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12/03/2011

(14) L'ancrage et le mouvement (conclusion de la première partie)

La technique, pourrait-on dire en paraphrasant le mot d'Herriot, c'est ce qui reste quand on a tout oublié. C'est en prenant le luxe d'un tel recul avec les travaux et les jours, avec la pression souvent considérable du quotidien de ce métier de communicant aujourd'hui à la croisée des chemins que l'on peut ainsi identifier trois piliers fondamentaux à cette fonction.

La passion tout d'abord :  passion de comprendre, passion de convaincre, passion de résoudre. La grande affaire de cette passion (ou, pour utiliser une notion moins romantique) de cet engagement, c'est de créer une dynamique. Elle repose sur un travail de synthèse et son territoire d'expression naturel, c'est la formulation d'une vision.

Avec la relation, qui forme le deuxième pilier de la fonction, on cherche cette fois davantage à écouter, à relier pour finalement  faire agir ensemble. L'objectif principal ici, c'est de développer la coopération, et le territoire privilégié de mise en oeuvre partagée de cette compétence, c'est l'équipe. La tâche essentielle à mener, du coup, ce n'est plus la synthèse mais l'ingénierie ou, pour mieux dire, l'orchestration de l'ensemble.

Avec la troisième caractéristique fondamentale du métier, la transformation, on entre dans le vif du sujet. Il s'agit cette fois de capter, de structurer et d'animer. Le travail est essentiellement focalisé sur le projet collectif en s'attachant à garantir simultanément la cohésion et l'adaptation, l'identité et l'évolution.

"Notre identité, elle est devant nous" avait coutume de dire Jean-Marie Tjibaou dans les années 80 pour souligner la tension à l'oeuvre dans le monde kanak entre tradition et modernité. On est frappé aujourd'hui, à travers les évolutions qui affectent le monde contemporain, de la portée universelle de cette intuition qui touche à la vie des nations comme à celle des organisations dans ce qu'elles ont à la fois de plus essentiel et de plus fragile, dans ce qui fonde leur contrat comme dans ce qui nourrit leurs desseins et leurs peurs.

Du côté des nations, Dominique Moïsi (1) a montré combien les grandes aires géoculturelles du monde sont influencées par des émotions dominantes : peur en Occident en lieu et place des conquêtes d'antan ; humiliation dans le monde arabe, comme un deuil impossible de la grandeur perdue ; espérance en Asie qu'encourage aussi bien le dynamisme des échanges qu'une façon différente d'envisager le monde. Pour compléter ce paysage, je ne peux m'empêcher de mentionner pour ma part ce que j'appellerais la vitalité joyeuse - oui, joyeuse, en dépit de problèmes considérables - des territoires africain et sud-américain.

Du côté des entreprises, Arie de Geus, un ancien dirigeant de Shell, a, dans un livre fondateur qui fut l'un des premiers que je lus lorsque je rejoignis l'industrie (2), souligné combien l'espérance de vie des firmes, si indispensables au développement matériel des nations, se mettait en danger chaque fois que la production l'emportait sur la communauté. Cette leçon ancienne devrait raisonnablement nous permettre de réconcilier l'économie et la société ou, pour ainsi dire, la mondialisation et le monde.

Je crois que la communication a un rôle à jouer dans cette affaire.

Dans ce monde-là tiraillé par des mouvements aussi brutaux qu'incessants et dans lequel la notion-même de crise a perdu son caractère d'événement, si les mots ont un sens, diriger la communication ne devrait pas aller sans bâtir à la fois une direction et un cadre : une direction aux projets et un cadre aux échanges. Hélas, pour l'heure, il n'en est rien. Dans ce maelström continuel, le dircom fait ce qu'il peut qui consiste pour l'essentiel, un pied au QG, un autre sur le terrain, à tirer le moins mal possible les organisations qu'il sert de la folie des événements.

Or, cette tentative est d'autant plus sujette à caution qu'il est lui-même non seulement dans les ennuis jusqu'au cou mais aussi à l'avant-garde du désordre. Comme le souligne Laurent Habib, "située au coeur de nos représentations, la communication aurait pu être un rempart contre les dérives du système. Au lieu de cela, elle en a été le porte-voix et le porte-flingue. Enfermée dans sa tour d'ivoire depuis la fin des années 90, portée par l'avènement de la société de communication, devenue doctrinaire, célébrant ses héros, elle a cédé à tous les chants des sirènes". Et de résumer un peu plus loin : "Trop de compassion, trop de messages, trop de mensonges, pas assez de sens" (3).

Revenir aux fondamentaux du métier dans ce contexte, d'un point de vue qui serait celui non des commentateurs mais des praticiens (et qui serait aussi, idéalement, celui des ethnologues et des géographes) (4), c'est s'extraire un instant de la frénésie ambiante pour tenter d'ancrer quelque chose quelque part avant le prochain tsunami (5) - si possible donc, en prenant un peu de hauteur.

Ancrer ? Mais où au juste : à Paris ou à Nouméa ? A Pékin ou à Boulogne-sur-Mer ? A Moanda ou à Washington ? A Toronto ou à Singapour ? ? A Rouen ou à Boston ? A Porsgrunn ou à Tokyo ? A Soderfors ou à Houston ? A Perth ou à New York ?... Un peu partout à la fois en fait, dans les endroits les plus reculés et les villes les plus trépidantes où j'ai tâché d'exercer ce métier du mieux possible avec les équipes locales. Après tout, une carte d'identité, c'est aussi un itinéraire peuplé de rencontres.

Au vrai, peu importe. A force de côtoyer des humains d'ethnies, de cultures mais aussi de rôles variés aux quatre coins du monde, on aperçoit bien sûr quelques différences (qui ne sont d'ailleurs pas toujours là on les attendrait). Pourtant, à quelques rares exceptions près, on finit surtout par éprouver un sentiment de voisinage, de proximité, de communauté même d'autant plus réjouissant que, sous l'effet des préjugés qui marquent bien plus nos idées que nous ne voulons l'admettre (6), on avait d'emblée un peu forcé le trait  sur les différences. Ainsi, comme dans les tribus mélanésiennes, cet enracinement n'est pas le contraire de l'ouverture au monde : il l'encourage.

Il nous faut donc tenir ensemble l'ancrage et le mouvement

En ce sens, ces fondamentaux seraient à la pratique ce que les fondations sont à la maison, à la fois un socle, une possibilité et une promesse. Un habitat au sens à la fois commun et poétique du mot, qui serait la métaphore de la fabrication et de la participation. Un foyer. Ou mieux, une usine, qui serait regardée non plus comme l'utime repoussoir de la civilisation, mais au contraire comme l'un de ses creusets (7).

C'est de ce point-là ou plutôt de cette tension-là, entre la stratégie et les opérations, entre le court et le long terme, entre l'entreprise et la société, entre les tribus et le monde, la tête au-dessus du guidon et les mains dans le cambouis, que je voudrais donner à voir le métier et la fonction c'est-à-dire à la fois les pratiques et les rôles qui, au-delà des fondamentaux que l'on vient d'examiner, nous permettront d'explorer les évolutions et les possibles.

Avec l'espoir de donner, chemin faisant, à travers cette sorte de périple professionnel qui touche sans doute beaucoup plus à la synthèse qu'à la refondation, quelques repères utiles en même temps qu'un peu de coeur à l'ouvrage.

Car, effectivement, il y a du travail.

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(1) "La géopolitique de l'émotion", Flammarion (2008)

(2) "The Living Company - Habits for Survival in a Turbulent Business Environment", Harvard Business School Press (1997).

(3) "La communication transformative - Pour en finir avec les idées vaines", PUF (2010).

(4) Je me demande parfois si, parmi quelques unes des disciplines que j'ai étudiées sans jamais me départir du souci de leurs applications, la géographie et l'ethnologie ne sont pas celles qui ont le plus compté. Elles ouvrent en effet à une compréhension en profondeur et souvent étonnamment actuelle de la dynamique des groupes sociaux - des territoires et des échanges notamment -, dans une approche qui, chez leurs meilleurs spécialistes ne va pas sans un mélange singulier d'observation, de sociabilité et aussi d'une forme de sérénité dans laquelle la quiétude se mêle souvent au plus élementaire bonheur de vivre. Voyez le style tout paisible de Braudel par exemple ou celui, plus engagé, de Reclus ; mais aussi l'intelligence rare de Lévi-Strauss ou cette sorte de décontraction savante, volontiers malicieuse, qui marque l'oeuvre de Marshall Sahlins. Sans doute entre-t-il là également une part de fantasme liée à la perspective de long terme qu'elles introduisent dans le chaos et qui nous est devenue si étrangère. Certains métiers pourtant, lorsqu'ils sont exercé avec talent - je pense notamment à mes camarades géologues ou responsables des relations sociales sur les centres miniers, dans le Pacifique Sud - font une synthèse remarquable à la fois de ces deux disciplines et de ces deux dimensions du temps, le temps court de la production et du conflit et celui, de plus longue amplitude, des appartenances et des apprentissages.

(5) Cette note a été rédigée le 9 mars. Avec mes camarades de promotion, je me suis entretemps assuré que nos amis japonais étaient sains et saufs à la suite du séisme qui a frappé le Japon le 11 mars.

(6) Relire à ce sujet la série de conférences que Sartre donna à l'automne 1965 à Tokyo et qui furent réunies plus tard sous le titre : "Plaidoyer pour les intellectuels" (Gallimard, 1970). Sur la question du racisme notamment, cela nous évitera de dire un certain nombre de bêtises.

(7) Un ancien collègue DRH me confie là-dessus qu'il projette un ouvrage racontant l'abandon par notre pays de son industrie au cours des trente dernières années. On ne peut que se réjouir par ailleurs de la position récente prise par quelques grands patrons sur ce sujet - je pense notamment à l'approche défendue par Anne Lauvergeon dans sa tribune intitulée : "Réindustrialisons-nous ! Il n'y a pas de fatalité au "déclin français" (Le Monde du 3 février 2011).

La patronne d'Areva y écrit notamment : "Je ne supporte plus ces chevaliers de l'Apocalypse, souvent issus de l'élite, qui enferment notre destin collectif dans une funeste alternative : subir ou mourir (...) Le mot "industrie" a été banni de notre vocabulaire depuis plus de vingt ans : la douloureuse fermeture des industries primaires, la financiarisation à outrance de l'économie, la nécessaire conversion écologique ont amené nos élites, nos entrepreneurs, nos concitoyens à se détourner de ce modèle de développement, assimilé certes à une histoire "glorieuse", mais dépassée. Et pourtant, l'innovation a changé radicalement ce secteur" concluait-elle en s'appuyant notamment sur l'exemple de la transformation et du développement de l'usine que possède Areva à Chalon-sur-Saône.