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24/06/2007

New Deal au sommet (2) Nouvelle cuisine managériale (la recette n'est pas le déjeuner)

Une bonne manière d'initier le changement peut être alors de redéfinir la mission de la firme et son business modèle de telle manière que chacun puisse y souscrire. A l'instar de ce que proposa Lou Gerstner à la tête d'IBM, cela peut être l'occasion d'un retour aux sources synthétisé, dans ce cas d'espèce, dans la formule : "le leader mondial des infrastructures de systèmes d'information" - une définition, à l'évidence, d'autant plus aisée que les activités de l'entreprise sont homogènes.

Il reste qu'au-delà de la formulation d'une vocation commune pour le groupe, encourager l'interdépendance, développer un sens partagé des missions et le respect de la contribution des autres unités, cela représente un changement fondamental et difficile dans la culture de l'entreprise.

Trois approches principales ont été retenues à cet égard par la plupart des firmes qui se sont engagées dans une telle aventure.

La première consiste à donner aux dirigeants la responsabilité, non pas d'une business unit, mais de différentes étapes de la création de valeur, ainsi que l'a fait SAP dans son projet de réunification à partir de 2005. Cela conduit à un fort développement de la coopération et améliore la qualité des échanges. Claus Heinrich confie ainsi : "Lorsque j'ai rejoint le comité, j'ai été impressionné de constater combien les discussions y étaient ouvertes. Créer de l'ouverture et de la coopération, cela n'est pas une question d'outils ou de déjeuners. La vraie recette, c'est d'abord de discuter au sommet comme au sein d'une équipe. Il ajoute : "On s'apprécie, mais l'on est dur les uns avec les autres au cours de nos débats. Nous travaillons en équipe sur tous les sujets, et non avec l'attitude qui consiste à dire, par exemple : "Je suis le patron des RH, donc je ne suis pas concerné par le développement des produits". Si je ne suis pas d'accord, si j'ai quelque chose à dire, peu importe d'où je viens, ni de quel secteur j'ai la responsabilité".

Une seconde voie, souvent empruntée par les entreprises dont les métiers sont moins homogènes, passe par des organisations matricielles croisant secteurs verticaux et fonctions horizontales. Dans de telles configurations, les directions fonctionnelles peuvent être amenées à jouer un rôle important, comme c'est le cas chez Nokia avec les fonctions en charge des clients et des marchés, ou de la technologie. Les patrons de business units prennent alors conscience qu'ils sont dépendants de la contribution des fonctions supports, et cette situation génère des flux d'idées riches entre les deux groupes.

Une troisème approche, enfin, consiste à mettre en valeur, dans des entreprises de type conglomérat, un business model commun, comme c'est par exemple le cas chez EasyGroup spécialisé dans la fourniture à bas coûts de produits temporaires (vols aériens, croisières martimes, réservation d'hôtels, location de voitures, etc). Reflétant cette organisation, la salle des comités de direction y est d'ailleurs formée d'une vaste pièce ronde : tout autour de la salle siègent les principaux dirigeants et leurs équipes, au centre se trouve l'équipe du président. La revue des activités y implique la participation de l'ensemble des équipes. Elle est enrichie de brain-storming informels.

Ces trois approches, sans être exclusives, sont les plus répandues. Elles conduisent aussi à donner une complète responsabilité au niveau groupe aux dirigeants d'unités prenant en charge une fonction corporate. Elles peuvent aussi amener l'organisation à redistribuer le pouvoir pour donner le signal des nouvelles logiques à l'oeuvre, en confiant par exemple une importante responsabilité corporate au patron d'une petite unité.

Mais, une fois ces fondamentaux en place, comment faire vivre le système et s'assurer en particulier que les membres de l'équipe travaillent effectivement mieux ensemble ?

23/06/2007

New Deal au sommet (1) Le baseball n'est pas un sport d'équipe

Que le mode d'organisation du management dans les industries stables, où les sources de création de valeur sont clairement identifiées, reste centré sur une équipe de direction au sein de laquelle chacun reste fondamentalement responsable de son secteur d'activité, cela ne pose pas de problème fondamental.

Il en va autrement dans les activités dans lesquelles les principales opportunités de croissance, en chevauchant les limites des marchés traditionnels, remettent en question les frontières de l'organisation interne - une évolution souvent tirée par la demande de solutions intégrées de la part des clients, en particulier dans le domaine des nouvelles technologies.

Mais comment mettre en place une telle configuration quand la culture de référence repose encore largement sur la juxtaposition de fiefs ? Plus encore, comment renouveler le mode de management de sorte que l'entreprise, rendue "agile", puisse s'adapter en continu et sans traumatisme à tout changement majeur affectant ses marchés ?

C'est sur ce problème que sont penchés Yves Doz et Mikko Kosonen dans "Fast Strategy", un ouvrage qui paraîtra à la rentrée à la Wharton School Publishing après une enquête de trois ans auprès d'une douzaine de grandes entreprises (dont Canon, Cisco, Hewlett-Packard, IBM, Nokia ou SAP). Pour les auteurs, nous n'assisterions, dans ces entreprises, à rien de moins qu'à l'émergence d'un nouveau modèle de management - un New Deal au sommet en quelque sorte. Mais en quoi cette nouvelle donne se différencie-t-elle de l'ancienne ?

Face à une problématique de changement, les experts répondront invariablement refonte de l'organisation et des politiques RH, redistribution du pouvoir et adaptation du système de reconnaissance. Certes, nous disent Doz et Kosonen, mais les expériences de changement réussies montrent davantage encore : un changement des comportements au sommet.

Une différence majeure entre les deux modes de fonctionnement est ainsi que si, dans l'ancien modèle, chacun est responsable individuellement des résultats de son secteur d'activité, il se sent au contraire responsable de la performance de l'ensemble dans le nouveau. En cas de difficultés dans une entité, c'est alors l'ensemble de l'équipe qui participe activement à la recherche de solution, laissant au responsable la responsabilité en propre de la mise en oeuvre du plan retenu.

On sort ainsi du modèle du baseball, dans lequel l'équipe se définit par la juxtaposition d'experts de haut niveau. Et du constat de ces réunions que résume un dirigeant d'une grande firme chimique : "Nous avons, au sein du comité exécutif, des échanges courtois, chacun est publiquement d'accord et nous nous séparons en donnant l'apparence du consensus. Rien ne suit pourtant et, à peine ont-ils regagné leur bureau, que les membres de l'équipe commencent à se plaindre de décisions erratiques en s'empressant de décourager leurs collaborateurs de s'y engager activement. C'est un cas typique de consensus public associé à une discordance privée".

Un fonctionnement hérité d'un modèle de sélection des leaders qui fait la part belle à l'affirmation par les dirigeants d'un besoin d'autonomie et de pouvoir. En l'absence d'un système de valeurs centrales fortes et d'une culture de la coopération, chaque responsable bénéficie, de fait, dans ce modèle, d'un haut degré d'autonomie et d'une responsabilité claire. Les échanges au sommet y sont aussi essentiellement bilatéraux, et les réunions, très ritualisées, y donnent lieu à des échanges peu fluides selon une régle implicite qui pourrait s'énoncer comme suit : "Ne marchez pas sur mes plate-bandes, et je n'irai pas mettre le pied sur les vôtres".

Pour faire évoluer de tels systèmes, il faut alors se réinterroger sur la responsabilité respective de chacun en introduisant, dans le mode de fonctionnement de l'équipe, une sorte d'impératif organisationnel de la coopération.

16/06/2007

Changer, pour quoi faire ? Le marketing interne contre la vengeance démocratique

Rien de plus éloigné, en apparence, que les fonctions marketing et ressources humaines au sein de l'entreprise. Par quel miracle pourtant pourrait-on se dispenser d'une connaissance fine des attentes internes au moment de lancer des changements d'ampleur quand celles du consommateur font l'objet de toutes les attentions à l'heure du lancement de nouveaux produits ?

Si la règle n°1 du marketing est de connaître son client, force est de constater que peu de temps et d'énergie sont investis dans cette connaissance fine des cibles d'un projet de changement. A quoi bon ? Il suffirait ainsi de s'en remettre à la précarité du contrat de travail aux Etats-Unis ou à l'exercice imposé de la concertation sociale en France pour satisfaire à ses obligations en la matière, selon un minimalisme de moyens qui suffirait à établir la rationalité de ses buts.

Prenant ce parti, on mésestime pourtant la capacité de résistance, explicite ou implicite, du corps social de l'entreprise. Qui n'a expérimenté cette sorte de vengeance démocratique ? Une telle résistance peut vite se charger de transformer un projet conquérant en piteux échec. Si les équipes n'achètent pas le projet parce que celui-ci ne leur donne aucune raison de le faire, comment, hors les cas-limites de licenciements massifs ou de fermetures de sites, espérer réaliser les gains affichés ?

Autre règle d'or du marketing : segmenter la clientèle en cibles spécifiques parce que les groupes différents ont des besoins différents et qu'une approche uniforme échouerait à tirer tout le parti possible d'un nouveau produit à travers des déclinaisons adaptées. Il en va de même des projets de changement : si un socle de référence commun est nécessaire pour donner sa cohérence voire son équité au projet, comment imaginer le vendre de la même manière à la diversité des groupes - de métiers, de statuts, de générations, de cultures, d'histoires - qui composent l'entreprise ?

Dans le cas d'une réforme d'ampleur dans un hôpital américain, Stacy Aaron, partner chez LLC, identifie ainsi ainsi une vingtaine de groupes susceptibles de faire l'objet de stratégies de communication distinctes - ce qui ne va pas sans la mise en place d'une véritable ingénierie sociale du changement.

Un autre précepte de l'approche marketing consiste à rechercher le moyen de satisfaire les besoins non encore satisfaits de ses clients. C'est là sans doute, au plan conceptuel, la part la plus délicate du management du changement. Comment en effet transformer des objectifs business en quelque chose qui, identifié comme un besoin par les employés, puisse du coup susciter engagement et attention de leur part ?

La configuration la plus favorable est certes donnée dans ce domaine par les cas de crise grave ou de problématique de survie : le point important n'est pas alors qu'elles ne laissent objectivement guère le choix - dans les cultures marquées par la faiblesse du compromis social et de la culture économique, cette situation peut toujours se trouver contestée au plan sinon des faits, du moins de l'idéologie, et mener à pire issue - mais qu'elles fournissent de puissantes justifications collectives, de raisons pour le corps social d'acheter le projet, et de s'y engager.

Après de nombreuses difficultés et divers tâtonnements stratégiques, la construction au Canada de la réforme publique s'est ainsi appuyée, ces dernières années, sur une dialectique citoyenne assimilant la croissance de l'endettement public à une perte effective de souveraineté ; le sujet, au départ financier, devenait une affaire d'Etat et, plus encore, un problème civique.

Cet exemple dit assez combien l'intérêt général de la collectivité, que celle-ci soit publique ou privée, doit être sollicité à l'origine de tout projet de changement, à charge d'être ensuite décliné plus finement auprès des différentes parties au projet. L'exigence sociologique le cède encore trop souvent sur le terrain du changement au sous-investissement intellectuel, au prix de fiascos retentissants ou de résultats médiocres. En irait-il autrement sur le terrain du marché ?

15/05/2007

La puissance ou la grandeur ? Une perspective franco-américaine sur le changement

Dans son entreprise de déchiffrage en miroir des deux cultures et, plus encore, dans sa tentative de poser les bases d'une cohabitation fructueuse entre elles, Pascal Baudry esquisse une liste des points forts respectifs des cultures américaine et française - ce qui constituerait en quelque sorte leur "génie culturel" propre.

Côté américain, quels seraient ces points forts ?

Des objectifs peu dispersés et d'une grande constance, une orientation vers le futur et l'action, un intérêt marqué pour l'innovation considéré comme un process qui peut être managé, un optimisme foncier, une croyance dans les capacités de l'individu et une grande sûreté en soi ("a can-do attitude"), la capacité d'identifier et de nommer ce qui ne va pas sans tourner à l'attaque personnelle et de faire des changements abrupts s'il le faut, l'habitude de voir grand et de mettre le paquet sans aucune énergie perdue en lamentations stériles, une glorification du travail et une grande attention portée à la tâche, des relations non féodales, la recherche préférentielle du "win-win", la préférence donnée au dynamique sur le statique, un contraste fort entre récompense et punition, un système juridique fait pour fonctionner et constant, des valeurs claires et explicites, un accent mis sur "l'accountability", une idéologie qui pousse à l'effort, et un sens développé de l'intérêt national.

Et côté français, quels seraient ces atouts culturels ?

Une culture riche en contexte, la variété, le sens critique, la finesse, l'art de vivre, l'esthétique, la dimension historique, le sens des racines, la grandeur passée, la fidélité, la dimension affective, le capital intellectuel, la tradition scientifique, la créativité, le système D, une certaine forme d'adaptabilité, l'héroïsme, le sens de l'honneur, sa situation géographique, l'appartenance à l'Europe, sa diversité ethnique et culturelle, l'ouverture sur la francophonie, la réussite de certaines entreprises.

Et l'auteur d'appeler de ses voeux "un sursaut collectif surprenant, une vraie refondation, qui puiserait non pas sur la capacité révolutionnaire destructrice mais sur cette énorme affectivité, celle qui saisit le pays au soir de l'importante et symbolique victoire en Coupe du Monde de footbal, mais en allant au-delà de l'événementiel et de l'éphémère. Quand je vois, ajoute-t-il, le génie culturel à l'oeuvre chez un Aimé Jacquet - sens du don et dépassement de soi, astuce, opiniâtreté, "niaque", confiance dans son intuition qui n'empêche pas le professionnalisme, sens de l'équipe, humilité, autorité, coeur, résistance à l'adversité (...), je suis fier d'être né français".

En réfléchissant plus avant au blocage français, Baudry, qui est à la fois manager et psychothérapeute, réintroduit dans cette approche une perspective freudienne, d'ailleurs lancinante ces derniers temps parmi les analyses de la campagne présidentielle (voir par exemple les points de vue récents et opposés d'Alain Touraine et Laurent Cohen-Tanugi autour de ce sujet dans le Monde du 2/03).

Pour lui, dans le prolongement d'un mode d'éducation déjà évoqué ici (voir la note "De quelques différences entre Français et Américains"), la société française serait victime de son maternage, d'un glissement net ces dernières années des figures paternelles vers des représentations plus maternelles (il s'agit bien ici de postures psychologiques, et non d'individus particuliers). Conséquence : la priorité donnée à l'écoute sur l'action, et la difficulté à assumer un rôle d'autorité ou, disons plutôt, de direction tant le père dans l'inconscient collectif français ne saurait être que tyrannique ou absent. Exception notable de ces dernières années selon l'auteur : Sarkozy qui, place Beauvau, s'est "réellement pris" pour le ministre de l'Intérieur et a commencé à appliquer la loi, et à le dire - et l'on a vu alors, pour prendre un exemple relativement incontesté, les automobilistes, certes d'abord en rechignant, finir par rentrer dans le rang.

Aux Etats-Unis, où le sevrage social est plus précoce et où l'exploration de la réalité extérieure par l'enfant se fait aussi de façon plus positive et responsabilisante (au rebours d'une éducation maternelle française souvent surprotectrice), ce sont au contraire les figures paternelles qui prévalent - les plus maternels se voyant qualifiés de "wimps" (poules mouillées). "Issus de l'acte courageux de leurs pères fondateurs, constate notre analyste, les Américains souhaitent un leadership politique fort, tant en entreprise que dans le monde politique, et ils adulent leurs dirigeants".

Finalement, dans un système français qui à défaut d'avoir changé déjà, se transforme peu à peu, le véritable affrontement à venir aurait moins lieu entre la gauche et la droite qu'entre les partisans du statu quo et ceux qui oeuvreront pour que le pays en sorte. Ce qui, au passage, est d'ailleurs aujourd'hui le positionnement politique de Bayrou, qui légitime l'analyse qu'avait déjà faite Olivier Duhamel il y a une quinzaine d'années, au moment du référendum sur Maastricht, en notant que la recomposition politique française se construirait sur la question européenne en tant que question politique moderne.

Et si les femmes ont un rôle le à y jouer, ce serait alors moins sur un mode maternel, à la manière des mères sévères que furent Edith Cresson ou Martine Aubry ("des dirigeantes de première génération qui sont temporairement acceptables pour les hommes car elles les rassurent en ayant l'air comme eux, et les infantisent en même temps"), que proprement féminin, dans une voie qui éviterait le double écueil de la réforme à la hussarde et de la frilosité impuissante - mieux à même, peut-être, de porter à la fois une vision de l'avenir et l'exigence de l'effort qui permet de la construire.

21/04/2007

De quelques différences entre Français et Américains (Le Gaulois, le Shérif et leurs mamans)

A l'origine des différences entre Français et Américains, nous dit Pascal Baudry, il y a une relation de nature très différente entre la mère et l'enfant. "Go, have fun !". La mère américaine encourage tôt sa progéniture à faire son apprentissage, à explorer le monde avec confiance. Dans une situation similaire, une maman française multipliera au contraire les mises en garde préalables : "Fais attention à ci, ne fais pas ça, ne t'éloigne pas trop", etc. Et les complaintes de suivre au premier pépin : "Je te l'avais bien dit", "Tu n'écoutes pas !", "Ah, tu es bien comme ton père, tiens !".

Dans le premier cas, un sevrage social précoce, dans lequel le droit à l'erreur existe - l'erreur y est même considérée comme une opportunité d'apprentissage - dans un système où l'être est d'ailleurs étroitement associé au faire (le "You can do it !" est un quasi "You must do it !"). Du coup, la question qui travaillera par la suite l'enfant américain, tôt constitué en individu autonome, est : "Suis-je réellement aimé ?". Et la nation américaine aussi bien qui, de façon tout à fait singulière dans le concert des nations, se demande régulièrement si elle est estimée des autres nations. Ou plutôt, ces temps-ci, pourquoi elle n'en est guère aimée... Comme le souligne Stanley Hoffmann, professeur à Harvard : "La déception est inévitable, la gratitude n'entrant pas dans le registre des sentiments caractéristiques du comportement des Etats".

Souvent freîné dans son élan, materné à l'excès, surprotégé, mais sûr d'être aimé, l'enfant français sera de son côté travaillé par une question de nature différente : "Suis-je vraiment capable d'être indépendant ?", oscillant en permanence entre le confort du maternage et la propension à la révolte. Voyez de même, à l'échelle de la nation, le gaullisme ou, aussi bien, le non-respect du code de la route et la fraude fiscale... Du coup, l'adolescence du jeune Américain, déjà sevré, sera généralement plus calme que pour son alter et go français, qui profitera de cette transition pour se dépêtrer comme il le pourra, souvent sur le mode de la rébellion, des attachements excessifs dont il a hérité.

Même extrapolation possible au niveau des institutions. En France, dans le prolongement d'un système affectif marqué par l'association d'une mère trop possessive et d'un père trop autoritaire, on se défie et l'on cherche à se protéger de la loi, d'ailleurs omniprésente. Aux Etats-Unis en revanche, dans la perspective bien connue de l'éthique protestante, les institutions et le système d'équilibres ("checks and balances") dans lequel elles s'inscrivent, sont perçues avec confiance, comme un prolongement naturel d'un couple parental équilibré avec lequel les règles du jeu sont explicites (et non arbitraires ou variables), au service du bien collectif, protégeant l'individu contre les abus de pouvoir.

L'individuation précoce de l'enfant américain s'accompagne en effet de règles plus explicites, qui favorisent une appréhension claire de l'environnement et des règles du jeu qui le structurent. Si l'acte de nommer fonde l'identité dans une relation avec l'autre appréhendée à travers une séparation claire, alors le maintien d'une relation fusionnelle avec la mère propre à la culture française, entretiendra à l'inverse une approche plus implicite de l'environnement, et plus brouillée des règles du jeu. On y apprend alors très tôt, non à respecter la règle, mais à s'en accommoder, à négocier, voire à tricher chaque fois que possible dans un consensus social qui l'admet volontiers, voire l'encourage.

D'où encore une différence radicale dans l'approche des faits. Pour l'Américain, comprendre consiste à séparer clairement les éléments ; pour un Français, comprendre - et, pour une bonne part aussi, manager - consiste à relier en s'attachant aux situations et aux interactions entre les personnes et les groupes. Cela crée un contexte de nature clanique dans lequel tout changement dérange l'ordonnancement de liens déjà installés, et toute innovation représente une menace potentielle - le clan renvoyant aux attachements du passé et à la tradition dans une optique de stabilisation. Aux Etats-Unis, on gère des individus ; en France, on dirige des groupes - du moins, on essaie.

"Les Américains, diagnostique Aubry, ont fait de leur révolution un acte transformationnel ; les Français en ont fait une révolte sanglante, mais débouchant sur une perpétuelle répétition névrotique, constamment tiraillés qu'ils sont entre l'appartenance et la rupture". D'un côté, la clarté de l'équité, évaluée à l'aune de l'action des individus ; de l'autre, le syndrôme de l'égalité, collective et clanique, moins différenciante et responsabilisante.

Le terme "accountable" (comptable de ses actions), dont l'équivalent n'existe pas en français, traduit d'ailleurs bien la difficulté, dans notre culture, à évaluer l'individu à l'aune de ses actions propres, et non d'une quelconque responsabilité de groupe. Il est possible et aisé d'identifier la part propre de l'individu à un process collectif dans une culture clairement individualisée, privilégiant le faire, et attentive aux tâches. Cela est rendu passablement plus compliqué, en revanche, dans une culture éminemment relationnelle, dans laquelle on parvient mal à distinguer l'action de la personne.

Dans ce contexte, comme la reconnaissance, positive ou négative, touche la personne dans son ensemble au lieu de se concentrer sur des actions distinctes et spécifiques, le système préfère le ventre mou de la non-reconnaissance - poussant ainsi les individus à compenser dans la chaleur du clan (syndicats et corporations diverses) cette tiédeur peu engageante des relations hiérarchiques.

Cette culture, fondamentalement bipolaire, du clan trouverait également son origine dans une contradiction historique majeure. La France serait ainsi caractérisée par une oscillation permanente entre la cacophonie gauloise et l'ordonnancement romain (Villon vs Descartes), entre plus de loi et plus de désobéissance, plus de règlement et plus de laxisme. Quel que soit le sujet, le pays se divise - et le clivage droite-gauche n'est certes pas l'une des moindres de ces coupures. Le Français serait ainsi "un être groupal qui se soucie d'autrui, soit par confort d'appartenance ou de suivisme, soit pour se distinguer des autres en se rassurant ainsi sur sa propre individualité".

De même, ajoute notre psychothérapeute, "pour rester bien au chaud et ne pas se confronter à l'inconnu, le Français normal rechignera à aller voir chez les autres comment ils font". On aura précisément bien des occasions ici de revenir sur cet ouvrage remarquable ("French and Americans - The Other Shore"), qui ouvre de très riches perspectives à ceux qui se passionnent pour la compréhension en profondeur des systèmes culturels et les problématiques du changement.