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16/04/2011

Dircom (2.1.4.) Note sur les risques du métier (2) Le technocrate, le héraut et le bouffon (le problème de la crise du rire)

Ah, bien sûr ! Il y eut une époque fastueuse où l'on riait de bon coeur. C'était aussi une époque, me confia un jour le DRH d'une société que je venais de rejoindre et qui fut riche avant de l'être moins, à laquelle le champagne coulait à flots entre d'immenses plateaux de caviar à la première occasion venue. Je note que c'est une époque qu'un certain nombre d'entre nous n'ont pas connu et ne connaîtront d'ailleurs probablement jamais tant et si bien qu'on en viendrait presque à se demander s'il s'agit là de souvenirs émus ou bien d'élucubrations semblables à celles qui affectent le voyageur égaré en plein désert. Il faut dire que nous étions alors au beau milieu d'une crise épouvantable et qu'une caractéristique aussi majeure que désolante des crises épouvantables est d'en plonger le plus souvent les protagonistes dans la nostalgie de jours plus heureux.

Vivre ou survivre ?

Nous prîmes le parti d'en rire... D'en rire ? Au beau milieu d'une crise difficile dans laquelle nous entrions sans trop savoir encore comment nous en sortirions ? Eh bien oui, et ce fut même là la première d'une longue suite d'éclats de rire qui jalonnèrent les crises que nous connûmes et qui furent toutes plus épouvantables les unes que les autres. Naturellement, il nous vint rarement l'envie d'éclater de rire pendant une réunion publique ou une conférence de presse. Il y a des domaines, d'ailleurs assez nombreux, dans lesquels il convient de respecter un certain nombre de rites et de règles, faute de quoi on finit par insinuer un doute dans les esprits (en même temps d'ailleurs qu'une difficulté fâcheuse à se concentrer sur l'objet de la réunion).

Je fais référence à cette époque - en gros, les années 60 et 70 - parce qu'elle trouva bien encore quelques prolongements dans la décennie suivante, qui se trouve être aussi celle au cours de laquelle le métier de dircom connut son âge d'or. Peut-être n'était-ce là qu'une mauvaise passe, se disait-on alors, préférant prolonger encore un peu la fête plutôt que de prendre la mesure des problèmes avec lesquels il faudrait vivre pendant les décennies suivantes. C'est le moment où la communication triomphante se combinait avec la réhabilitation de l'entreprise pour donner lieu à des excès souvent caractéristiques des nouveaux convertis, essentiellement dans le domaine des relations presse et des événements.

On riait donc beaucoup. On ria encore un peu, confirment les dircoms qui ont connu cette époque. Puis on ne rit plus du tout. De l'objectif de donner vie à l'entreprise on passa, de crises en crises, à celui d'assurer sa survie. Ce ne sont pas les crises en tant qu'événements qui comptent ici, mais la transformation qu'elles ont fini par induire de la fonction communication elle-même. Sous la pression de la situation économique générale comme de la révolution technologique des années 2000, la fonction ne s'est pas seulement retrouvée en effet en position de gestionnaire des crises, mais de gestionnaire tout court.

Le danger technocratique

De sorte que, si la formation du dircom l'a souvent conduit au fétichisme de l'écrit que l'on a évoqué précédemment, le contexte des années 90 et 2000 l'a exposé à un autre danger que l'on pourrait qualifier de technocratique. Un danger essentiellement marqué par la nécessité de réduire les coûts, d'intensifier le travail, de rationaliser les processus, bref, de faire progresser l'efficacité d'ensemble de la fonction dont il a la charge avec ses équipes et ses partenaires en se focalisant davantage sur les ratios que sur les situations, sur les indicateurs que sur les gens, sur la qualité formelle de son reporting plutôt que sur sa contribution à la maîtrise du réel. Or, ce n'est évidemment pas la mesure qui est en cause ici - que piloterait-on sinon : des intuitions, des avis, des envies ? et sur la base de quels arbitrages arbitraires ? - que le primat qu'elle a fini par acquérir sur l'action, pour ne pas dire sur les fondamentaux-mêmes du métier. En quoi l'on retrouve l'intérêt d'une action qui soit fondée aussi bien sur la responsabilité que sur la confiance.

Le dircom est très loin d'être le seul affecté : j'ai connu nombre d'ingénieurs, jeunes et moins jeunes, malheureux de devoir s'enfermer l'essentiel du temps dans leur bureau pour dialoguer avec leurs tableurs au lieu d'en passer davantage sur le terrain aux côtés des agents de maîtrise et des opérateurs parce qu'ils savaient bien que c'était là que se faisait l'essentiel de la performance de l'entreprise, au travers d'une série de réglages et d'échanges qu'aucun manuel, qu'aucune procédure ne pouvaient remplacer. Et c'est d'ailleurs ce qu'on leur demandait en effet de faire... quand il leur restait éventuellement un peu de temps. Or, comme on ne peut pas vraiment bâtir de cercle vertueux dans de tels contextes, la primauté croissante du reporting sur l'action revient finalement à créer les conditions de la réorganisation suivante : si l'on n'atteint pas les résultats voulus, c'est donc qu'il faut aller plus loin que dans le schéma précédent.

Bien que le sujet dépasse à l'évidence le propos de cette chronique, il n'en reste pas moins révélateur d'un contexte qui met l'entreprise en danger comme réalité humaine : on commence par ne plus rire, puis par ne plus parler aux autres, et on finit même parfois par se suicider. Simpliste ? Sans aucun doute. C'est qu'il ne s'agit pas ici de mener une enquête, mais de montrer combien le rire intègre, détend, fait vivre, encourage, crée du lien, du partage, de la cohésion, de la solidarité, du soutien... En un mot, il est un indicateur aussi éclairant du climat social au sens le plus général de ce terme que les résultats de sécurité sont parfois considérés dans l'industrie comme un indice synthétique de la bonne marche des opérations. Le rire serait le propre de l'homme ? Le propre du rire aussi bien est qu'il traduit aussi un certain degré de confiance : dans une action qui se met en place, ou dans une relation qui s'établit et qui doit alors aussi permettre de partager un certain nombre de problèmes avec le sentiment de pouvoir être entendu.

La mécanique et le vivant

A la fin (ou même au début : voyez la tradition anglo-saxonne des icebreakers), rire rend même plus efficace. Essayez donc de gérer une crise de quatre ou cinq mois en petit comité sous une pression quotidienne sans créer de respirations de ce type et vous verrez comment les gens commencent à passer des mauvaises réactions aux mauvaises décisions, avant de ne bientôt plus rien maîtriser du tout. Voyez aussi dans quel état ils en sortent. C'est fondamentalement une question d'énergie et de cohésion, de survie et de lucidité. Mais c'est aussi plus largement, hors le contexte révélateur mais particulier de la crise, le signe d'une collectivité vivante qui prend simplement plaisir à travailler ensemble. Ce que la génération Y nomme le fun, comme le souligne Patrick Lemattre en évoquant le cas de ce nouvel embauché qui souhaita quitter promptement son employeur sans qu'aucun motif sérieux ne permette, apparemment, d'expliquer sa décision. C'est que, précisément, tout dans cette entreprise lui paraissait sérieux à mourir. Il faudrait alors inverser la formule de Bergson : ce n'est pas tant que le rire est "du mécanique plaqué sur du vivant", c'est surtout dans ce contexte qu'il est du vivant plaqué sur de la mécanique.

Le contexte culturel comme le sens des situations et un minimum de psychologie interviennent naturellement pour beaucoup dans ces affaires, ce qui ne met d'ailleurs pas le dircom en mauvaise posture pour en apprécier l'opportunité. Il y a, de fait, un certain nombre de circonstances et d'interlocuteurs avec lesquels ce genre d'approche est à déconseiller absolument ou doit à tout le moins s'insérer avec précaution pour éviter de surprendre ou de choquer. Rien là que de très élémentaire, qui souligne combien l'humour n'est pas une valeur supérieure à la politesse comme souci des autres ou au respect comme prise en considération de ce qu'ils sont (1).

Cela doit en particulier conduire à bien peser l'usage d'un trait de caractère aussi répandu en France qu'il est peu acclimaté ailleurs. Sous la forme de l'ironie, l'humour est en effet à manier en redoublant de précautions dans des contextes culturels différents. Elle est par exemple souvent incompréhensible aux Etats-Unis parce qu'elle relève d'un registre implicite qui prend à contrepied une culture qui cultive au contraire l'explicite et la clarté (2). C'est aussi que l'ironie a partie liée avec le statut, c'est-à-dire  avec un positionnement vertical de la relation sociale, ce qui constitue une autre notion étrangère à la culture américaine qui privilégie l'horizontalité autant qu'un style plus direct (3).

A défaut de rire de tout avec tout le monde en toutes circonstances, on conviendra à tout le moins que le technocratisme et l'esprit de sérieux qui l'accompagne (quand ce n'est pas l'arrogance si souvent associée à l'image des Français pour les étrangers) sont des poisons mortels pour un métier dont l'une des fonctions essentielles est de développer à la fois le rayonnement et la cohésion des organisations dont il s'occupe. Voici notre dircom devenu mi-héraut, mi-bouffon (4). Après tout, en première approche, ce n'est pas là une si mauvaise définition du métier.

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(1) Encore cette notion de respect prend-elle aussi un sens différent selon les générations, celles qui se côtoient aussi bien que celles qui se succèdent. Jeune dircom, j'eus l'occasion de m'en expliquer avec le DRH au terme d'un de mes premiers comités de direction au cours duquel j'avais souvent pris la parole de façon intempestive. La notion de respect de l'institution sur laquelle il s'appuyait m'apparaissait très formelle ; à la limite, elle se situait aux antipodes-mêmes d'une conception du respect que je fondais davantage sur l'échange des arguments que sur le formalisme des échanges. Je finis par me ranger à son point de vue : c'était un homme sage, la moyenne d'âge du comité en question était de vingt ans supérieure à la mienne ; et puis je faisais mon aprentissage. Au-delà d'un minimum de respect des formes (d'ailleurs bien plus marqué dans les instances exécutives anglo-saxonnes à travers une forte codification de la parole), l'intégration de la différence et les conditions d'une conversation productive restent quoi qu'il en soit deux sujets majeurs pour l'efficacité de toute équipe.

(2) Voir à ce sujet l'excellent "French and Americans, The Other Shore" de Pascal Baudry, Les Frenchies Inc. (2005).

(3) Certains oenologues caractérisent d'ailleurs selon la même opposition vertical / horizontal les vins produits par les deux pays. Dans ce contexte, vertical signifie difficile, complexe tandis qu'horizontal est plutôt assimilé à quelque chose de facile, d'évident, d'immédiat. Voir à ce propos le film "Mondovino" de Jonathan Nossiter et notamment les commentaires d'Aimé Guibert, propriétaire du domaine de Daumas Gassac.

(4) Pour incongru (sinon inconvenant pour la prise au sérieux de cette honorable profession) qu'il puisse paraître, le terme me paraît intéressant en ce qu'il fait référence à la fois à la longue tradition historique de l'amuseur et à l'irruption plus récente d'une insulte, d'abord en vogue dans les quartiers sous la forme d'une stigmatisation inversée si l'on veut, puis qui s'est généralisée, à destination de ceux qui sont extérieurs à une entité donnée (le groupe, le territoire), bref, qui ne partagent pas les mêmes codes. Je ne vois pour ma part qu'avantage à se saisir de cette convergence détonnante en assumant ces deux dimensions de l'humour, qui manifeste le sens de la relation, et de la mobilité, qui ne va pas sans ouverture à la diversité. Et s'il fallait en privilégier une, je choisirais sans hésitation la seconde tant je tiens la possibilité que donne cette fonction d'entrer en relation avec des gens très différents comme un intérêt fondamental de ce métier.

12/11/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (4) La parole et le projet (portrait de la business school en tribu)

Il en va au fond des bonnes équipes comme des bons profs, des bons chefs ou des amis : elles sont finalement assez rares. Quoi : cinq bons profs, trois ou quatre bons chefs, une poignée de vrais amis ? Pour les bonnes équipes, c'est du même ordre de grandeur avec un peu de chance, mais c'est souvent moins - j'en vois deux, trois peut-être pour ma part. Ou alors, on ne parle pas de la même chose et c'est ce qu'il nous faut à présent clarifier... Revenons à Cambridge. Cette fois, on est au beau milieu du programme - une phase d'alternance qui permet à chacun non pas encore vraiment d'appliquer ce qu'il a appris (il ne faut pas confondre ivresse et divagation), mais en tout cas d'y réfléchir d'une façon plus personnelle. Deux épisodes.

Le premier, c'est le retour en amphi de toute la promo. Une petite centaine de personnes qui viennent d'à peu près tous les coins du monde, représentent une très large diversité d'industries et couvrent à peu près toutes les grandes fonctions de l'entreprise. 42 secteurs économiques qui vont de la mine aux nouvelles technologies et de la banque à l'automobile, en passant par l'énergie, les télécommunications, la grande distribution ou le conseil. 37 pays qui vont de la Finlande au Nigeria et du Brésil au Japon, en passant par le Vénézuela, l'Italie, le Liban ou la Russie (et une participation des Américains limitée à 30 % pour conserver au programme sa diversité culturelle, bien qu'un nombre non négligeable d'entre eux soient aussi d'origine diverse). Moyenne d'âge : 42 ans. C'est un bel âge d'expression de potentiel et de conquête de nouvelles frontières.

Pour les raouts qui sortent de l'ordinaire, on sort des amphis habituels, McCollum et McArthur, et on se retrouve au bâtiment Aldrich au milieu du campus, entre le Bloomberg Center et la maison du Dean. C'est le cas pour cette remise en jambes. Or ce qui se passe alors et qui retarde le démarrage de la session, c'est que l'amphi, si solennel lorsque le programme avait démarré quelques mois plus tôt, commence à prendre l'allure d'un vaste rassemblement amical sous le regard réjoui de Rajiv Lal et de Vicky Good. On se tape sur l'épaule, on se salue chaleureusement, des blagues fusent, des discussions de travées s'improvisent un peu partout... A cette échelle, on ne peut évidemment pas parler d'équipe ; mais c'est une atmosphère d'amitié et de respect entre pairs, de plaisir à se retrouver, un climat d'ensemble quasi fraternel qui, inversement, ne compte pas pour rien dans une aventure collective digne de ce nom (1).

Le second épisode suit de près le premier. Le soir-même, et le lendemain matin très tôt (2), le living group qui a retrouvé son quartier général reprend ses travaux sur les nouvelles séries de cas : SAP, Google, Southwest, American Airlines, Zara, eBay, etc. Et là, miracle : les échanges sont d'une fluidité remarquable, les interventions des uns n'annulent pas celles des autres mais les interrogent, les complètent ou les mettent en perspective. Le rythme est bon, ni précipité ni hâché, on est dans la bonne dynamique. Il y a même de courts silences qui donnent de l'épaisseur à la réflexion collective ; et l'humour est un ingrédient modéré mais normal de la discussion. Ce n'est plus une collection d'individualités cacophonique, mais une bande qui a appris et pris goût à travailler ensemble. Des dribbles à n'en plus finir qui se terminent dans les coins, on est passé à l'art de la relance, de la transversale, du rebond, du une-deux. La parole circule, comme on dit dans les tribus mélanésiennes et, comme pour la monnaie, c'est en circulant que sa valeur augmente.

Que s'est-il passé ? C'est un groupe qui a appris à se connaître, plus en profondeur que dans la plupart des relations de travail ordinaires. On s'est livré un peu. Il a aussi donné l'occasion à ses membres de rendre explicites leurs valeurs particulières, qu'elles soient culturelles ou personnelles ; de délibérer et de se mettre d'accord sur les normes qui vont organiser la vie du groupe ; de clarifier ses processus, de définir et d'harmoniser ses objectifs, de s'engager chacun à en être une part active. Puis de faire régulièrement le point sur la bonne marche de l'ensemble par un mélange de debriefings collectifs et de feedbacks croisés. Au début, le processus, comme tout comportement qui n'est pas spontané, paraît forcément un peu laborieux. Et puis l'architecture finit par s'effacer et l'on ne distingue plus bientôt la lourdeur de la structure sous l'élégance sobre de la façade (3).

En réalité, depuis les travaux de Tuckman dans les années 60, la question de la performance de l'équipe est plutôt bien balisée et n'a pas reçu de développement théorique majeur depuis lors. L'essor de l'équipe s'organise autour de quatre grandes étapes. La phase initiale de formation (forming) tout d'abord est centrée sur la définition des objectifs. C'est une phase dans laquelle règne l'incertitude et la prudence. La courtoisie domine et l'on évite le conflit. Les choses se gâtent lors de la deuxième phase, dite d'agitation (storming) : les tensions et les conflits prennent de l'ampleur ; ils peuvent porter par exemple sur la direction d'ensemble ou l'attribution des responsabilités. Une compétition apparaît entre les membres du groupe, les arguments défensifs fleurissent de toutes parts. Cette étape - celle-là même que j'ai évoquée à propos des premiers pas du living group dans le post précédent - est normale et même, tous ceux qui se sont coltinés des projets de changement difficiles vous le diront : souhaitable. Sauf pour les convaincus de la première heure, un engagement réel passe en effet, à un moment ou à un autre, par le conflit. Pour adhérer et pour faire corps, il faut que ça accroche.

Passe-t-on à l'action pour la troisième étape ? Pas encore... On est alors à la phase de clarification des normes (norming). Les aspects émotionnels conflictuels disparaissent, les désaccords s'expriment de façon plus positive et constructive, le niveau de la dynamique de groupe s'élève et l'équipe peut alors tout à la fois affirmer son identité et assumer sa raison d'être. Les règles de fonctionnement sont en place et les échanges sont marqués par une relative fluidité. A ce stade, les récalcitrants n'ont guère d'autre choix que de se conformer au groupe et la cohésion se renforce (4). Quatrième et dernière étape : la phase d'action (performing), enfin, est quant à elle totalement opérationnelle. De l'élaboration des règles, l'énergie du groupe peut à présent se focaliser entièrement sur la réalisation des tâches. Et l'équipe peut désormais tourner à plein régime.

Pour compléter cette approche centrée sur le processus, plusieurs critères clés se dégagent des études pour expliquer ce qui constitue une véritable équipe : une taille raisonnable (plus de 15 membres pose un problème de coordination, 5 à 7 permet à l'équipe d'être vraiment efficace) ; des objectifs et des moyens clarifiés ; des membres engagés, porteurs du projet (y compris en l'absence du leader) ; des compétences à la fois clés et complémentaires fonctionnant en bonne synergie ; des processus de communication et de négociation fluides et flexibles pour s'adapter aux changements inévitables ; un climat de confiance et de soutien motivant et, bien sûr, un leadership de qualité avec un leader capable de jouer différents rôles selon le degré de maturité de l'équipe, les circonstances, etc.

Or, ce que l'on sait les uns et les autres empiriquement est confirmé par la recherche. Peu d'équipes atteignent leur niveau de plein régime et, en réalité, la plupart des équipes ne dépassent guère le deuxième, voire le premier niveau de cette progression... Un élan un peu court, qui en dit assez long sur ce dont nous parlons généralement quand nous parlons d'équipe (5). Mais qui explique, inversement, la puissance de la redécouverte de ce principe élémentaire qui permet de passer, sur une base collective exigeante et, dans les plus belles réussites, confraternelle, de la parole à l'action et du problème au projet.

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(1) En réalité, non seulement un tel climat ne vaut pas rien en effet, mais il me semble aussi qu'il pourrait constituer un but en soi dans la mesure où il exprime simultanément l'orgueil et l'ambition, c'est-à-dire à la fois la fierté d'avoir accompli quelque chose ensemble et la confiance dans la capacité à mener à bien le reste du boulot. Ce qui se dégage de l'équipe de France en 1998, à mi-parcours, n'est pas tout à fait la même chose que ce qui ressort douze ans plus tard. On voit bien à cet égard la dynamique vertueuse de l'affaire au plan de la causalité : une telle ambiance n'est pas alors indépendante du nombre de victoires déjà enregistrées au compteur ; mais c'est aussi un facteur qui favorise l'avènement de succès ultérieurs.

(2) Le travail personnel se termine couramment entre minuit et deux heures du matin et reprend en équipe entre 7 et 8h00 le lendemain, avec en moyenne environ 4 à 500 pages de dossiers à avaler, à analyser et à discuter chaque semaine entre les séances en amphi et les diverses réunions, auxquelles s'ajoutent, sur l'ensemble du programme, la lecture de quelques ouvrages de référence. Un vrai camp de vacances.

(3) Encore faut-il relativiser la lourdeur en question. Notre groupe a ainsi choisi de se donner un nombre limité de normes de travail, sous l'impulsion notamment de la France (tout arrive). Des normes peu nombreuses donc mais qui, bien choisies, suffisent à assurer à la fois un équilibre correct entre travail personnel et travail en groupe, et un bon fonctionnement de l'équipe. Pratiquement, Tamir et Padma sont pour beaucoup dans la réussite de cette affaire.

(4) On peut bien sûr chercher à tout concilier. Et il faut sans doute l'avoir tenté au moins une ou deux fois en effet pour réaliser combien toute tentative d'intégration face à une opposition marquée consomme une énergie folle pour un résultat médiocre - et finit surtout par compromettre le groupe et le projet lui-même. C'est l'erreur habituelle, repérée de longue date par la sociodynamique, qui consiste à se focaliser sur ses opposants plutôt qu'à s'occuper de ses alliés. Et c'est une erreur qui coûte cher à toute équipe parce qu'elle ne se contente pas de la freîner, elle finit aussi par la paralyser.

(5) Mon hypothèse là-dessus est qu'au fond, les équipes qui fonctionnent de façon sous-optimale, c'est-à-dire qui ne se sentent pas à titre principal détentrices d'un objectif commun, pourraient bien en réalité former une situation qui arrange tout le monde dans un univers culturel français, dont la politique fournit à la fois le symbole et le modèle, qui me semble davantage déterminé par l'individuel que par le collectif, par la contestation que par la construction, par la rhétorique que par l'action, et dans lequel les délices du pouvoir l'emportent sur la passion du progrès. 

25/03/2009

Toronto, Londres, Bruxelles, New York (2) La mixité et le mouvement

Au Stone Manor, le manoir du Worcestershire qui nous accueille, un décor un peu frustre de monastère (des pannes d'eau froide, d'eau chaude, d'électricité puis une alerte incendie pour finir l'attesteront durant ce séjour) se marie harmonieusement avec le confort cossu d'un vieux manoir anglais. C'est un endroit parfait pour s'isoler un peu du tournis des affaires (même si l'on n'évite jamais tout à fait l'interférence de quelques affaire urgente à l'autre bout du monde) et passer un moment ensemble. Un jour de présentations, un jour de "team building". Je n'ai jamais beaucoup crû à l'efficacité de présentations en enfilade : généralement, les dirigeants pensent retour sur investissement quand les équipes veulent passer un peu de temps ensemble.

Pourtant ici, au-delà de la densité intellectuelle propre à un exercice qui mêle stratégie, affaires publiques, questions scientifiques et développement des marchés, nous parvenons non pas simplement à accumuler de la connaissance (Raleigh et Bruxelles figurent parmi les centres majeurs de talents, ce qui n'est pas le cas de Paris, se désespérait récemment DSK (voir "Un dîner à NY autour de Strauss-Kahn : la crise, le monde, l'éducation" sur New world, new deal) mais à faire connaissance. A nouer quelque chose qui, au-delà de l'information, crée du mouvement, développe un sentiment d'appartenance à une entité commune et suscite un élan collectif vers un changement, que nous menons d'ailleurs à grands pas.

Il faut dire que l'équipe, une quarantaine d'experts, réunit une quinzaine de nationalités : chinois, indiens, britanniques, russes, argentins, américains, italiens, belges, australiens, français, etc. Le premier capital de cette bande, c'est l'intelligence collective. Onesta le disait clairement, la veille de la victoire de l'équipe de France aux championnats du monde de handball, en Croatie : " Nous nous sommes construits avec des gens ayant des profils très différents, avec des origines assez différentes, avec des jeux très différents et donc des cultures du sport très différentes, expliquait-il (...) Souvent, cette mixité nous permet de sortir de difficultés : on ne peut que s'en féliciter aujourd'hui." Ce qui compte, en clair, ce n'est pas la collection des talents, c'est leur combinaison; ce n'est pas l'affirmation d'un point de vue en soi, c'est sa contribution à la réflexion collective.

Le lendemain, un exercice de team building permet à la fois de définir un contrat collectif et de solliciter les membres de l'équipe dans ce qui fait la spécificité tout à la fois de leur rôle et de leur tempérament. A ce genre d'exercice, la culture latine pense généralement manipulation quand l'anglo-saxonne pense mouvement; les délices (un peu stériles) de l'ironie opposées, en somme, aux vertus (un peu caricaturales) de l'action. La synthèse, dynamique et flexible, s'insère dans le mouvement en pariant sur sa capacité à l'adapter aux circonstances. A l'avantage du mouvement répond le potentiel de la mixité : sans que nous en prenions conscience, elle signe peut-être l'apport de la Chine à cette manoeuvre occidentale.

26/10/2007

De la croissance... (4) Coopération : des espaces pour agir

Nous sommes peu - et mal - préparés à jouer collectif tant nous avons, de bonne heure, appris à faire cavalier seul. De la même manière, l'effort qu'il faut produire pour sortir bien placé du système scolaire nous dispense le plus souvent de nous adapter par la suite aux remises en cause et aux changements des règles du jeu. Non contents, au reste, d'assez peu goûter le changement, nous savons guère le conduire - et ce vieux travers de la focalisation sur le concevoir (noble) plutôt que sur le faire (trivial) qui rend, hélas, assez bien compte de l'étagement de notre éducation nationale, ne compte évidemment pas pour rien dans cette incompétence caractérisée. Voici donc quelques pistes pour tâcher de progresser un peu en remettant en cause nos pratiques, et pour mieux travailler ensemble.


4.1– Former les responsables aux méthodologies de changement

Il y a un déficit manifeste sur ce plan en France qui est un déficit grave car il entretient résignation et impuissance, ainsi qu’un cynisme devenu insupportable pour la génération 30/45 des «nouvelles élites ». Dans le privé, il y a des ratés, mais aussi des apports méthodologiques pertinents en particulier à travers les meilleurs cabinets de conseil. Dans le public, le sujet n’est pas vraiment intégré. Du coup, on oscille entre l’opportunisme politique et le blocage bureaucratique. Gros travail de valorisation, de reconnaissance et de formation à lancer autour de ce rôle managérial (pm. note internationale en cours de l’Institut Montaigne sur le thème : comment communiquer pour réformer, le volet communication n'étant pas le moindre, au sens large, des leviers de la gestion du changement).

4.2 – Rendre plus fluides les échanges privé / public

Des mondes qui s’ignorent encore largement sauf aux niveaux supérieurs de l’Etat vers le privé. Une expérience dans le privé tonifie, densifie, rend plus concrète pourtant l’exercice d’une fonction publique (ex : un professeur d’économie en lycée en responsable de la communication interne au sein d'un groupe industriel international). Inversement, le monde public a aussi à gagner, au-delà des caricatures qui figent les représentations, à s’ouvrir aux apports pertinents de l’entreprise : un « vrai » DRH dans une collectivité ne pourrait guère faire de mal tant cette fonction est sans doute le point le plus critique de la fonction publique (voir à ce sujet le très bon travail présidé par Yves Rambaud, à nouveau dans le cadre de l'Institut Montaigne, intitulé : "15 pistes parmi d'autres pour moderniser la sphère publique"). Faciliter cette circulation sur des durées courtes (initiation, ouverture) ou sur le moyen terme (deux à trois ans).

4.3 – Favoriser le travail en équipe dans la formation et l’activité

Nous évoluons dans un système qui ne fait référence à l’équipe sur le devant de la scène que pour mieux sacraliser le rôle des individus dans la coulisse, le seul au demeurant reconnu concrètement dans l’entreprise. Passer de l’équipe-carcan (avec des communications descendantes et unilatérales, notamment dans le public) à une équipe-collectif. Le coaching sportif est très stimulant sur ce point. Intérêt aussi d’une large diffusion des meilleures expériences menées sur ce sujet dans le monde anglo-saxon et scandinave (cf impact par exemple de la culture américaine du process).

4.4 – Mieux structurer les diasporas en matière de veille

Les expatriés français sont nombreux, en Amérique, en Asie, etc, mais souvent disséminés et sans réelle structuration en réseaux au-delà de pôles partiels et très fragmentés. On perd un potentiel considérable d’informations, de pistes, d’échanges, de veille que l’essor d’internet devrait pourtant aider à mieux valoriser. Initiative publique forte à prendre sur ce plan au-delà de la seule administration des situations et des réseaux bureaucratiques ?


Gestion du changement, mouvements entre privé et public, pratique du travail d'équipe, développement des réseaux : il s'agit certes, à travers ces exemples, de désigner des espaces de coopération. Mais il s'agit peut-être, plus encore, de favoriser les circulations de toute nature, de faire en sorte que l'on gagne en fluidité, et pas seulement dans la gestion des relations sociales.

Il semble qu'il y ait bien là en effet une vraie ligne de démarcation entre d'un côté, les tenants du statut, de la frontière, de toutes les cases et de leurs pyramides - appelons-les les bureaucrates ; de l'autre, ceux qui inclinent plus volontiers pour les systèmes souples, les organisations agiles et qui préfèrent en effet la fluidité des réseaux à la rigidité des frontières - appelons-les les navigateurs.

Et vous, quel navigateur êtes-vous ? Quelles autres pistes de coopération pourrait-on, selon vous, ouvrir pour mieux libérer les potentiels et mettre en commun les idées et les entreprises ?

26/06/2007

New Deal au sommet (3) Le président est (presque) un homme comme les autres

Michael Mankins a déjà prévenu : rien de plus facile pour les équipes que de gaspiller le temps qu'elles passent ensemble ("Stop Wasting Valuable Time"). Une fois le nouveau modèle en place et les conditions réunies pour un travail réellement coopératif au sommet, seule une pratique adaptée permettra au système de fonctionner correctement. Et d'éviter de s'enrayer comme ce fut le cas chez IBM, dans les années 80 : l'entreprise renonça alors à exploiter ses interdépendances en partie parce qu'elle avait perdu la capacité à manager le système.

Pour faire vivre cette nouvelle dynamique de groupe - au double sens de l'équipe et de l'entreprise -, une approche souvent pratiquée est de privilégier les sujets commun au détriment des différentes business units. A partir de 1993, Lou Gerstner, chez IBM, a poussé cette logique assez loin. Pas question pour les patrons d'unités de faire remonter les problèmes au niveau du dessus, pas plus que de passer en revue les activités des différentes branches en comité de direction. Les comités exécutifs se consacrèrent alors exclusivement aux questions transversales impactant l'ensemble des activités. Dans le même ordre d'idées, les équipes en charge du développement stratégique chez Nokia se sont vues assigner pour mission de proposer une liste d'une dizaine de sujets régulièrement actualisés pour alimenter la réunion mensuelle consacrée à la stratégie. Une méthode qui a favorisé la créativité collective du comité de direction.

Autre clé de la dynamique coopérative : créer les conditions d'un dialogue direct et informel entre les membres de l'équipe - dialogue classiquement favorisé par de larges open spaces, comme c'est encore le cas chez HP, IBM ou EasyGroup. Une réunion de ce type est organisée tous les matins de 8 à 9h00 chez Canon sous l'égide de son PDG, Fujito Mitarai. Aucun ordre du jour ici, mais des échanges d'information très riches. Un grand nombre de décisions y sont quasiment prises. Dans de telles entreprises, les réunions officielles elles-mêmes fonctionnent largement sur un mode informel.

Se ménager des plages de temps pour la réflexion ? La plupart des entreprises en rêvent, les compagnies qui fonctionnent en mode New Deal le font. N'est-ce pas ce temps-là qui manque le plus, pris que sont les uns et les autres par la gestion des affaires courantes - et qui représente pourtant l'une des contributions majeures du top management au développement de l'entreprise ? De fait, nombre d'entreprises de ce type programment très régulièrement, tous les trimestres dans le cas de SAP, des réunions stratégiques, de préférence à l'extérieur des murs de l'entreprise.

Rester ouvert à des approches nouvelles est une nécessité. Dans beaucoup de firmes qui fonctionnent avec succès sur le mode du New Deal, la durée dont bénéficient souvent les dirigeants développe certes la confiance mutuelle et réduit les phénomènes de territoires ; mais elle peut aussi générer une forme de pensée unique. Pour s'en préserver, SAP s'appuie sur son équipe de consultants internes en stratégie, non seulement pour préparer les décisions à prendre sur les grands dossiers de développement, mais aussi pour présenter de nouvelles idées et challenger la pensée de l'équipe de tête. Pour Henning Kagermann, son président, faire jouer ce rôle à des consultants internes, qui lui sont d'ailleurs directement rattachés, permet de dépassionner les débats et d'apporter la rigueur nécessaire à une amélioration continue du travail et des décisions de l'équipe de direction.

Le président dans un rôle subalterne, un contre-emploi ? Voire. Face à un PDG fort, la déférence peut représenter un risque. Pour l'éviter, certains patrons assument délibérément un rôle subordonné. Ainsi de Sam Palmisano à la tête d'IBM. Pour obtenir le meilleur de ses équipes, Palmisano s'est habitué à jouer plusieurs rôles dans les réunions... réunions, au reste, qu'il ne préside jamais. Il y joue même le plus souvent le rôle d'un participant ordinaire de façon à ne pas étouffer les débats - une posture qu'il n'abandonne avec réticence que quand vient le moment de la prise de décision. A mesure que le leadership de ses équipiers se développe, le président peut alors prendre du recul vis-à-vis des opérations courantes pour se consacrer davantage aux enjeux de long-terme.

La mise en place d'un reporting transparent et d'un système de la performance adapté permet enfin à la fois d'accompagner le système et de le légitimer. Les relations d'interdépendance et de coopération sont, de fait, souvent complexes : elles peuvent favoriser les jeux politiques, ou susciter le scepticisme de la part de collaborateurs que la disponibilité réduite de leur patron peut conduire à se désengager. Un reporting s'attachant à valoriser la contribution de ce travail imbriqué au sommet peut éviter de tels effets pervers. De même, l'installation de "contre-pouvoirs", tels que la création de directions fonctionnelles fortes, peut aussi prévenir le risque d'un retour des jeux politiques au sein de l'équipe de direction. De façon plus générale d'ailleurs, l'exposition personnelle qui résulte de l'ensemble des habitudes des entreprises réorganisées - réunions fréquentes, séminaires externes, organisation en open-space, ordres du jour partagés - a pour effet de limiter ces risques.


Entre process révolutionnaires et nouveaux comportements, le passage de l'ancienne à la nouvelle donne, on le voit, n'est pas sans embûches. Même s'il y est plus nécessaire, il n'est pas non plus réservé aux industries les plus exposées à des marchés en constante et forte évolution. Un groupe qui souhaite se redonner de la visibilité à partir d'un socle commun tourné vers l'avenir s'interrogera ainsi avec profit sur quelques unes au moins de ces pistes.

Quant à savoir si, dans un tel processus, le président peut en effet apparaître en "homme comme les autres", il y a là un défi managérial indéniable. Cette approche du travail collectif en équipier ou, disons, en capitaine, exige en effet paradoxalement plus de force que de faiblesse, mais prend aussi à rebours le mode d'exercice du pouvoir courant de bien des entreprises françaises.

Une telle posture suscite aussi une interrogation sérieuse. Comme vient de le montrer l'étude Booz Hamilton (Le Monde du 26/06), la fonction de président devient elle aussi de plus en plus précaire : le nombre de présidents limogés a ainsi crû de près de 60% ces dix dernières années et, pour la seule année 2006, c'est un président sur trois qui a dû quitter son poste sur les 2500 premières entreprises mondiales. Certes, mais toutes choses égales par ailleurs comme disent les économistes, les équipes New Deal sont aussi celles qui obtiennent les meilleures performances. Et qui en retirent un surcroît de durée.