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11/10/2007

De la croissance... (3) Création : des clés pour entreprendre

Les derniers chiffres de création d'entreprise dans notre pays ne sont pourtant pas mauvais - la révolution informationnelle y est bien sûr pour quelque chose. Mais quel chemin culturel il nous reste pourtant à parcourir sur ce terrain. Entreprendre : avant même de l'envisager sous l'angle de l'entreprise, nous devrions plus tôt être sensibilisé à l'intérêt, et au plaisir, qu'il y a à faire plutôt qu'à dire, et à aller chercher plutôt qu'à attendre.

Mais c'est comme si chez nous ce mouvement-là ne pouvait être perçu sans la gangue idéologique qui ferait de ce thème l'antienne de libéraux fanatiques... et dont nous ne voyons même plus (avec un peu de distance, cela saute pourtant aux yeux) quelle épaisse couche de préjugés elle introduit dans notre rapport au monde. Réhabilitons l'action, redonnons le goût de faire et, sans méconnaître les exigences de la solidarité, cessons d'esquiver la question de notre responsabilité propre dans ce qui nous arrive... Bref, prenons le large et tissons les nouveaux liens qui nous permettront d'entreprendre sans être isolé et d'échouer sans être stigmatisé.


3.1– Développer tôt le goût du risque et le sens de l’aventure

Une culture dominante de la protection en France, à comparer à un mode d’éducation encourageant davantage l’exploration positive par l’enfant de son environnement aux Etats-Unis (cf le syndrôme du jardin d’enfants). Favoriser d’abord (famille, école) une plus grande autonomie (par exemple à l’école : encouragement à la prise de parole, éveil de la curiosité, mises en situation, gestion du stress, etc). L’autonomie comme outil pour mieux apprécier les situations nouvelles ou inconnues sans les redouter, pour prendre des risques calculés – pour tenter, et entreprendre.

3.2 – Créer des concours de développement de projets

Un outil classique, qui peut se révéler puissant pour dépasser les proclamations d’intention et passer d’une culture de l’échec (ou de la peur de l’échec) et de la critique à une culture du faire et de la réussite (cf « can do attitude »). L’implication individuelle à travers concours et projets est un outil pédagogique intéressant pour produire de l’action, développer la créativité, initier à la prise de risque. Un mécénat public et privé (au-delà du tropisme habituel vers les arts) à encourager concrètement sur ce terrain plus sociétal et entrepreneurial.

3.3 – Encourager l’expatriation tout au long des carrières

De la coopération de jeunesse au coaching de la seniorité en passant par l’exercice de responsabilités opérationnelles ou des ruptures choisies en cours de carrière, sans doute le plus sûr moyen de sortir de soi et de repères trop familiers. Distinction à faire entre expatriations encadrées (au sein d’un groupe ou d'un organisme) et expatriations «aventures », nomades, où il faut tout bâtir soi-même – et s’éprouver. Ce n’est pas le même apprentissage. Un apport décisif en terme d’ouverture, de vision, de connaissance de soi, de capacité à négocier, de pragmatisme, etc.

3.4 – Promouvoir la culture des réseaux

Là aussi, par rapport à la culture anglo-saxone, scandinave – voire océanienne, la culture française est pauvre (mieux acclimatée, cela dit, au sein des jeunes générations). Assimilé à une élite opaque, ou à un club de services dont on se défie. Donc, on ne participe pas, on n’anime pas. Perte d’opportunités et de valeur. Rigidité des organisations-frontières vs le développement de liens souples, agiles avec des communautés identifiées (exemple de la R&D en entreprise).


Voilà de nouveau quelques idées, pas toujours faciles à concrétiser. En voyez-vous d'autres ? Ce terrain n'est d'ailleurs pas que celui de l'entreprise au sens gestionnaire de ce terme - voyez là-dessus les réflexions d'Attali sur la "classe créative", et passez par Hollywood pour mesurer ce que peut, en joignant la créativité artistique et le savoir-faire technique, l'industrie du divertissement. Alors, tous créateurs ?

23/08/2007

Renouveau militant ou démocratie de marché ? (comment on gagne la bataille de l'opinion, 2)

On s'en souvient, l'élection de 2000 avait déjà été âprement disputée. Al Gore avait certes remporté une majorité de suffrages (51 millions contre 50,5 à George Bush), mais il arrivait derrière son concurrent en nombre de votes des grands électeurs (avec 267 voix contre 271 pour une majorité requise de 270) - une situation rare, qui ne s'était d'ailleurs produite qu'à trois reprises par le passé. S'en suivirent plusieurs semaines de bataille juridico-politique, focalisée sur l'Etat de Floride. Dans un premier temps, ce fut Al Gore qui fut déclaré élu. Mais ce fut finalement Bush qui remporta le scrutin suite à un ultime arbitrage de la Cour suprême. Chacun attendait donc des élections de 2004 qu'elles apportent un résultat clair et incontestable.

L'élection présidentielle aux Etats-Unis se joue traditionnellement sur l'économie. En 2004 s'y ajouta cependant, pour la première fois depuis la guerre du Vietnam, un enjeu fort de politique étrangère lié à la guerre en Irak. Côté démocrate, c'est Kerry qui remporta l'investiture, contre les candidatures de John Edwards et de Howard Dean. L'équipe de Dean, et notamment son directeur de campagne Joe Trippi, fut d'ailleurs la première au monde à introduire les blogs dans le domaine de la politique ; en France, l'idée sera reprise par la suite par Strauss-Kahn, Copé et Santini.

La candidature de Kerry n'était pas sans points faibles. Le sénateur du Massachusetts apparaissait comme un homme élitiste, doté d'une image intellectuelle et un peu snob (parler français n'arrangeait alors guère les choses), manquant de charisme et d'énergie. L'équipe Bush eut aussi tôt fait d'exploiter l'historique de ses votes en les faisant apparaître comme contradictoires, notamment en mettant en perspective son engagement passé aux côtés des Vétérans du Vietnam dans le contexte de l'après 11 septembre. Face à lui, Bush bénéficiait déjà d'une notoriété établie, ainsi que de l'image d'un Texan proche du peuple - bel exploit pour le fils du président - qui lui assurait un indéniable capital de sympathie, alors même que Bush était également originaire du Nord-Est, où il fit ses études dans des universités parmi les plus prestigieuses des Etats-Unis, Harvard et Yale.

Première tâche des candidats : monter une équipe capable d'animer et de coordonner la campagne pendant de longs mois d'affrontement. Aux Etats-Unis, ce type d'organisation fonctionne comme une véritable entreprise avec ses experts, ses managers, ses budgets, ses ressources humaines, ses relais, etc. Or, tandis que les Républicains mettaient rapidement sur pied un véritable bulldozer bâti autour d'une douzaine de spécialistes chevronnés, l'équipe démocrate pêcha par une certaine incompétence stratégique dans ce domaine, qu'elle finit par payer très cher.

Dautant plus que Kerry était parti à la bataille les premiers mois sans conseiller politique tandis qu'en face Rove était déjà installé auprès de Bush Jr comme un homme clé, reconnu de longue date comme un spécialiste des "dirty tricks" (sales tours) grâce auxquels il était réputé pouvoir ruiner la campagne de concurrents en un éclair (par exemple en invitant des SDF auxquels étaient promis filles et boissons sur cartons du parti démocrate à une convention de campagne du candidat de l'Illinois...). Rove fut en particulier, avec Terry McAuliffe côté démocrate, le pionnier du management de l'e-marketing au service de la politique ; il fut aussi à l'origine de la notion de "compassionate conservatism" qui joua un rôle si important dans la victoire de Bush en 2000, un peu comme le thème de la "fracture sociale" assura à Jacques Chirac le succès de communication politique que l'on sait en 1995.

Finalement, quand Kerry se décida à muscler son équipe autour notamment de Wolfson, Carville et Begala, il était bien trop tard : cela ne parvint pas à modifier le positionnement d'une équipe démocrate plus prompte à réagir qu'à prendre l'initiative. Il faut dire quà l'instar de ce que fut la gauche plurielle en France sous Jospin, le parti démocrate apparait comme une machine emmenée par des leaders concurrents et animée de positionnements différents, parfois contradictoires.

Côté soutiens - capitaux aux Etats-Unis pour le fundraising -, pas de surprises. Bush était essentiellement soutenu par le business (Bloomberg, Dell, Gates... et 122 des 277 milliardaires que comptaient alors le pays), les grandes banques d'affaires et cabinets de conseil, tandis que Kerry bénéficiait du soutien d'Hollywood et des milieux intellectuels, universitaires et médiatiques. Des associations de soutien ad hoc telles que MoveOn.org ou The Media Fund, jouèrent aussi un rôle stratégique dans la campagne démocrate en démultipliant notamment la couverture publicitaire de Kerry.

Au total, ce sont bien de nouvelles formes politiques qui ont alors été mises au point ou affinées et qui, si l'on en croit Pierre Rosanvallon, tournent autour de trois éléments clés : une logique de réseau qui permet de conjuguer citoyenneté et individualisme ; une certaine redéfinition de l'espace publique s'appuyant sur la prise de parole "désintermédiée" rendue possible par internet ; enfin, une organisation en véritable entreprise de communication politique, dans laquelle la capacité à mobiliser des fonds considérables joue un rôle clé.

Et le politologue de s'interroger : assiste-t-on alors à un renouveau militant ou à l'essor d'une démocratie de marché ? Au cours de la campagne présidentielle française de 2007, la promotion du thème de la démocratie participative d'un côté, et le développement de l'e-marketing de l'autre ont beaucoup fait pour attirer l'attention sur le renouvellement des formes d'expression citoyennes. Elles en auraient presque fait oublier la transformation autrement plus décisive de la traditionnelle bataille politique en véritable entreprise de conquête du pouvoir.

29/04/2007

Fort Boyard ou la Silicon Valley ? (parler vrai, création de valeur et travail en réseau)

Je prolonge ici un échange récent qui a fait suite à la note "Favorisons les émergences !" sur deux questions de communication : la culture du parler vrai et le travail en réseau.

La capacité à exprimer une idée dissidente, nouvelle, originale - et surtout à l'entendre - reste en effet difficile en France. Si elle progresse dans les entreprises, c'est plus lent dans la sphère publique, au-delà des affrontements syndicaux et caricaturaux d'usage.

Cela dit, la façon dont se pose la question de la liberté de parole dans les organisations françaises est, en un sens, révélatrice de la différence franco-américaine sur ce sujet : les Américains sont attentifs à ne pas rejeter brutalement celui qui exprime une idée nouvelle. Surtout, la question ne se pose pas en termes de conflits interpersonnels, mais elle est gérée dans le cadre du travail d'équipe et de règles du jeu claires qui rendent sans objet un tel positionnement conflictuel.

Celui-ci est au contraire favorisé chez nous (sauf encore une fois dans quelques micro-cultures privilégiées, essentiellement du fait de l'apport du leader) par des relations encore féodales, ou du moins verticales, qui ne laissent souvent guère le choix qu'entre le silence poli et l'altercation bruyante. Dans les deux cas, on détruit - du lien, de l'implication, de la créativité, de la coopération - au lieu de créer de la valeur.

Et c'est bien ce dernier risque qui conduit les entreprises françaises à s'engager dans cette voie - ce qui montre, au passage, que la gouvernance par la création de valeur a aussi des effets positifs sur les façons de travailler. Il n'est d'ailleurs pas impossible que la question de la dette publique finisse par avoir un effet similaire sur le mode de gouvernance correspondant. Proverbe chinois du jour : la LOLF est un premier pavé, mais la marre est encore grande.

Complément culturel : les Scandinaves, et les Suédois en particulier, sont aussi très frappés par cette sorte de respect formel des hiérarchies, qui empêche bien souvent dans la culture française non seulement l'émergence, mais aussi la discussion d'idées différentes. Le point de vue aurait pu être glacial, il est rafraîchissant dans les entreprises françaises qui développent leurs modes de management en un sens plus interculturel.


Concernant le développement du travail en réseau, il passe, avant la mise en place des outils, par l'évolution de la culture - l'exemple donné par les hiérarchies surtout, et la promotion concrète du travail d'équipe avec les nouvelles règles du jeu qui l'accompagnent. Faute de quoi on est en effet dans l'incantation creuse, dans le "double bind" mis en évidence de longue date par les gens de Palo Alto qui empêche le passage à l'action. Les outils de communication suivent, dans le meilleur des cas, en accompagnant dans une espèce de fine tuning, la prise de conscience et les expérimentations, en veillant à ne pas être trop en avance pour générer une appropriation progressive, en cohérence avec la culture de l'organisation, ses inerties certes, mais aussi ses facteurs de renouvellement.

Beaucoup de directions de la communication corporate me semblent cela dit encore assez bloquées sur le sujet des outils du web 2.0 par opposition aux supports plus institutionnels - qu'ils soient d'ailleurs print ou web, cela ne change rien à la question essentielle qui est de déterminer quelle degré de participation et d'ouverture réelles on crée dans l'organisation et vis-à-vis de l'extérieur. Quant au secteur public, le sujet n'y est souvent agité qu'à la mesure de son côté cache-misère new look de relations de travail statutaires et figées.

Je crois beaucoup sur ce plan de l'évolution des pratiques de management et de communication à la puissance de renouvellement amenée par les nouvelles générations. On ne les attirera pas, et on les conservera encore moins, par des cultures et des outils d'un autre âge - et ce point très concret, et stratégique, sera décisif dans le rythme des changements à venir. Il l'est déjà pour la génération des 20-30 ans, et ce sera plus sauvage encore pour la suivante.

Tout ceci étant naturellement à bien doser avec la dimension humaine des organisations. Rien de plus effrayant que l'appareillage "robocop" de certaines grandes entreprises, en particulier d'origine américaine d'ailleurs, qui lamine littéralement le temps social de l'échange dans les entreprises (un peu comme les trente-cinq heures l'auraient fait en France, selon la thèse de Michel Godet) et, accessoirement, accroît la pression de façon quasi illimitée sur les managers.

Mon interrogation à la fin de cette note sur l'émergence était, cela dit, différente, de portée plus personnelle : de même que chaque salarié est désormais en passe de devenir son propre DRH, au sens de son propre gestionnaire de carrière, mais que cette prise de conscience est encore inégale, de même nous devrions, je crois, être des animateurs plus actifs de nos réseaux.

Mais combien de temps, quelle énergie, quelle attention en continu consacrons-nous en réalité à cet espace, au-delà de nos obligations d'usage ?

Nous sommes à la vérité peu préparés et peu formés à l'animation de nos réseaux, qui restent principalement perçus en France sur un mode négatif, soit comme des clans opaques (grandes écoles, confréries diverses, etc), soit encore comme des exercices suspects (les relations publiques à l'ancienne, le commercial de base, etc). Nous pratiquons le réseau avec parcimonie, parce que nous le percevons comme créant un système d'obligations qui s'oppose à la fois à un certain individualisme et à une "culture de la gratuité" de la relation, conçue chez nous davantage comme un investissement affectif que comme un "contrat de service" - conception plus naturelle pour une culture utilitariste comme l'est la culture américaine.

Nous le comprenons mal aussi parce que nous l'appréhendons à travers la grille de la frontière (la cloison, la catégorie), qui est précisément aux antipodes de l'esprit et du fonctionnement du réseau. Je note d'ailleurs sur ce plan - davantage ici la culture du réseau elle-même que ses ressources technologiques -, que le monde océanien a autant à nous apprendre que la Californie, et les Kanaks que les Américains ! - mais c'est, j'en conviens, un autre sujet.

25/04/2007

Favorisons les émergences !

Deux grands modèles économiques s'affrontent. Celui de l'économie traditionnelle tout d'abord, qui pose la loi immuable des rendements décroissants. Selon cette théorie, le le prix marginal d'un bien ou d'un service sur un marché non monopolistique tend vers le coût marginal (et la marge tend donc vers zéro). Processus classique selon lequel, une fois qu'un innovateur a démontré la possibilité d'exploiter de façon profitable une innovation sur un marché, il est alors rejoint par d'autres entrants qui vont ainsi se livrer une forte concurrence jusqu'à la banalisation généralisée du produit.

Ce modèle était le seul admis, jusqu'à ce que l'économie de l'information, par ses effets de réseau, vienne légitimer une autre approche : il est aujourd'hui banal, souligne Baudry, de constater qu'un téléphone ou un système d'exploitation informatique est d'autant plus utile que nombreux sont les autres usagers à l'utiliser. De sorte qu'à l'économie traditionnelle des rendements décroissants est venue se juxtaposer l'économie contemporaine du "winner take all" : plus une nation est riche, plus l'écart avec les autres nations continue de se creuser ; plus le premier entrant réussit à conquérir vite des parts de marché, plus le jeu devient inaccessible aux trainards, hors l'identification de niches spécifiques.

Dans cette nouvelle économie, c'est le temps qui représente la ressource-clé. Le talent (défini comme la capacité combinée de comprendre puis d'exécuter plus vite que les concurrents) et la richesse écologique de l'environnement (ouverture culturelle, variété et disponibilité des ressources, etc) deviennent alors plus importants que les ressources financières, lesquelles finissent par être plus une conséquence qu'une cause. On privilégie dans un tel système l'exploration ouverte des possibles aux limitations mécanistes du calculable.

C'est dans ce contexte de coexistence de deux modèles contradictoires que John Holland a développé, lors d'un colloque au Santa Fé Institute, le concept d'émergence, inspiré du phénomène de "transition de phase" propre à la physique et à la chimie. Des travaux de Holland et d'autres théoriciens de la complexité se dégagent cinq conditions favorables à l'émergence : la présence d'un nombre élevé d'agents ; une forte densité des agents ; une certaine diversité ; un grand nombre de connexions ; et une intensité élevée de ces agents.

La Silicon Valley réunit ces conditions, et permet aussi, critère par critère, d'expliciter les termes du modèle.

Le nombre élevé d'agents tout d'abord résulte notamment du fait que les entreprises californiennes innovantes préfèrent établir des partenariats avec les meilleurs dans leur domaine, ce qui leur permet de se concentrer sur leurs compétences clés plutôt que de réinventer des solutions déjà mises au point par d'autres. Cela favorise l'appel à une multitude de prestataires extérieurs et crée un foisonnement d'entreprises conjointes, à son tour favorisé par la pratique juridique américaine qui permet une contractualisation rapide et fiable d'accords de ce type. On est là au rebours de la tradition française qui s'inscrit plutôt dans la pratique de projets élaborés préférentiellement en interne - comme si l'appel à des compétences extérieures était un aveu d'incompétence - et programmé sur des périodes longues, s'exprimant en années plutôt qu'en mois. Une approche monolithique dans laquelle s'associent la tradition colbertiste et la culture prévisionniste des grandes écoles, et qui se traduit quoi qu'il en soit par la présence de moins d'agents dans l'économie environnante.

Seconde condition, la forte densité des agents tient à leur regroupement dans un espace circonscrit. Il peut s'agir d'une région - mais aussi d'une configuration de travail, d'un bâtiment, comme le montre l'exemple des bureaux en pyramide de Steelcase dans le Michigan, qui permettent de concentrer un maximum de chercheurs dans un espace donné. Un modèle très différent de l'enfilade de bureaux juxtaposés autour de longs couloirs ou des architectures linéaires qui ne vont guère en effet dans le sens de l'émergence.

La diversité, dans ce modèle, est aussi perçue comme un facteur de richesse - c'est la troisième condition. Elle permet au système de solliciter une grande variété de perspectives et de solutions potentielles - plus large en tout état de cause que celle donnée par un système monochrome, et très différente de la reproduction, propre à l'ancien système, des individus propres à assurer la stabilité d'un système traditionnel. L'entrée des femmes dans les instances exécutives participe précisément de cette ouverture intellectuelle à l'émergence d'autres approches.

Quatrième condition : le grand nombre de connexions est lié au fait que la culture pousse à la communication, y compris entre les personnes qui ne se connaissent pas : ce qui compte, c'est la fertilisation croisée la plus rapide possible. Ce modèle est plus étranger aux cultures française ou japonaise qui préfèrent des relations plus durables, mais moins étendues. Inversement, l'étranger, dans l'esprit du "win-win" propre à la culture américaine, est considéré comme un apporteur potentiel d'enrichissement, et non pas comme un prédateur.

L'intensité élevée des acteurs, enfin, s'exprime, dans la Silicon Valley, par la conjugaison de la passion technique - sinon du leadership technique... - et de la motivation financière, notamment à travers le rôle joué par la distribution des stock-options à l'ensemble des collaborateurs des start-up.

Ces cinq conditions ne disent pourtant pas, en elles-mêmes, si l'émergence ainsi créée est une émergence positive ou négative. L'une des responsabilités essentielles du dirigeant, en entreprise comme en politique, pour favoriser de telles émergences positives, serait alors d'être le porteur, par philosophie et par exemplarité, d'une éthique sociale entendue comme un corpus de valeurs partagées par le groupe concerné.

Il pourrait même s'agir là d'un rôle fondamental de tout manager, dont le développement du rôle d'"émergeur" devrait alors s'accompagner d'un certain lâcher-prise, d'une inflexion du modèle basé sur le contrôle propre aux schémas mécanistes au profit d'une fonction d'animation plus attentive à l'environnement de travail et, en particulier, à l'épanouissement de la créativité. Un peu comme un enfant ne peut devenir un adulte épanoui que s'il a la possibilité d'explorer un espace d'émergence propre, et non de revivre celui de ses parents.

Ce modèle, inventé par la Silicon Valley et théorisé à partir de sa réussite exceptionnelle, n'est pas pour autant cantonné à ce seul symbole, comme le montre d'autres succès dans ce domaine. C'est par exemple le cas de la Silicon Alley sur la Cote Est des Etats-Unis, qui a permis en deux ans la création de 150 000 emplois - presqu'autant que le gouvernement français ne cherche à dissimuler de chômeurs -, ou encore de la région de Hsinchu-Taipei à Taïwan.

On peut tirer de cette analyse quatre ou cinq thèmes de réflexion pour faire écho aux problématiques françaises.

La capitalisation sur les pôles de compétitivité d'abord, dans une approche qui soit plus attentive à la fois aux petites et moyennes entreprises, et à l'incitation plutôt qu'à l'interventionnisme ; le déblocage ensuite, dans une logique proche d'encouragement des acteurs (de confiance) et d'accroissement de la compétitivité, de l'enseignement supérieur au plan matériel (moyens), mais aussi institutionnel (autonomie) et culturel (orientation et ouverture).

Mais aussi un mouvement volontariste en faveur de l'intégration de la diversité ethnique dans les entreprises ensuite - nos avancées sont plus que poussives dans ce domaine - et, en passant, une réflexion renouvelée sur la capacité de notre pays à attirer les élites étrangères - que ce débat ait soulevé un tel tollé est une absurdité suicidaire de plus. Ou encore la reconfiguration des espaces de travail dans les entreprises : elle progresse, mais le mouvement est encore lent ; or comme disent quelques managers d'Eramet, il n'y a pas de changement réel sans manifestation visible !

Autour de la nécessité, enfin, de faire évoluer nos organisations de travail, tant à travers le rapprochement de fonctions souvent séparées, comme la R&D et le marketing (il y a plusieurs bons exemples actuels de progrès en la matière qui vont de la téléphonie aux aciers spéciaux), qu'à travers donc l'encouragement d'un nouveau positionnement pour les managers, qui serait plus attentif à faire s'épanouir les facteurs d'intelligence collective qu'à tenter de les incarner... seul, ou à quelques uns.

Last but not least, n'y a-t-il pas là pour tout un chacun, à l'heure du développement sans précédent des "réseaux sociaux", matière à repenser notre approche et nos pratiques du réseau à la fois comme mode de partage des connaissances et comme facteur de développement de relations plus horizontales, plus directes et, pour tout dire, plus coopératives ?