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08/06/2010

Don Quichotte et les marchés

Ancien PDG du groupe pharmaceutique Merck & Co et ex-membre du comité pour les exportations et la compétitivité auprès du président des Etats-Unis, Raymond V. Gilmartin intervenait récemment à Harvard sur les questions de responsabilité sociale. Pour lui, aucun doute : la création de valeur pour l'actionnaire a vécu. Il est temps de "servir un but plus élevé : celui de création de valeur pour la société."

Traduisant cette orientation dans le domaine de la santé, Gilmartin affirme que "la médecine est pour les gens et non pour le profit" et que l'objectif du groupe qu'il a dirigé pendant une dizaine d'années a été de rendre les bénéfices de la médecine "accessibles à tout le monde". Exit l'actionnaire ? Pas tout à fait. L'idée ici, c'est de mettre en place avec rigueur et éthique une logique de long terme tranchant avec l'habituel court-termisme et permettant de privilégier une relation proche et de long terme avec les actionnaires de l'entreprise.

Pour étayer son argumentation, l'ancien patron de Merck est revenu sur la décision qu'il a prise il y a quelques années de retirer immédiatement du marché un médicament pour lequel une possibilité de risque cardiaque avait été identifiée. Montant du manque à gagner : environ 2,5 milliards de dollars. Bagatelle. Autant dire qu'une telle décision se traduirait par un impact considérable sur le cours de bourse. Mais il n'en fut rien et le cours de l'action enregistra même une hausse de 3 % après l'annonce de retrait du médicament. "Be ready to take the heat" ("Soyez prêt à passer sur le grill") a résumé le PDG pour caractériser l'intensité controversée de pareilles décisions au carrefour du management et de la société.

C'est qu'en matière d'éthique, aucun arbitrage n'est possible pour Raymond Gilmartin qui voit dans cette philosophie non un obstacle mais, au contraire, un facteur favorable au développement des affaires sur le long terme. C'est ainsi que Merck s'est engagé à contribuer à hauteur de 50 millions de dollars sur trois ans à la lutte contre le sida au Botswana plutôt que s'y retrouver contraint à un moment ou à un autre par la société.

Au-delà de ces sujets majeurs de santé publique et pour que les choses soient tout à fait claires en interne comme en externe, Gilmartin considère même que le sens éthique figure au nombre des critères fondamentaux à prendre en compte pour la promotion des dirigeants. Cette approche doit également conduire non pas à faire de responsabilité sociale et environnementale une case séparée de l'activité de l'entreprise, mais une dimension intégrée à l'ensemble de ces activités.

C'est, sur le sujet, une position qui se défend et qui va d'ailleurs au-delà de l'entreprise (Rocard défendait la même approche il y a quinze ans sur les droits des femmes et c'est à une semblable évolution que sont aujourd'hui confrontés des organismes comme la HALDE en matière de diversité), mais qui doit sans doute recevoir des réponses au cas par cas selon le degré de maturité du sujet au sein d'un environnement donné.

Au-delà des considérations éthiques, c'est bien en faveur des approches de long terme que milite Gilmartin. Si les gens peuvent en effet accepter que des mesures difficiles, y compris des licenciements, soient prises pour redresser une situation de crise - sauf à mettre en péril l'organisation dans son ensemble -, les stratégies visant à maximiser le profit à court terme, qui figurent trop souvent parmi les premières mesures dans la tête de tout PDG nouvellement nommé, apparaissent extrêmement destructrices.

Le concept hallucinant de "chainsaw management" (management à la tronçonneuse) théorisé et mis en oeuvre il y a quelques années par Al Dunlap, multiples fraudes à l'appui, et qui fut sévèrement critiqué par John Kotter, constitue à cet égard l'expression paroxystique d'une cupidité américaine tournant à l'hybris la plus dévastatrice. Dans le contexte incertain et fragile créé par la crise des subprimes, le propos de Gilmartin paraît plein de bon sens, dans une tendance émergente et plus large, très sensible à Harvard, cherchant à réconcilier le profit de l'entreprise avec les bénéfices pour la société d'une façon qu'il est urgent de partager plus largement. Sauf à prendre le risque, à grande échelle, de fractures profondes et de nouvelles violences.

PS : Un vieux pharmacien juif rencontré l'autre jour dans le bus sur Broadway (il a fait la campagne de France et est intervenu avec la Croix-Rouge à Dachau) se révèle plutôt critique au cours d'une conversation improvisée sur les effets secondaires de la plupart des médicaments aujourd'hui commercialisés aux Etats-Unis. Le rôle de la Food and Drug Administration (FDA) ? Selon lui, une machine à avaliser les produits mis sur le marché par les grands groupes. Une opinion que semblent avaliser les récentes difficultés de l'administration Obama dans un autre domaine à contrôler le plan d'urgence mis en oeuvre par BP dans le Golfe du Mexique et qui pose, plus largement si l'on intègre la crise des subprimes, la question de la capacité des institutions à contrôler et à accompagner efficacement l'activité des grands groupes en termes à la fois de compétence et de politique. Le renversement de la charge de la preuve institué en Europe à travers des politiques comme REACH constitue sans doute une réponse extrême dans l'autre sens à cette dialectique contemporaine sensible de l'innovation et de la protection.

20/11/2009

L'art de la jauge (4) Jogging ou basket ?

On l'aura compris, il n'y a pas de bons ni de mauvais patrons : il y en a rarement d'exécrables, il y en a plus souvent de très bons et puis - le monde de l'entreprise ne fait pas exception à la vie ordinaire -, il y entre les deux toute une combinaison possible de qualités et de défauts, de talents et de points faibles qui fait l'essentiel de l'affaire.

La façon dont on définit le défaut peut aussi déterminer une partie du talent. Les Anglo-Saxons l'ont bien compris qui parlent, non de points faibles, mais de "areas for improvement" (domaines d'amélioration). Managérialement correct ? Sans doute, mais c'est aussi psychologiquement juste. Il y a, de fait, une différence non négligeable entre un responsable qui vit sur ses acquis et un autre qui cherche à progresser.

Nombre d'entre eux se sont d'ailleurs engagés dans les démarches dites "360 degrés" qui permettent de s'évaluer à travers les perceptions de son entourage professionnel - pairs et collaborateurs. Le talent du chef, ce n'est pas de savoir tout faire, c'est de savoir s'entourer de compétences complémentaires et de mettre l'attelage au travail et la partition en musique pour aboutir à un résultat aussi efficace (et, ajouterait le communiquant : audible) que possible.

Pour le collaborateur, cette différence entre le chef qui sait tout et celui qui apprend encore n'est pas seulement de principe : elle est aussi de dynamique dans la mesure où elle transmet, au-delà des savoirs, une attitude en mouvement. Le point d'arrivée, ce n'est pas l'aboutissement du projet en cours, le prochain entretien d'évaluation ou la promotion qui suit : c'est l'apprentissage continu du mouvement et, plus encore, de la transformation à l'oeuvre.

Il y a à cela une nuance et une conséquence.

La nuance, c'est que le progrès continu n'est pas la remise en cause permanente. Il y a un temps pour s'arrêter et remettre les choses à plat, un temps pour avancer et les remettre en perspective. Il n'y a rien de plus vain et inefficace à cet égard que de multiplier les réflexions et les plans, qui commencent en fanfare et finissent sur la comète. Leur addition confuse signale seulement la faiblesse de départ ou, diraient les Chinois, son insuffisante plasticité. Le bon patron n'est ni un intellectuel ni un psychologue : c'est un homme d'action dont les équipes attendent (sauf peut-être en Suède où il faut débattre de tout, y compris des orientations du chef) qu'il dirige l'organisation, c'est-à-dire oriente, rassemble, arbitre, aide et évalue.

La conséquence, c'est que le collaborateur doit se mettre lui-même en position de progresser au premier chef, non seulement pour lui-même, mais aussi parce que, s'il devient bon dans son domaine - ce qui, même avec du talent, prend toujours un peu de temps -, il peut aussi contribuer à faire progresser son responsable. Selon les personnalités et les contextes culturels, c'est plus ou moins difficile. Mais c'est faisable, et cela fait même une ambition honnête.

Si bien que le vrai sujet, ce n'est pas plus le chef que le collaborateur - et d'autant moins qu'on est le plus souvent à la fois collaborateur de l'un et chef d'un autre : c'est la capacité de l'un et de l'autre à faire d'une diversité de talents et de défauts une entité plus intelligente et efficace ensemble que ne le sont chacun de ses éléments séparément - en un mot, de faire équipe. On a tort à cet égard de faire du sport une pure hygiène individuelle : c'est une oeuvre sociale. Obama ne fait pas du jogging, il joue au basket.

 

24/10/2009

L'art de la jauge (3) L'Illuminé, le Palimpseste et le Cynique

On trouve dans la typologie des bons patrons une singulière série de qualités plus ou moins antinomiques, qui dépendent des tempéraments plus souvent que des circonstances, et qui montrent l'intérêt, dans le management aussi, d'une certaine diversité naturelle.

Dans un monde obscur, instable et menaçant, l'Illuminé apporte la lumière. C'est pourquoi il est en particulier utile dans les réunions tardives. D'ailleurs, si on le poussait un peu, il adorerait parler dans le noir pour faire concurrence à l'électricité (l'Hyperactif a parfois une tentation analogue, sous l'angle de l'énergie, mais la refreîne mieux, sûr que son activisme lui fera tôt ou tard faire un pas de trop dans un pas de porte et que, comme l'ont bien diagnostiqués les spin doctors de Fox News, l'incident l'emportera toujours sur la démonstration). L'Illuminé ne se contente pas de voir, il trace une Voie que ses Adeptes ne découvrent qu'en Chemin quand ils croyaient l'avoir un peu inventée eux-mêmes. Car, dans son omniscience, l'Illuminé est aussi un grand meneur d'hommes qui sait bien que l'hypothèse désopilante de Descartes (*) vaut tout de même mieux que la sentence animalière de de Gaulle. De la profondeur de cette vision, il arrive que l'Adepte ne revienne pas. Cela favorise le boulot des DRH dans le domaine de la motivation mais peut aussi, du coup, compliquer le comptage des effectifs. C'est pourquoi il faut, à côté de l'Illuminé, un DRH à l'aise aussi bien dans le planificage stratégicateur que dans le boulot de base.

Super Manager aime à se passer de l'article défini "le". Il a en effet toujours considéré que ce n'est pas à l'article de définir, c'est à lui. Super Manager aime à débarquer au beau milieu des situations désespérées, qui étaient surtout désespérées de ne l'avoir pas encore vu. Avec lui, on passe illico de l'amphigouri à la synecdoque, mais cette rhétorique nouvelle ne se paie pourtant pas de mots : elle procède de l'action et s'illustre par l'exemple. Ce qui compte, c'est l'alignement des figures et leur contribution ordonnée à la réussite du Tout. "Rien de ce que font vos mains ne m'est étranger" aime-t-il à faire comprendre. Il n'est expert d'aucun savoir - il ne connaît même pas le rôle pourtant majeur joué par le Lactobacillus Bulgaricus dans la transformation du lait en yogourt, sans même parler de la différence entre fission spontanée (quand une bombe atomique vous tombe dessus par hasard) et fission induite (lorsque cela suit une altercation avec un voisin) -, mais il n'en a cure : tête de gondole ou explosion atomique, l'essentiel c'est d'arriver au résultat le plus efficacement possible. D'ailleurs, il sait où ça coince et il appuie là où ça fait mal. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'ait pas un pincement éthique lorsque la fabrication du yogourt bulgare affame le producteur de lait des Rhodopes : au contraire, Super Manager a une authentique grandeur d'âme, c'est juste que cela ne nous regarde pas. En tout cas, avec Super Manager, ça dépouille.

Ce n'est pas que le Super Manager soit très extraverti, mais le Palimpseste est tout de même comparativement plus effacé. Le Palimpseste ne paie pas forcément de mine : c'est sa façon d'endormir l'adversaire. Il préfère attaquer les sujets au ras des pâquerettes : pour les cîmes, on verra plus tard. Il prend les choses dans l'ordre et, passé l'effet de surprise, ou de déception éventuelle, cette approche méthodique n'apparaît dénuée ni d'efficacité, ni de pédagogie. A l'instar du Super Manager, le Palimpseste n'est pas un expert et ne la ramène donc pas davantage à tout bout de champ. Sa force précisément, c'est de ne pas avoir d'idées arrêtées et donc, d'être à l'écoute. Bref, on peut écrire dessus : si c'est bon, il prend ; si c'est mauvais, c'est mieux de rectifier le coup d'après, surtout si le collaborateur a une famille à nourrir. Le Palimpseste ne fait pas d'esbrouffe : c'est un gars plutôt simple et généralement assez facile d'accès. Il est néanmoins préférable de ne pas trop le pousser dans ses retranchements ou alors uniquement avec le modèle Palimpsieste, après le déjeuner et sans parler trop fort.

Même au repos, on voit bien que le Guerrier est un guerrier. Rien à voir avec la Brute pourtant : quand le fantasme de la brute, c'est de zigouiller jusqu'au dernier de ses collaborateurs pour montrer l'exemple sur le terrain de l'augmentation des coups, le Guerrier se sacrifierait pour sauver les siens. L'un est un suisse, l'autre un Samouraï. De fait, le Guerrier aime le combat, il est d'ailleurs taillé pour. Il est donc préférable avec lui d'avoir quelques rudiments d'escrime pour lui donner un coup de main, les jours de fronts multiples. Le Guerrier ouvre en effet toujours plusieurs fronts à la fois, faute de quoi il s'ennuie. Il créerait même de faux ennemis si sa passion du combat ne lui en créait pas suffisamment comme ça. Avec le Guerrier, on peut fatalement être amené à couper des têtes aussi. Mais c'est pour l'Honneur.

Le Cynique se raréfie. C'est dommage. A ses côtés, on apprend à penser contre les évidences de l'époque, ce qui nous change du blabla ambiant. Avec lui d'ailleurs, pas de baratin - seulement une confidence ou deux de temps en temps, qu'il distille à mesure qu'il donne sa confiance, ce qui lui coûte toujours un peu. Il est souvent cultivé, voire très - et modeste en plus, ce qui constitue toujours un mélange redoutable. C'est un conservateur et un humaniste : pour lui, Lampedusa a commis le traité managérial majeur à côté duquel les élucubrations de Peter Drucker apparaissent comme d'aimables plaisanteries pour bizuths attardés. Il a l'humour grinçant. Ça surprend un peu au début, puis on s'y fait et, bientôt, on ne peut plus s'en passer. Il ne faut pas passer des années auprès d'un Cynique, mais enfin il est assez utile d'en avoir côtoyé un ou deux.

Le Débonnaire se fait rare, lui aussi, dans une époque qui préfère le formatage au style. Et pourtant il aurait réhabilité l'entreprise auprès d'un cén acle de trotzkystes à lui tout seul, avec gourmandise, par un mélange savoureux de malice et d'engagement. Le débonnaire est tout en rondeurs : ce n'est pas qu'il ait du talent pour les relations humaines, c'est qu'il aime les gens et qu'il leur consacre une bonne partie de son énergie. Sa bonhomie ne vas pas sans générosité ; mais elle ne se confond ni avec la complaisance - il a le sens de la justice -, ni avec la mollesse - il a de l'autorité. Pour lui, l'entreprise, c'est d'abord une collectivité humaine et l'élément d'une communauté plus vaste. Avec lui d'ailleurs, on finit par ne plus très bien savoir où s'arrête l'une et où commence l'autre. C'est un meneur d'hommes lui aussi, moins visionnaire mais plus convivial. Et c'est un politique né qui s'est retrouvé là mi par accident, mi par scepticisme. Bref, le débonnaire apporte à l'entreprise ce qu'elle ne sait plus quantifier mais qui lui rapporte tant : un supplément d'âme.

Nous voilà, de nouveau, bien avancés.

(*) "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée".

15/10/2009

L'art de la jauge (2) Le Superfétatoire, le Petit Chef et le Faux Dur

Le bon patron ferait grandir, et le mauvais régresser ? Le point est certes fondamental. Mais, outre qu'il n'est généralement pas retenu par les conseils d'administration, non seulement il s'illustre pour l'essentiel après coup, mais il se laisse aussi malaisément théoriser. Les paramètres d'un travail heureux font écho, de ce point de vue, aux critères d'une éducation stimulante : s'il nous est difficile de les définir avec précision, nous pouvons, généralement sans hésiter, citer les quelques rares personnes-références qui ont marqué notre parcours.

Dans certaines administrations, on fait des listes d'affectations possibles en tenant compte de deux critères essentiels : la proximité de plages et la qualité du patron (traduisez : son caractère plus ou moins cool). L'inventaire des plages convenables étant un art difficile et risqué eu égard aussi bien aux préférences individuelles qu'aux risques de poursuites en cas de noyade, le mieux est donc encore, non pas de faire la liste, qui pourrait être longue, mais d'établir une sorte de typologie des Chefs qui nous ont fait perdre notre temps ou empoisonné la vie.

A tout seigneur, tout honneur : quiconque n'a pas croisé de Petit Chef en chemin ne peut prétendre à une carrière accomplie. Tout petit déjà, le Petit Chef voulait être chef, le plus souvent parce qu'il n'a pas été aimé (bien que l'on trouve aussi des vocations de Petits Chefs prenant leur origine dans un surcroît d'amour inconditionnel, ce dernier type menant généralement aux carrières de Petits Chefs Supérieurs). Il s'agit moins pour lui d'une ambition de conquête que d'un désir de revanche. Déchu et déçu par les coups de pied reçus dans la cour de récréation, le Petit Chef entend remodeler le monde à sa main. Il veut régner en Maître sur une classe docile et disciplinée, sans génie mais aussi sans surprise. Certain soir, il arrive que le Petit Chef prenne une conscience aiguë des limites de son modèle. Mais, quand même, il ne peut pas s'empêcher de recommencer le lendemain. Le Petif Chef a en effet pour lui une certaine persévérance dans la tyrannie. Avec le Petit Chef, il faut attendre que ça passe. Mais c'est souvent long.

Le Timoré se trouve à l'autre bout du couloir. Le petit Timoré n'a rien d'un Grand Timonnier : ça se voit tout de suite à la peur qu'il a de son ombre, voire de lui-même s'il venait à manquer, dans un moment d'absence, à l'exercice zélé de sa charge. Pour le Timoré, la voie, c'est la Procédure et, pour lui, la routine est le gage d'un bonheur constant. Le manuel incendie passe toujours avant le feu (s'il se déclare, au moins, que ce soit dans les formes), la prudence primera inmanquablement sur l'occasion et la hiérarchie sur le génie. Son premier allié d'ailleurs, c'est le Couvre-Chef. Avec le Timoré, les choses prennent souvent du temps : au moins est-on sûr qu'elles n'aboutiront pas et que l'on n'aura pas ajouté au désordre du monde l'outrecuidance d'un (faux) pas de plus.

La Brute tranche avec le reste de la troupe. Ce qu'elle préfère néanmoins, c'est trancher dans la troupe elle-même. Elle a perdu son Sabre en cours d'histoire, mais Elle est armée de Ratios qui lui disent ce qu'il faut faire, surtout lorsqu'Elle les extrapole à sa manière, toujours tranchante. On trouve deux types de brutes : la Placide, souvent étrangère, et la Grossière, parfois alcoolique. La Brute Placide est redoutable car Elle ne paie pas de mine et peut donc jouer à plein de l'effet de surprise ; même dans la confusion, elle fait de belles coupes claires. La Brute Placide est possédée par le Démon des Economies : on dirait même que, lorsqu'elle en fait, ce qui occupe une partie non négligeable de son temps, ce n'est ni pour la France, ni pour la Bourse, ou plutôt si, mais pour la sienne - ce qui ne manque pas d'arriver quand le Conseil se penche sur ses résultats trimestriels.

Quant à la Brute Grossière, Elle ne s'embarrasse guère des bonnes manières, qu'Elle connaît mal et qui lui paraissent même suspectes, pour tout dire : il est toujours plus difficile de se débarrasser d'un collègue respecté (Elle n'a pas d'amis, seulement parfois une poignée de soudards), encore que la Brute Grossière fasse montre d'une indéniable polyvalence dans l'art de couper les têtes. La Brute Grossière est parfois avinée : cela est dû à ses origines médiévales et, en particulier, à l'abus des pauses cervoise entre les inaugurations de châteaux forts et les célébrations de batailles sanglantes.

Avec la Brute apparaît un dilemme existentiel aigu puisqu'avec Elle, il est aussi risqué de se faire remarquer que de se faire oublier. Les pistes de l'anticipation sont également hasardeuses : "Le suicide n'est pas une solution, disait Sartre, car il supprime le problème". La Brute aurait d'ailleurs bien supprimé Sartre, si Sartre avait été comptable ou employé de manutention, ce qu'Elle a crû un jour en le voyant monté sur son tonneau de Billancourt, jusqu'à ce qu'Elle tombe par hasard, à la faveur d'un petit coup non seulement de mou, mais aussi de trop, un dimanche après-midi, sur le manuel de philosophie du fiston. Par ailleurs, la Brute ascendant Corleone sait très bien gérer les fuites, tôt ou tard. Bref, avec la Brute, c'est sauve qui peut. Mais la Brute ne l'emportera pas dans sa tombe : au fond d'elle-même, elle le sait bien et cela la rend misérable. Du coup, pour compenser, elle remijote un bon petit plan de coupe le lendemain, first thing in the morning, en mordant un peu sur la viande, avec le hâchoir, pour le cas où on lui aurait caché encore un peu de gras quelque part.

Le faux Dur. Ah, le Faux Dur ! Avec lui, c'est dans l'ensemble plus convivial qu'avec la Brute. Sauf quand il se prend pour une Brute justement. La devise du Faux Dur, c'est : "Vous allez voir ce que vous allez voir". Seulement voilà : on ne voit pas grand chose, ce qui, à la longue, finit par se remarquer et rend le Faux Dur moins sympathique et plus nerveux - situations dans lesquelles il faut se montrer particulièrement affairé auprès du Faux Dur. En fait, le problème du Faux Dur, c'est que le monde lui résiste : comme il dit (et répète) ce qu'il faut faire, c'est tout de même malheureux que ça ne se fasse pas. Il s'étonne que la puissance de son inspiration ne fasse pas avancer les choses : c'est qu'au lieu de souffler dans les voiles du Progrès avec la constance qui sied à l'exercice, il se consacre pour l'essentiel à souffler dans les bronches des rameurs qui s'efforcent, tant bien que mal, de le suivre (le Faux Dur aime à prendre les devants avec un vieux Zodiac, dont la marche pétaradante couvre la performance modeste) avant de le laisser courir seul à sa perte. Bref, avec lui, c'est : et que vogue le navire ! Mais le navire se transforme vite en galère et la galère finit un jour ou l'autre par sombrer. Il préfère parfois : à l'abordaaaage ! ce qui a au moins le mérite de précipiter la fin du supplice, surtout quand un rameur, dans une erreur qui ressemble tout de même beaucoup à un sabotage, a malencontreusement omis de préparer les passerelles pour l'accostage. Et que le Faux Dur se retrouve ainsi à portée de boulets (souvent de couleur rouge) de l'Ennemi, qui n'attendait que ça.

Le Superfétatoire, enfin, est un spécimen en voie de disparition. Il se définit essentiellement par ce qu'il n'est pas et a une prédilection pour les postes d'adjoints, surtout quand il n'y a rien, ou si peu, à adjoindre (l'organisation des congés annuels, les alertes incendie, l'audit quinquennal du plan de crise, etc). Le Superfétatoire a aussi une passion secrète pour "L"être et le néant" : ce n'est pas qu'il l'ait lu - sa charge d'adjoint ne lui permet pas de lire comme il le souhaiterait, c'est-à-dire de 9h00 à 13h00 et de 15h00 à 19h00 - mais enfin, "ça, c'est un titre", dit-il souvent, en insistant davantage sur l'Etre de peur d'être démasqué.

Il existe en réalité deux sous-types de Superfétatoires : le Superfétatoire Heureux et le Superfétatoire Crispé. Le Superfétatoire Heureux a une hiérarchie, une épouse, une maîtresse et des collaborateurs, mais n'utilise vraiment que les deux derniers termes de l'équation de plaisir et de je-m'en-foutisme à laquelle se résume le plus souvent son existence indolente. Le Crispé est moins tranquille : ce n'est pas qu'il se pique d'être utile - un Superfétatoire qui se met à vouloir se rendre utile est un Superfétatoire dépressif et/ou dangereux -, mais il voit bien que le temps passe (il aime d'ailleurs à cocher les jours sur son calendrier, parfois même les heures, les jours sans heurts) et ne voudrait tout de même pas que son talent infini ne fût pas in fine reconnu. En fin de carrière, le Superfétatoire accompli, c'est-à-dire protégé ou chanceux, devient Maréchal. A défaut de se faire trop d'illusions sur ce que la fonction recouvre, il en exhibe fièrement le bâton. Avec le Superfétatoire, on s'amuse bien deux minutes ; c'est à partir de la troisième que ça devient long.

On nous pardonnera sans doute cette typologie trop sommaire : elle ne demanderait qu'à être complétée, s'il n'était pas si rare de rencontrer de piètres chefs, et si fréquent de l'être toujours un peu soi-même.

25/03/2009

Toronto, Londres, Bruxelles, New York (2) La mixité et le mouvement

Au Stone Manor, le manoir du Worcestershire qui nous accueille, un décor un peu frustre de monastère (des pannes d'eau froide, d'eau chaude, d'électricité puis une alerte incendie pour finir l'attesteront durant ce séjour) se marie harmonieusement avec le confort cossu d'un vieux manoir anglais. C'est un endroit parfait pour s'isoler un peu du tournis des affaires (même si l'on n'évite jamais tout à fait l'interférence de quelques affaire urgente à l'autre bout du monde) et passer un moment ensemble. Un jour de présentations, un jour de "team building". Je n'ai jamais beaucoup crû à l'efficacité de présentations en enfilade : généralement, les dirigeants pensent retour sur investissement quand les équipes veulent passer un peu de temps ensemble.

Pourtant ici, au-delà de la densité intellectuelle propre à un exercice qui mêle stratégie, affaires publiques, questions scientifiques et développement des marchés, nous parvenons non pas simplement à accumuler de la connaissance (Raleigh et Bruxelles figurent parmi les centres majeurs de talents, ce qui n'est pas le cas de Paris, se désespérait récemment DSK (voir "Un dîner à NY autour de Strauss-Kahn : la crise, le monde, l'éducation" sur New world, new deal) mais à faire connaissance. A nouer quelque chose qui, au-delà de l'information, crée du mouvement, développe un sentiment d'appartenance à une entité commune et suscite un élan collectif vers un changement, que nous menons d'ailleurs à grands pas.

Il faut dire que l'équipe, une quarantaine d'experts, réunit une quinzaine de nationalités : chinois, indiens, britanniques, russes, argentins, américains, italiens, belges, australiens, français, etc. Le premier capital de cette bande, c'est l'intelligence collective. Onesta le disait clairement, la veille de la victoire de l'équipe de France aux championnats du monde de handball, en Croatie : " Nous nous sommes construits avec des gens ayant des profils très différents, avec des origines assez différentes, avec des jeux très différents et donc des cultures du sport très différentes, expliquait-il (...) Souvent, cette mixité nous permet de sortir de difficultés : on ne peut que s'en féliciter aujourd'hui." Ce qui compte, en clair, ce n'est pas la collection des talents, c'est leur combinaison; ce n'est pas l'affirmation d'un point de vue en soi, c'est sa contribution à la réflexion collective.

Le lendemain, un exercice de team building permet à la fois de définir un contrat collectif et de solliciter les membres de l'équipe dans ce qui fait la spécificité tout à la fois de leur rôle et de leur tempérament. A ce genre d'exercice, la culture latine pense généralement manipulation quand l'anglo-saxonne pense mouvement; les délices (un peu stériles) de l'ironie opposées, en somme, aux vertus (un peu caricaturales) de l'action. La synthèse, dynamique et flexible, s'insère dans le mouvement en pariant sur sa capacité à l'adapter aux circonstances. A l'avantage du mouvement répond le potentiel de la mixité : sans que nous en prenions conscience, elle signe peut-être l'apport de la Chine à cette manoeuvre occidentale.