ligne et les rendez-vous annuels prémunissent ensuite contre le double risque de l'abstraction et de l'obsolescence.

Pourtant, aussi bien dans sa formulation en anglais que dans sa traduction française, cette recommandation apparaît d'emblée sous un intitulé problématique. On parle en effet de "strategic integrity" - en français, il n'y a pas de piège : "intégrité stratégique", mais cela ne nous avance guère. De quoi s'agit-il ? 

La piste morale (la stratégie de l'entreprise devrait être "intègre") n'est pas complètement absurde dans le contexte des scandales récents, mais ce n'est pas la bonne - on ne voit pas très bien malgré tout, au-delà d'aspects légaux évidents et d'un mauvais blabla corporate, ce qu'elle apporterait à la question stratégique. La piste de la rigueur (il faudrait respecter scrupuleusement la ligne stratégique sans jamais en dévier d'une virgule) peut aussi se défendre. Surtout chez ceux qui envient le sort de l'armée prussienne à la bataille d'Iena.

Il faut en réalité comprendre cette notion d'intégrité au sens premier et le plus simple du terme : celui d'entièreté ou de totalité. Cette approche a été formalisée par Marco Iansiti, le spécialiste des nouvelles technologies de l'Ecole, auteur de "One Strategy", co-signé avec Steven Sinofsky, le président de Windows (en privé, Iansiti, qui a une amitié ancienne et une admiration profonde pour Sinofsky, raconte comment la capacité de structuration et, plus encore, de concentration de son camarade de jeu a fait souffrir chez lui un esprit plus créatif et ouvert à la digression).

Accessoirement, le prof le plus sympathique, le plus engagé et le plus engageant de la Faculty. Le premier cours avec lui (j'avais alors été placé au premier rang entre un Belge énigmatique et une Espagnole prometteuse), j'ai attrappé un torticolis entre ses aller-retour permanents entre le haut de l'amphi et le tableau. Un marathon pédagogique qui donne le tournis, mais qui a le mérite d'embarquer dans le sujet, passionnant en l'occurence, d'un jeune type, Lou Hugues, propulsé directeur général de la filiale allemande d'Opel (General Motors) dans la période de la chute du Mur.

Or, que dit Iansiti ? En gros, qu'il y a dans toute organisation deux stratégies : l'une directive qui vient du haut ; l'autre émergente, liée à ses performances, à ses modes de décision, bref intimement mêlée au corps vivant qu'est l'organisation elle-même. Et dans de nombreux cas ces deux approches s'ajustent mal : il n'y a pas alignement entre la stratégie et l'exécution. D'où un double problème : celui posé par une stratégie mal appliquée ; mais aussi celui que pose un modèle stratégique incapable de s'appuyer sur le potentiel de créativité et d'engagement au sein de la firme.

J'ai passé un peu de temps dans un groupe qui a fait de la communication de la stratégie à l'ensemble de l'organisation la priorité de sa communication interne avec un président qui, quand je lui ai proposé d'inclure (dans son agenda de président) la tournée des sites partout dans le monde sur ce thème, m'a dit "oui" tout de suite. Ça donne des bases pour sentir l'effet d'irrigation et de motivation remarquable que peut susciter un partage de la stratégie avec les équipes.

C'est un point important, mais ce n'est pas le seul. Le sujet ne réside pas simplement dans la complémentarité, somme toute assez évidente lorsque sa nécessité est comprise, entre conception et communication, mais aussi dans le rétablissement d'un lien attentif et structuré entre la stratégie et l'exécution. Le premier sujet est technique : c'est l'application pratique d'une bonne idée sur le terrain ; le second est culturel : il touche à la représentation que le responsable se fait de son rôle.

Or rien ne sert d'élaborer une stratégie brillante si l'on n'est pas capable de mettre l'organisation en situation de la mettre en oeuvre et de l'adapter aux circonstances. Comme dit en substance Peter Drucker, les plans ne sont qu'un ensemble de bonnes intentions, à moins que l'on se mette à y travailler dur. Diriger dans ce contexte, c'est non seulement fixer un cap, communiquer une vision, mais c'est aussi investir une bonne partie de son énergie à fédérer, structurer, intégrer, piloter - bref, à animer. Ce qui est finalement une façon créative et pratique de dépasser une opposition qui me semble toujours un peu stérile entre un leadership qui inspire et un management qui organise.