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15/10/2009

L'art de la jauge (2) Le Superfétatoire, le Petit Chef et le Faux Dur

Le bon patron ferait grandir, et le mauvais régresser ? Le point est certes fondamental. Mais, outre qu'il n'est généralement pas retenu par les conseils d'administration, non seulement il s'illustre pour l'essentiel après coup, mais il se laisse aussi malaisément théoriser. Les paramètres d'un travail heureux font écho, de ce point de vue, aux critères d'une éducation stimulante : s'il nous est difficile de les définir avec précision, nous pouvons, généralement sans hésiter, citer les quelques rares personnes-références qui ont marqué notre parcours.

Dans certaines administrations, on fait des listes d'affectations possibles en tenant compte de deux critères essentiels : la proximité de plages et la qualité du patron (traduisez : son caractère plus ou moins cool). L'inventaire des plages convenables étant un art difficile et risqué eu égard aussi bien aux préférences individuelles qu'aux risques de poursuites en cas de noyade, le mieux est donc encore, non pas de faire la liste, qui pourrait être longue, mais d'établir une sorte de typologie des Chefs qui nous ont fait perdre notre temps ou empoisonné la vie.

A tout seigneur, tout honneur : quiconque n'a pas croisé de Petit Chef en chemin ne peut prétendre à une carrière accomplie. Tout petit déjà, le Petit Chef voulait être chef, le plus souvent parce qu'il n'a pas été aimé (bien que l'on trouve aussi des vocations de Petits Chefs prenant leur origine dans un surcroît d'amour inconditionnel, ce dernier type menant généralement aux carrières de Petits Chefs Supérieurs). Il s'agit moins pour lui d'une ambition de conquête que d'un désir de revanche. Déchu et déçu par les coups de pied reçus dans la cour de récréation, le Petit Chef entend remodeler le monde à sa main. Il veut régner en Maître sur une classe docile et disciplinée, sans génie mais aussi sans surprise. Certain soir, il arrive que le Petit Chef prenne une conscience aiguë des limites de son modèle. Mais, quand même, il ne peut pas s'empêcher de recommencer le lendemain. Le Petif Chef a en effet pour lui une certaine persévérance dans la tyrannie. Avec le Petit Chef, il faut attendre que ça passe. Mais c'est souvent long.

Le Timoré se trouve à l'autre bout du couloir. Le petit Timoré n'a rien d'un Grand Timonnier : ça se voit tout de suite à la peur qu'il a de son ombre, voire de lui-même s'il venait à manquer, dans un moment d'absence, à l'exercice zélé de sa charge. Pour le Timoré, la voie, c'est la Procédure et, pour lui, la routine est le gage d'un bonheur constant. Le manuel incendie passe toujours avant le feu (s'il se déclare, au moins, que ce soit dans les formes), la prudence primera inmanquablement sur l'occasion et la hiérarchie sur le génie. Son premier allié d'ailleurs, c'est le Couvre-Chef. Avec le Timoré, les choses prennent souvent du temps : au moins est-on sûr qu'elles n'aboutiront pas et que l'on n'aura pas ajouté au désordre du monde l'outrecuidance d'un (faux) pas de plus.

La Brute tranche avec le reste de la troupe. Ce qu'elle préfère néanmoins, c'est trancher dans la troupe elle-même. Elle a perdu son Sabre en cours d'histoire, mais Elle est armée de Ratios qui lui disent ce qu'il faut faire, surtout lorsqu'Elle les extrapole à sa manière, toujours tranchante. On trouve deux types de brutes : la Placide, souvent étrangère, et la Grossière, parfois alcoolique. La Brute Placide est redoutable car Elle ne paie pas de mine et peut donc jouer à plein de l'effet de surprise ; même dans la confusion, elle fait de belles coupes claires. La Brute Placide est possédée par le Démon des Economies : on dirait même que, lorsqu'elle en fait, ce qui occupe une partie non négligeable de son temps, ce n'est ni pour la France, ni pour la Bourse, ou plutôt si, mais pour la sienne - ce qui ne manque pas d'arriver quand le Conseil se penche sur ses résultats trimestriels.

Quant à la Brute Grossière, Elle ne s'embarrasse guère des bonnes manières, qu'Elle connaît mal et qui lui paraissent même suspectes, pour tout dire : il est toujours plus difficile de se débarrasser d'un collègue respecté (Elle n'a pas d'amis, seulement parfois une poignée de soudards), encore que la Brute Grossière fasse montre d'une indéniable polyvalence dans l'art de couper les têtes. La Brute Grossière est parfois avinée : cela est dû à ses origines médiévales et, en particulier, à l'abus des pauses cervoise entre les inaugurations de châteaux forts et les célébrations de batailles sanglantes.

Avec la Brute apparaît un dilemme existentiel aigu puisqu'avec Elle, il est aussi risqué de se faire remarquer que de se faire oublier. Les pistes de l'anticipation sont également hasardeuses : "Le suicide n'est pas une solution, disait Sartre, car il supprime le problème". La Brute aurait d'ailleurs bien supprimé Sartre, si Sartre avait été comptable ou employé de manutention, ce qu'Elle a crû un jour en le voyant monté sur son tonneau de Billancourt, jusqu'à ce qu'Elle tombe par hasard, à la faveur d'un petit coup non seulement de mou, mais aussi de trop, un dimanche après-midi, sur le manuel de philosophie du fiston. Par ailleurs, la Brute ascendant Corleone sait très bien gérer les fuites, tôt ou tard. Bref, avec la Brute, c'est sauve qui peut. Mais la Brute ne l'emportera pas dans sa tombe : au fond d'elle-même, elle le sait bien et cela la rend misérable. Du coup, pour compenser, elle remijote un bon petit plan de coupe le lendemain, first thing in the morning, en mordant un peu sur la viande, avec le hâchoir, pour le cas où on lui aurait caché encore un peu de gras quelque part.

Le faux Dur. Ah, le Faux Dur ! Avec lui, c'est dans l'ensemble plus convivial qu'avec la Brute. Sauf quand il se prend pour une Brute justement. La devise du Faux Dur, c'est : "Vous allez voir ce que vous allez voir". Seulement voilà : on ne voit pas grand chose, ce qui, à la longue, finit par se remarquer et rend le Faux Dur moins sympathique et plus nerveux - situations dans lesquelles il faut se montrer particulièrement affairé auprès du Faux Dur. En fait, le problème du Faux Dur, c'est que le monde lui résiste : comme il dit (et répète) ce qu'il faut faire, c'est tout de même malheureux que ça ne se fasse pas. Il s'étonne que la puissance de son inspiration ne fasse pas avancer les choses : c'est qu'au lieu de souffler dans les voiles du Progrès avec la constance qui sied à l'exercice, il se consacre pour l'essentiel à souffler dans les bronches des rameurs qui s'efforcent, tant bien que mal, de le suivre (le Faux Dur aime à prendre les devants avec un vieux Zodiac, dont la marche pétaradante couvre la performance modeste) avant de le laisser courir seul à sa perte. Bref, avec lui, c'est : et que vogue le navire ! Mais le navire se transforme vite en galère et la galère finit un jour ou l'autre par sombrer. Il préfère parfois : à l'abordaaaage ! ce qui a au moins le mérite de précipiter la fin du supplice, surtout quand un rameur, dans une erreur qui ressemble tout de même beaucoup à un sabotage, a malencontreusement omis de préparer les passerelles pour l'accostage. Et que le Faux Dur se retrouve ainsi à portée de boulets (souvent de couleur rouge) de l'Ennemi, qui n'attendait que ça.

Le Superfétatoire, enfin, est un spécimen en voie de disparition. Il se définit essentiellement par ce qu'il n'est pas et a une prédilection pour les postes d'adjoints, surtout quand il n'y a rien, ou si peu, à adjoindre (l'organisation des congés annuels, les alertes incendie, l'audit quinquennal du plan de crise, etc). Le Superfétatoire a aussi une passion secrète pour "L"être et le néant" : ce n'est pas qu'il l'ait lu - sa charge d'adjoint ne lui permet pas de lire comme il le souhaiterait, c'est-à-dire de 9h00 à 13h00 et de 15h00 à 19h00 - mais enfin, "ça, c'est un titre", dit-il souvent, en insistant davantage sur l'Etre de peur d'être démasqué.

Il existe en réalité deux sous-types de Superfétatoires : le Superfétatoire Heureux et le Superfétatoire Crispé. Le Superfétatoire Heureux a une hiérarchie, une épouse, une maîtresse et des collaborateurs, mais n'utilise vraiment que les deux derniers termes de l'équation de plaisir et de je-m'en-foutisme à laquelle se résume le plus souvent son existence indolente. Le Crispé est moins tranquille : ce n'est pas qu'il se pique d'être utile - un Superfétatoire qui se met à vouloir se rendre utile est un Superfétatoire dépressif et/ou dangereux -, mais il voit bien que le temps passe (il aime d'ailleurs à cocher les jours sur son calendrier, parfois même les heures, les jours sans heurts) et ne voudrait tout de même pas que son talent infini ne fût pas in fine reconnu. En fin de carrière, le Superfétatoire accompli, c'est-à-dire protégé ou chanceux, devient Maréchal. A défaut de se faire trop d'illusions sur ce que la fonction recouvre, il en exhibe fièrement le bâton. Avec le Superfétatoire, on s'amuse bien deux minutes ; c'est à partir de la troisième que ça devient long.

On nous pardonnera sans doute cette typologie trop sommaire : elle ne demanderait qu'à être complétée, s'il n'était pas si rare de rencontrer de piètres chefs, et si fréquent de l'être toujours un peu soi-même.

20/06/2007

Danger immédiat (Harrison Ford, une praxis de la catastrophe)

Que faire face à l'imprévu ? Et comment agir quand les circonstances sont si défavorables que le combat semble perdu ? Un trait remarquable des approches managériales de la crise est qu'elles font généralement l'impasse sur les facteurs psychologiques. La culture du process et la finesse stratégique y gagnent, du coup, ce que l'analyse perd en réalisme.

Explosion, conflit, agression, accident, pollution... La première conséquence d'une crise, ce n'est pas l'évaluation des dégâts, la mise en oeuvre des moyens d'urgence ou l'impact sur l'opinion : c'est la peur. Naturellement rare au plan managérial sous la forme de la peur-panique, celle-ci prend bien des visages différents - appréhension, excitation, colère, mise en cause, stress, etc - qui, tous, traduisent une exposition personnelle à la menace ou au danger.

Si cette dimension paralysante de la crise est peu traitée, c'est sans doute que l'on part du principe que cette maîtrise personnelle est, à un certain niveau de responsabilité, considérée comme acquise par expérience, sinon par formation (la formation, au sens classique de ce terme, n'étant pourtant, de ce point de vue, que d'un faible secours face au surgissement d'une crise).

Il n'en est pourtant rien. Il est certes aisé, dans ces circonstances, de masquer cette appréhension sous toute une gamme de réflexes tirés du premier manuel d'intervention venu. Mais, au-delà de la nécessité de circonscrire le danger, la question est bien de faire face personnellement à la situation.

Qu'on choisisse de jouer le jeu ou de ne faire aucun commentaire, les médias le rappellent au demeurant avec force à tout responsable qui l'ignorerait encore : loin de s'appréhender d'abord comme un ensemble de process et de discours, la crise se vit, à son origine, comme une mise en cause personnelle.

On y est simultanément saisi par les événements, projeté dans la situation et exposé à leurs conséquences. Encore convient-il pour cela, au-delà des automatismes, de rester en mesure de réfléchir et capable d'agir.

Dans le scénario catastrophe de la crise, prenons un peu de champ et autorisons-nous un détour : n'est-ce pas ce modèle que donne à voir Harrison Ford avec constance dans quelques uns de ses rôles majeurs ?

Ce qui importe ici, ce n'est pas tant la figure contemporaine du héros d'aventure en soi, qu'Indiana Jones a tant popularisée. S'il en va certes autrement de James Marshall, le président de Air Force One, après tout, Richard Kimble (Le fugitif) ou Jack Ryan (Jeux de guerre) s'apparentent plus à des types ordinaires qu'à des héros programmés.

Comme dans la structure du conte mise en évidence par Walter Propp, il ne le devient progressivement qu'à mesure qu'il surmonte les épreuves qui lui sont imposées. Et cette trajectoire permet de faire coïncider in fine un combat personnel et un résultat juste, selon un paradigme culturel que ne cesse d'ailleurs de rejouer le cinéma hollywoodien autour de deux idées de base : on a raison de se battre fût-ce dans la plus grande adversité, et il est toujours possible de rétablir la justice quand les institutions font défaut.

Et alors, objectera-t-on à juste titre, la crise n'exige-t-elle pas davantage d'efficacité collective que d'héroïsme individuel ? Sauf le cas du sauveur dans des circonstances exceptionnelles, la figure du héros y serait même déplacée dans la mesure où elle passe par une exposition volontaire au risque qui va précisément à l'encontre de ce que s'efforce de circonscrire l'entreprise.

Et si tout était dans la manière ? Ce qu'il y a de remarquable chez Marshall, Kimble ou Ryan, c'est que, brutalement projetés dans une situation menaçante, ils ne cessent de réfléchir. Dans la poursuite, l'attaque ou la menace, Harrison n'est pas davantage paralysé par la peur que guidé par des automatismes - que son statut d'homme ordinaire lui rend, au demeurant, étrangers.

Ce qu'il donne à voir, c'est la capacité, à tout instant, de mobiliser une intelligence en mouvement, à l'affût de tout ce qui peut constituer une ressource, une brèche, un recours, voire une issue dans les cas les plus désespérés - et cela en dépit d'une tension omniprésente, simultanément vécue avec empathie et sang-froid. Côté pile, Harrison cherche à convaincre ; côté face, il prépare une alternative.

Mieux : ce que révèle plus encore l'archétype du héros fordien, c'est une dialectique serrée entre la réflexion et l'action, une sorte de praxis de la catastrophe, une aptitude à dérouler la réflexion lorsque les circonstances semblent adverses ou paralysantes jouant, de surcroît, avec un ou deux coups d'avance sur l'adversaire.

Ainsi la visée stratégique s'accompagne-t-elle toujours d'une remarquable plasticité tactique, fût-ce au prix de détours imprévus utilisés ici comme autant de ressources potentielles.

Voilà, en somme, un portrait du manager en héros ordinaire. Stanford ou Hollywood ? Pour le prochain séminaire de gestion de crise sur la côte Ouest, il faudra bien choisir. Mais, pour une fois, la première option ne sera pas la moins accessible.