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08/06/2010

Don Quichotte et les marchés

Ancien PDG du groupe pharmaceutique Merck & Co et ex-membre du comité pour les exportations et la compétitivité auprès du président des Etats-Unis, Raymond V. Gilmartin intervenait récemment à Harvard sur les questions de responsabilité sociale. Pour lui, aucun doute : la création de valeur pour l'actionnaire a vécu. Il est temps de "servir un but plus élevé : celui de création de valeur pour la société."

Traduisant cette orientation dans le domaine de la santé, Gilmartin affirme que "la médecine est pour les gens et non pour le profit" et que l'objectif du groupe qu'il a dirigé pendant une dizaine d'années a été de rendre les bénéfices de la médecine "accessibles à tout le monde". Exit l'actionnaire ? Pas tout à fait. L'idée ici, c'est de mettre en place avec rigueur et éthique une logique de long terme tranchant avec l'habituel court-termisme et permettant de privilégier une relation proche et de long terme avec les actionnaires de l'entreprise.

Pour étayer son argumentation, l'ancien patron de Merck est revenu sur la décision qu'il a prise il y a quelques années de retirer immédiatement du marché un médicament pour lequel une possibilité de risque cardiaque avait été identifiée. Montant du manque à gagner : environ 2,5 milliards de dollars. Bagatelle. Autant dire qu'une telle décision se traduirait par un impact considérable sur le cours de bourse. Mais il n'en fut rien et le cours de l'action enregistra même une hausse de 3 % après l'annonce de retrait du médicament. "Be ready to take the heat" ("Soyez prêt à passer sur le grill") a résumé le PDG pour caractériser l'intensité controversée de pareilles décisions au carrefour du management et de la société.

C'est qu'en matière d'éthique, aucun arbitrage n'est possible pour Raymond Gilmartin qui voit dans cette philosophie non un obstacle mais, au contraire, un facteur favorable au développement des affaires sur le long terme. C'est ainsi que Merck s'est engagé à contribuer à hauteur de 50 millions de dollars sur trois ans à la lutte contre le sida au Botswana plutôt que s'y retrouver contraint à un moment ou à un autre par la société.

Au-delà de ces sujets majeurs de santé publique et pour que les choses soient tout à fait claires en interne comme en externe, Gilmartin considère même que le sens éthique figure au nombre des critères fondamentaux à prendre en compte pour la promotion des dirigeants. Cette approche doit également conduire non pas à faire de responsabilité sociale et environnementale une case séparée de l'activité de l'entreprise, mais une dimension intégrée à l'ensemble de ces activités.

C'est, sur le sujet, une position qui se défend et qui va d'ailleurs au-delà de l'entreprise (Rocard défendait la même approche il y a quinze ans sur les droits des femmes et c'est à une semblable évolution que sont aujourd'hui confrontés des organismes comme la HALDE en matière de diversité), mais qui doit sans doute recevoir des réponses au cas par cas selon le degré de maturité du sujet au sein d'un environnement donné.

Au-delà des considérations éthiques, c'est bien en faveur des approches de long terme que milite Gilmartin. Si les gens peuvent en effet accepter que des mesures difficiles, y compris des licenciements, soient prises pour redresser une situation de crise - sauf à mettre en péril l'organisation dans son ensemble -, les stratégies visant à maximiser le profit à court terme, qui figurent trop souvent parmi les premières mesures dans la tête de tout PDG nouvellement nommé, apparaissent extrêmement destructrices.

Le concept hallucinant de "chainsaw management" (management à la tronçonneuse) théorisé et mis en oeuvre il y a quelques années par Al Dunlap, multiples fraudes à l'appui, et qui fut sévèrement critiqué par John Kotter, constitue à cet égard l'expression paroxystique d'une cupidité américaine tournant à l'hybris la plus dévastatrice. Dans le contexte incertain et fragile créé par la crise des subprimes, le propos de Gilmartin paraît plein de bon sens, dans une tendance émergente et plus large, très sensible à Harvard, cherchant à réconcilier le profit de l'entreprise avec les bénéfices pour la société d'une façon qu'il est urgent de partager plus largement. Sauf à prendre le risque, à grande échelle, de fractures profondes et de nouvelles violences.

PS : Un vieux pharmacien juif rencontré l'autre jour dans le bus sur Broadway (il a fait la campagne de France et est intervenu avec la Croix-Rouge à Dachau) se révèle plutôt critique au cours d'une conversation improvisée sur les effets secondaires de la plupart des médicaments aujourd'hui commercialisés aux Etats-Unis. Le rôle de la Food and Drug Administration (FDA) ? Selon lui, une machine à avaliser les produits mis sur le marché par les grands groupes. Une opinion que semblent avaliser les récentes difficultés de l'administration Obama dans un autre domaine à contrôler le plan d'urgence mis en oeuvre par BP dans le Golfe du Mexique et qui pose, plus largement si l'on intègre la crise des subprimes, la question de la capacité des institutions à contrôler et à accompagner efficacement l'activité des grands groupes en termes à la fois de compétence et de politique. Le renversement de la charge de la preuve institué en Europe à travers des politiques comme REACH constitue sans doute une réponse extrême dans l'autre sens à cette dialectique contemporaine sensible de l'innovation et de la protection.

18/04/2007

Comment manager les meilleurs ?

Dans beaucoup d'industries, et en particulier celles qui requièrent le plus de matière grise, la capacité à attirer les éléments les plus brillants est un paramètre stratégique de premier plan. Mais ce n'est pas la partie la plus difficile de l'exercice, affirment Rob Goffee et Gareth Jones, spécialistes du développement managérial.

Comment en effet retenir des gens qui... ne veulent pas être managés, qui se moquent de leur retraite, connaissent leur valeur et celle qu'ils peuvent apporter à votre organisation et qui sont, qui plus est, extrêmement mobiles ?

La bonne nouvelle est que, si certains d'entre eux peuvent agir en agents libres, généralement dans les domaines les plus créatifs, les cerveaux ont, pour la plupart d'entre eux, besoin d'exercer leurs compétences au sein d'une organisation, qui leur apporte de fait un cadre de référence et une discipline à suivre.

Ce groupe particulier serait-il également indifférent aux statuts et aux promotions ? En apparence, oui, si l'on entend par là un rapport critique et distant au système bureaucratique ordinaire de l'entreprise. Il n'en va pas de même, en revanche, pour ce qui est de la reconnaissance de leur valeur intrinsèque, celle liée par exemple à un titre scientifique ou à une reconnaissance professionnelle par des pairs, et qui s'exprime en une valeur de marché dont ils ont, de surcroît, parfaitement conscience, bonus inclus.

Le besoin d'être adossé à une structure s'accompagne pourtant du besoin concomitant d'être protégé des contraintes bureaucratiques les plus fastidieuses. Une réticence qui doit alors conduire le supérieur hiérarchique à être capable de gérer en direct ce type de contraintes administratives ou politiques ("organizational rain") de sorte que - chercheur réputé, brillant reporter, expert renommé - son "poulain" puisse se concentrer sur l'apport à l'entreprise de ce qui fonde la quintessence de sa valeur.

Mais protéger ici ne suffit pas. Pour se sentir à l'aise au sein de leur organisation, les éléments les plus brillants ont besoin d'un minimum de règles acceptées par tous qui permettent de cadrer le comportement des employés de façon simple et efficace. Ni la bureaucratie, ni la jungle, en quelque sorte. Cette exigence a même conduit certains grands patrons, Herb Kelleher, chez Southwest Airlines, ou Greg Dyke, à la BBC, à se débarrrasser de l'encombrante bureaucratie qui marquait la culture de leur organisation, et qui favorisait le plus souvent l'immobilisme, pour mieux libérer les énergies créatives autour de quelques règles simples orientées production de valeur.

Il importe également, avec de tels éléments, de favoriser une culture qui tolère et même encourage l'exploration et l'échec. Dans un des secteurs économiques qui représente le plus ce type de profil, l'industrie pharmaceutique, en raison de ses investissements considérables en matière de recherche - 5 à 800 millions d'euros par an dans certains cas -, la question est d'autant plus sensible qu'elle touche ici à des enjeux majeurs en termes de business.

Elle va alors jusqu'à conduire de grands patrons du secteur, chez Genentech ou Roche, à laisser à leurs équipes de recherche le soin de décider s'il convient, ou non, de poursuivre tel ou tel programme. En laissant ouverte, le cas échéant, au sein de l'organisation, la possibilité que des équipes différentes explorerent des choix divergents - une approche très opérationnelle de la diversité, qui rompt avec une approche française généralement plus focalisée sur l'aspect social de la question, ce qui explique sans doute le peu d'empressement de nombre de compagnies de l'Hexagone à s'engager dans cette voie.

Chaque échec représente néanmoins, pour un élément de valeur, une expérience difficile à surmonter. Ce qui implique, pour le hiérarchique de référence, de savoir alors accompagner ce passage difficile de façon à créer tout de suite les conditions du rebond, l'essentiel étant de continuer à développer la capacité des équipes à faire émerger des idées productrices de valeur.

Dans certaines entreprises, comme chez 3M ou Lockheed, cette exigence intègre la possibilité offerte aux salariés de mener sur leur temps de travail des projets de recherche personnels - l'exemple le plus poussé étant sans aucun doute celui de Google. Reflet de l'esprit entrepreneurial de ses fondateurs, Sergey Brin et Larry Page, la compagnie californienne va en effet jusqu'à accorder 20% du temps du travail, un jour par semaine, à ses employés pour phosphorer sur leurs propres projets de recherche, ce qui se traduit par une vitesse d'innovation sans comparaison avec les systèmes bureaucratiques.

Le système fait d'ailleurs tâche d'huile, notamment dans le secteur des technologies de l'information et de la communication, et l'on a vu récement Orange commencer à développer cette logique de pépinière à petite échelle basée sur des trinômes associant les gens du marketing, de la recherche et de la production.

Pour ne pas freiner par des décisions maladroites ce potentiel créatif, il est dès lors conseillé aux dirigeants nouvellement arrivés de s'appuyer sur de bons connaisseurs de l'entreprise, des "anthropologues" de l'organisation en quelque sorte, souvent experts eux-mêmes, de façon à bien décoder les comportements des meilleurs éléments, et à ne pas ruiner par une décision maladroite ou une attitude négligente ce potentiel vital de l'entreprise.

L'une des voies les plus caricaturales de ce coaching particulier s'adressant à des gens aussi brillants que rétifs au management, serait même de mettre en oeuvre une sorte de psychologie inversée consistant à leur demander de "tourner à droite quand l'on souhaite qu'ils tournent à gauche", la deuxième voie étant alors naturellement poursuivie avec empressement par les intéressés... Une piste qui vaut sans doute davantage pour ses vertus pédagogiques que pour son efficacité réelle tant la mécanique pourra apparaître quelque peu peu grossière.

Il reste que manager de tels éléments dans l'organisation s'accompagne d'une transformation sensible du rôle de dirigeant, gardien bienveillant plutôt que chef traditionnel, s'attachant à créer en permanence les conditions d'un environnement propice à l'épanouissement des meilleurs, et des meilleures idées, sans pour autant renoncer à démontrer son expertise ou son autorité. Un investisssement qui peut se révéler aussi chronophage pour le dirigeant que payant pour l'entreprise.