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29/04/2007

Fort Boyard ou la Silicon Valley ? (parler vrai, création de valeur et travail en réseau)

Je prolonge ici un échange récent qui a fait suite à la note "Favorisons les émergences !" sur deux questions de communication : la culture du parler vrai et le travail en réseau.

La capacité à exprimer une idée dissidente, nouvelle, originale - et surtout à l'entendre - reste en effet difficile en France. Si elle progresse dans les entreprises, c'est plus lent dans la sphère publique, au-delà des affrontements syndicaux et caricaturaux d'usage.

Cela dit, la façon dont se pose la question de la liberté de parole dans les organisations françaises est, en un sens, révélatrice de la différence franco-américaine sur ce sujet : les Américains sont attentifs à ne pas rejeter brutalement celui qui exprime une idée nouvelle. Surtout, la question ne se pose pas en termes de conflits interpersonnels, mais elle est gérée dans le cadre du travail d'équipe et de règles du jeu claires qui rendent sans objet un tel positionnement conflictuel.

Celui-ci est au contraire favorisé chez nous (sauf encore une fois dans quelques micro-cultures privilégiées, essentiellement du fait de l'apport du leader) par des relations encore féodales, ou du moins verticales, qui ne laissent souvent guère le choix qu'entre le silence poli et l'altercation bruyante. Dans les deux cas, on détruit - du lien, de l'implication, de la créativité, de la coopération - au lieu de créer de la valeur.

Et c'est bien ce dernier risque qui conduit les entreprises françaises à s'engager dans cette voie - ce qui montre, au passage, que la gouvernance par la création de valeur a aussi des effets positifs sur les façons de travailler. Il n'est d'ailleurs pas impossible que la question de la dette publique finisse par avoir un effet similaire sur le mode de gouvernance correspondant. Proverbe chinois du jour : la LOLF est un premier pavé, mais la marre est encore grande.

Complément culturel : les Scandinaves, et les Suédois en particulier, sont aussi très frappés par cette sorte de respect formel des hiérarchies, qui empêche bien souvent dans la culture française non seulement l'émergence, mais aussi la discussion d'idées différentes. Le point de vue aurait pu être glacial, il est rafraîchissant dans les entreprises françaises qui développent leurs modes de management en un sens plus interculturel.


Concernant le développement du travail en réseau, il passe, avant la mise en place des outils, par l'évolution de la culture - l'exemple donné par les hiérarchies surtout, et la promotion concrète du travail d'équipe avec les nouvelles règles du jeu qui l'accompagnent. Faute de quoi on est en effet dans l'incantation creuse, dans le "double bind" mis en évidence de longue date par les gens de Palo Alto qui empêche le passage à l'action. Les outils de communication suivent, dans le meilleur des cas, en accompagnant dans une espèce de fine tuning, la prise de conscience et les expérimentations, en veillant à ne pas être trop en avance pour générer une appropriation progressive, en cohérence avec la culture de l'organisation, ses inerties certes, mais aussi ses facteurs de renouvellement.

Beaucoup de directions de la communication corporate me semblent cela dit encore assez bloquées sur le sujet des outils du web 2.0 par opposition aux supports plus institutionnels - qu'ils soient d'ailleurs print ou web, cela ne change rien à la question essentielle qui est de déterminer quelle degré de participation et d'ouverture réelles on crée dans l'organisation et vis-à-vis de l'extérieur. Quant au secteur public, le sujet n'y est souvent agité qu'à la mesure de son côté cache-misère new look de relations de travail statutaires et figées.

Je crois beaucoup sur ce plan de l'évolution des pratiques de management et de communication à la puissance de renouvellement amenée par les nouvelles générations. On ne les attirera pas, et on les conservera encore moins, par des cultures et des outils d'un autre âge - et ce point très concret, et stratégique, sera décisif dans le rythme des changements à venir. Il l'est déjà pour la génération des 20-30 ans, et ce sera plus sauvage encore pour la suivante.

Tout ceci étant naturellement à bien doser avec la dimension humaine des organisations. Rien de plus effrayant que l'appareillage "robocop" de certaines grandes entreprises, en particulier d'origine américaine d'ailleurs, qui lamine littéralement le temps social de l'échange dans les entreprises (un peu comme les trente-cinq heures l'auraient fait en France, selon la thèse de Michel Godet) et, accessoirement, accroît la pression de façon quasi illimitée sur les managers.

Mon interrogation à la fin de cette note sur l'émergence était, cela dit, différente, de portée plus personnelle : de même que chaque salarié est désormais en passe de devenir son propre DRH, au sens de son propre gestionnaire de carrière, mais que cette prise de conscience est encore inégale, de même nous devrions, je crois, être des animateurs plus actifs de nos réseaux.

Mais combien de temps, quelle énergie, quelle attention en continu consacrons-nous en réalité à cet espace, au-delà de nos obligations d'usage ?

Nous sommes à la vérité peu préparés et peu formés à l'animation de nos réseaux, qui restent principalement perçus en France sur un mode négatif, soit comme des clans opaques (grandes écoles, confréries diverses, etc), soit encore comme des exercices suspects (les relations publiques à l'ancienne, le commercial de base, etc). Nous pratiquons le réseau avec parcimonie, parce que nous le percevons comme créant un système d'obligations qui s'oppose à la fois à un certain individualisme et à une "culture de la gratuité" de la relation, conçue chez nous davantage comme un investissement affectif que comme un "contrat de service" - conception plus naturelle pour une culture utilitariste comme l'est la culture américaine.

Nous le comprenons mal aussi parce que nous l'appréhendons à travers la grille de la frontière (la cloison, la catégorie), qui est précisément aux antipodes de l'esprit et du fonctionnement du réseau. Je note d'ailleurs sur ce plan - davantage ici la culture du réseau elle-même que ses ressources technologiques -, que le monde océanien a autant à nous apprendre que la Californie, et les Kanaks que les Américains ! - mais c'est, j'en conviens, un autre sujet.