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30/03/2011

Harvard (1.1.1) Une expérience transformative (ce que c'est qu'une marque)

1. L'écosystème et l'aprentissage

1.1. Apprendre

1.1.1. Une expérience transformative (ce que c'est qu'une marque)

Cette fois, l'avertissement est venu du prédécesseur de Tarun Khanna, un professeur de stratégie spécialiste des pays émergents et titulaire de la chaire Jorge Paulo Lemann, en des termes assez clairs. C'est en expliquant, à propos du groupe indien Tata dont il conseille le vénérable président par ailleurs, ce que devaient être les domaines de compétences fondamentales de la holding par rapport aux divisions dans le contexte d'un pays émergent, que Tarun finit par partager avec nous la mise en garde amicale que lui fit son prédécesseur :

- Tu foires avec la marque, je te flingue et après on discute.

Il s'agissait bien sûr de l'Ecole. Pour la seule Business School au monde qui vient avec une régularité d'horloger en tête de tous les classements internationaux, la réputation vaut de l'or, au propre comme au figuré. D'abord, les programmes, qu'il s'agisse des MBA ou des programmes exécutifs, y coûtent très cher. Une participation au "General management Program" (GMP) de la Harvard Business School vaut par exemple entre 50 et 60 000 $. Les étudiants y sont sponsorisés par leur organisation ou bien financent eux-même leur inscription ; des solutions mixtes se mettent parfois en place. En tout état de cause, les bourses sont extrêmement rares et ne sont proposées que pour des zones de recherche croisées avec des zones géographiques très spécifiques.

L'Ecole met tout en oeuvre pour faire en sorte que les programmes qu'elle propose soient identifiés comme des programmes de référence. Dans leur ouvrage "Power Brands" (La puissance des marques), deux consultants de McKinsey (1) montrent que les marques remplissent trois fonctions principales : la réduction du risque tout d'abord, liée à la confiance qu'elles suscitent et à la sécurité qu'elles apportent ; une information facilitée ensuite, qui permet une prise de décision rapide et efficace (il suffit pour s'en convaincre de faire ses courses dans un supermarché étranger) ; un bénéfice d'image enfin, davantage lié à l'imaginaire de la marque. On retrouve l'ensemble de ces éléments dans le cas de Harvard, et d'autant plus que la plupart des participants ont fait un benchmarking international préalable, pesant l'intérêt de telle ou telle formation (parmi lesquelles revenaient le plus souvent Stanford et l'INSEAD) avant de sélectionner le programme auquel ils souhaitaient postuler. Bien évidemment, dans des pays qui placent l'éducation au-dessus de tout avec un haut degré d'exigence - je pense à l'Inde notamment -, la réputation et l'image de marque liées à l'Ecole jouent également à plein.

Les secrets de la longévité

Les participants sont ensuite dûment sélectionnés. Un  pourcentage limité des candidats, moins de 10 %, intègre les MBA et environ un dossier de candidature sur deux est rejeté au General Management Program (GMP) dont le processus s'appuie à la fois sur un dossier reposant sur la présentation détaillée et recommandée d'un parcours et d'un projet professionnel, ainsi que sur la possibilité d'entretiens complémentaires. Un taux de rejet plutôt étonnant compte tenu de ce que l'on pourrait qualifier d'effet de sélection implicite qui tend à opérer un tri naturel préalable des candidats. Sans parler des éliminations ou des défections qui, dans les deux types de programmes, retirent chaque année quelques pourcents des effectifs en cours de route, ce qui suffit à entretenir une pression collective suffisante vers l'obtention du diplôme (2).

Si du fin fond de la France aux confins de l'Asie, l'Ecole est à la fois identifiée et admirée, cela s'explique en réalité, au-delà des éléments généraux qui constituent toute marque, par un ensemble de facteurs plus spécifiques qui multiplient leurs effets. La profondeur historique d'abord : Harvard fut fondée en 1635 (par un collège de jésuistes français) (3), ce qui la rapproche un peu des vieilles universités européennes comme la Sorbonne dans le domaine des sciences humaines par exemple. Les marques qui durent et qui durent longtemps - quelques décennies - ou très longtemps - quelques siècles - sont des phénomènes extrêmement rares. Une étude menée il y a une quinzaine d'années par Arie De Geus (4) a montré que quatre facteurs principaux expliquaient la longévité des plus grandes organisations mondiales : la faculté de s'adapter rapidement à l'environnement ; une identité forte ; un certain degré de tolérance ou de décentralisation ; et enfin, un mélange de prudence et d'indépendance financières.

On retrouve, plus ou moins pondérés, l'ensemble de ces critères dans la prospérité de l'Ecole dont la puissance financière n'est plus à établir, avec des revenus qui proviennent pour l'essentiel (40 %) de  ses placements - placements qui après avoir atteint un sommet avec 40 milliards en 2008 étaient, sous l'effet de la crise, redescendus à environ 25 milliards un an plus tard. Harvard est l'université la plus riche du monde. Sur le plan de l'identité, le raccourci qu'en donne la confidence que nous fit Tarun Khanna suffit à prendre la mesure de l'exigence de l'Ecole vis-à-vis de son corps enseignant, dont les membres sont d'ailleurs évalués de façon complète et régulière par les élèves. Un élément particulièrement intéressant est cependant lié à la décentralisation. Dans la théorie de De Geus en effet, celle-ci implique que le centre laisse à ses membres, à l'intérieur d'un cadre d'ensemble cohérent, la faculté d'explorer les pistes de développement qui leur semblent porteuses et de renouveler ainsi, de façon à la fois dense et féconde, aussi bien l'analyse des pratiques que la mise en perspective des savoirs.

Or, il va sans dire que cette faculté d'exploration derrière laquelle il faut lire la puissance considérable d'une recherche ancrée dans les réalités managériales, est précisément liée à la qualité exceptionnelle du corps professoral. Linda Hill ou Boris Groysberg dans le domaine du leadership et des organisations, Mihir Desai en finance, Srikant Datar en comptabilité, Marco Iansiti dans le domaine des nouvelles technologies ou encore Tarun Khanna sur la stratégie et la gouvernance, pour n'en citer que quelques uns, sont des gens réputés dans leur domaine. Nous avons tous appris à faire rapidement au cours de notre scolarité la différence entre les bons et les mauvais profs. Parfois, rarement, il est même arrivé que nous soyons sollicités pour les évaluer. Mais nous avons rencontré peu de très bons professeurs. Or, l'impression qui domine à Harvard, c'est qu'un très bon niveau est somme toute assez banal dans un contexte où plusieurs professeurs-chercheurs apparaissent comme brillants. Si, comme le proclame sa devise, l'Ecole "forme les responsables qui font une différence partout dans le monde" ("We educate leaders who make a difference in the world"), alors cette différence passe d'abord par celle que fait le corps enseignant.

Le management comme maïeutique

Et ils le sont d'autant plus qu'ils conçoivent essentiellement leur rôle comme une fonction d'animation du débat. Un prof d'Harvard en action, c'est Socrate passant de la philosophie au commerce avec la même capacité à faire accoucher ses interlocuteurs d'un certain nombre de vérités - ou de doutes, selon les cas. Un maître en dynamique de groupe quoiqu'il en soit, qui sait ce que c'est que de mener une discussion face à cinquante ou cent élèves pendant une heure et demie et de mettre en perspective le débat en trois ou quatre points clés en fin de séance de façon souvent lumineuse.

Un tel système pédagogique suppose naturellement qu'il y ait un peu de répondant et de matière en face dans la salle. Dans ma promotion, la plupart des participants ont exercé des responsabilités à des niveaux de direction générale ou sont des responsables fonctionnels senior qui ont de larges responsabilités managériales ; toutes les grandes fonctions managériales sont par ailleurs représentées. L'éventail des organisations dont ils sont issus est aussi très large, allant de start-ups à de grands groupes mondiaux (Fortune 500) en passant par quelques organisations à but non lucratif. On compte trente-sept pays et quarante-deux secteurs d'activité qui couvrent aussi bien l'industrie minière ou pétrolière que les nouvelles technologies en passant par les biens de consommation, le secteur financier, les biens d'équipement, l'industrie chimique, le conseil, l'automobile ou encore l'industrie du divertissement, et même la gastronomie ou l'armée...

Pour la plupart d'entre eux, des gens solides et rapides, avec de la substance, ce qui fait une différence notable avec le profil type des MBA, dont la connaissance des réalités de l'entreprise est par définition plus abstraite et moins opérationnelle. Jeune diplomate, j'avais ainsi enseigné simultanément les questions internationales et la culture générale à la Sorbonne à un public de jeunes étudiants et au ministère des Affaires étrangères pour les agents qui préparaient les concours de catégorie A. Dans le premier cas, des cours assez mornes avec des étudiants appliqués mais sans relief ; dans le second, des échanges d'une extraordinaire vivacité à travers lesquels nous co-construisions une démarche qui était moins d'apprentissage que de réflexion collective - bref, des sessions qui relevaient davantage d'un séminaire que d'un cours. Nous cherchions quelque chose ensemble.

La diversité des participants, à tous les sens du terme, contribue fortement à la richesse et à la vivacité des échanges. De ce point de vue, Harvard renforce son leadership dans un contexte où le nombre des étudiants explose dans toutes les grandes zones du monde. De 100 millions en 2000, il devrait passer au double en 2017, dont + 85 % en Afrique et au Moyen-Orient et + 186 % en Asie dont la Chine et l'Inde devraient représenter à elles seules 55 millions d'étudiants. Les étudiants sont aussi de plus en plus mobiles : au sein de ces deux dernières zones, plus de 7 millions d'entre eux étudieront hors de leur pays d'origine (5). Quand Bernard Ramanantsoa parle de conserver un certain "respect" dans cette hiérarchie, Harvard joue de son côté sur le registre du prestige.

Marque de fabrique

Or, à juste titre, le patron de HEC fait une distinction "entre ceux qui créent le savoir et ceux qui le reproduisent" (6). De ce point de vue, au milieu de la lutte implacable que se livrent tous les grands pays pour attirer les meilleurs professeurs et les meilleurs élèves - et dans laquelle d'ailleurs, avec son troisième rang, la France n'est pas si mal placée -, Harvard fait figure de laboratoire. En s'appuyant sur un réseau de managers et de dirigeants incomparable aux Etats-Unis comme dans le monde ainsi que sur des filières de recherche et de publication actives et puissantes, l'Ecole peut ainsi mener des études aussi novatrices que percutantes dans tous les grands domaines du management.

Or, l'une des spécificités majeures de l'enseignement à Harvard est qu'il est presque exclusivement basé sur les études de cas. Pour le coup, c'est une réelle marque de fabrique de l'Ecole qui a d'ailleurs si largement essaimé dans l'ensemble des grandes formations exécutives qu'elle en définit aujourd'hui le standard. Contrairement à Stanford ou Wharton où les étudiants doivent ingérer des pans entiers de savoir théorique en marketing, en finance ou en organisations dans un mélange indigeste de manuels et de cours magistraux, ici, on se plonge dans le réel avec toujours le même fil conducteur : "What would you do ?" (Et vous, que feriez-vous ?). On est, autrement dit, dans un processus à la fois individuel et collectif qui combine mise en situation, confrontation des analyses et prise de décision en situation d'information partielle - moins en raison du fait que les informations fournies seraient lacunaires que parce que l'on manque de temps pour les approfondir. Avec environ 500 pages d'études de cas à absorber chaque semaine, complétées par quelques lectures fondamentales (soit une vingtaine d'ouvrages sur 5 ou 6 mois), on travaille de fait sous une contrainte de temps très forte qui reflète les conditions réelles de la prise de décision dans les organisations. En un mot, si un certain nombre de formations sont des respirations, celle-ci ne laisse guère le temps de souffler.

Ce portrait ne serait pas pourtant complet sans un aperçu de l'intendance - une spécialité américaine. De fait, l'infrastructure administrative et logistique est impressionnante. Des conditions de résidence à la conception des salles - des amphis à échelle humaine qui forment un cercle rapproché autour du bureau central avec de larges travées dans lesquelles les professeurs-modérateurs peuvent circuler à leur aise -, des salles de restaurant aux bureaux en passant par les espaces verts et les équipements sportifs ou culturels du campus, tout est fait pour que les étudiants se soucient uniquement de ce pourquoi ils sont là : apprendre, en faisant en sorte qu'ils tiennent à la fois l'intensité et la distance. On rêve d'une telle qualité de service dans l'enseignement supérieur français, grandes écoles incluses, qui combinerait, dans une tradition américaine matinée de tradition internationale, l'attention aux personnes avec l'efficacité des process, et cela jusqu'au suivi des questions individuelles les plus pratiques.

Ce qui frappe pourtant, dans des domaines étudiés aussi différents que le leadership ou la finance, la négociation ou le marketing, la stratégie ou la mondialisation, la pauvreté ou l'éducation, c'est davantage la capacité de ce système à poser des questions qu'à apporter des réponses. On vient dans un programme exécutif à Harvard avec un certain nombre de certitudes ou, en tout cas, de repères appuyés sur des expériences qui, pour être solides, n'en sont pas moins inévitablement partiels. On en repart avec des interrogations plus qu'avec des dogmes. Non avec des "leçons" mais avec des pistes de recherche et de travail fécondes qui sont essentiellement d'application et de remise en cause. Comme le rappelait Rajiv Lal, le directeur du programme, citant Peter Drucker dans sa présentation inaugurale : "La plus courante source d'erreurs en matière de décisions managériales est l'accent mis sur la bonne réponse plutôt que sur la bonne question" (7).

Autrement dit, ici - et tout le programme est au fond conçu dans cette logique d'application et de mise en perspective -, c'est quand les choses se terminent qu'elles commencent vraiment, ne serait-ce que parce qu'il s'agit moins d'apprendre que de faire. En langage Harvard, cela s'appelle une expérience transformative.

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(1) Hajo Riesenbeck & Jesko Perrey, "Power Brands", Wiley (2007).

(2) Je ne peux m'empêcher de penser à cet égard au processus de sélection à l'oeuvre au sein des formations... au parachutisme. Lorsque j'ai fait ma P.A.C. (Préparation Accélérée à la Chute) au centre européen de Lapalisse à l'été 2002, j'ai vu en effet des gens se faire jour après jour exclure de la formation. C'était en particulier le cas lorsque, même après un coaching personnalisé et intensif (les premiers sauts sont accompagnés dans la phase de chute libre, puis guidés par radio depuis le sol avant d'être ensuite soigneusement debriefés par video), les participants perdaient totalement la maîtrise des événements en l'air (je me souviens notamment d'un pilote d'hélicoptère qatari qui, trop raide, ne parvenait pas à s'ancrer en l'air et tournait du coup sur lui-même comme une hélice). Sur un total de 8 personnes au départ, trois avaient quitté le groupe après les trois premiers jours.

Je ne mentionne naturellement cette expérience qu'à titre personnel. Je veux dire par là que toute idée de soumettre des cadres d'entreprise à ce type de programme sur une base professionnelle et non volontaire comme cela a pu être le cas notamment dans les années 80 me semble, pour être clair, aussi stupide que dangereuse. Ce qui me semble intéressant en revanche, en faisant le parallèle avec la formation dispensée par l'Ecole, c'est l'opportunité que la participation à un tel programme donne à la fois d'explorer les possibles, de mieux connaître ses limites et de s'investir dans un certain nombre de progrès à réaliser. Il va sans dire que tout cela, qui est dans les deux cas très collectif, ne va pas non plus sans quelques grands moments de solitude.

(3) Il s'agit ici de l'Université. La Business School n'a été fondée qu'en 1908. Il est cependant clair que, bien qu'elle intervienne dans un domaine de compétence distinct, la Harvard University Graduate School of Business Administration pour reprendre sa dénomination officielle, à la fois s'ancre dans cette tradition et contribue à son rayonnement (pour plus d'informations à ce sujet, voir les articles correspondants de Wikipédia aussi clairs que complets).

(4) Arie De Geus, "The Living Company - Habits for Survival in a turbulent Business Environment", Harvard Business School Press (1997).

(5) "La bataille de la matière grise est engagée", Le Monde, 8 mars 2011.

(6) Ibid.

(7) Peter Drucker, "The Practice of Management" (1954)

25/11/2010

Management et créativité : avantage aux expatriés (il faut souffrir pour être bon)

C'est bien connu : les voyages forment la jeunesse... mais ce n'est pas tout, nous disent trois chercheurs en management (Maddux à l'INSEAD, Galinsky à Kellogg et Tadmor à l'Université de Tel Aviv) : ils font aussi de meilleurs managers, plus créatifs et plus entreprenants. Cet enseignement résulte d'une série de tests pratiqués auprès d'échantillons d'étudiants et de managers, y compris des professionnels en formation, associant des personnes ayant toujours évolué dans le même environnement culturel et des gens ayant au contraire vécu (et non seulement voyagé) à l'étranger.

Le test dit "de la bougie" par exemple qui oblige à voir et à utiliser autrement un des objets proposés pour fixer une bougie sur un mur de carton a montré un écart d'environ 20 % de bonnes réponses (60 contre 42) en faveur de ceux qui ont vécu à l'étranger. Un autre test appelé le "Remote Associates Task" met les participants en présence de listes de mots qu'il faut relier par un chaînon manquant. Par exemple, les mots "manières", "rond" et "tennis" doivent suggérer le concept de "table" qu'ils ont en commun. Là encore, un avantage net est obtenu par les étudiants ayant vécu à l'étranger.

Fait intéressant, cet écart se révèle plus prononcé encore lorsque les expatriés ont su s'extirper localement des communautés d'expatriés pour mieux aller à la rencontre des gens du pays et faire l'effort de s'adapter réellement à la culture du pays d'accueil. Un élément assez évident mais important à rappeler tant la tentation de reproduire son milieu ou de retrouver des membres de sa communauté d'origine se révèle souvent forte pour l'expatrié perdu au milieu d'un environnement parfois profondément nouveau, avec ce que cela implique de remise en cause. C'est spécialement le cas dans des expatriations "hors cadre", qui se font par exemple en dehors d'une mutation d'un siège vers une filiale au sein d'un même groupe (il faut d'ailleurs avoir connu les deux types de situations pour se faire une idée très concrète de ce qui les sépare radicalement).

Une étude complémentaire portant sur des managers d'origine israëlienne travaillant dans la Silicon Valley a également montré que les expatriés ayant séjourné suffisamment longtemps à l'étranger pour s'approcher d'une identité biculturelle étaient également mieux reconnus en termes de réputation professionnelle et étaient aussi promus plus rapidement que ceux s'inscrivant dans un contexte exclusivement monoculturel. Pourquoi ? Et bien, ces individus montrent une plus grande capacité à intégrer et à synthétiser des perspectives multiples. Cette aptitude particulière se traduit en général par un meilleur niveau de performance ainsi que par une plus grande capacité à proposer de nouveaux produits ou services.

Bref, plus l'on se confronte personnellement et concrètement à des cultures étrangères, plus l'on devient créatif, entreprenant, capable au fond de faire travailler efficacement les gens ensemble et de produire de "l'intelligence collective" selon l'expression qui revenait récemment avec force dans la bouche de participants aux "Danone Communities" qui réunissent des participants bénévoles mobilisés sur la cause du social business. Une autre façon en somme de valider ce que l'on sait déjà depuis longtemps : on ne se développe réellement qu'en sortant de sa zone de confort. Autrement dit : il faut souffrir pour être bon.

15/05/2007

La puissance ou la grandeur ? Une perspective franco-américaine sur le changement

Dans son entreprise de déchiffrage en miroir des deux cultures et, plus encore, dans sa tentative de poser les bases d'une cohabitation fructueuse entre elles, Pascal Baudry esquisse une liste des points forts respectifs des cultures américaine et française - ce qui constituerait en quelque sorte leur "génie culturel" propre.

Côté américain, quels seraient ces points forts ?

Des objectifs peu dispersés et d'une grande constance, une orientation vers le futur et l'action, un intérêt marqué pour l'innovation considéré comme un process qui peut être managé, un optimisme foncier, une croyance dans les capacités de l'individu et une grande sûreté en soi ("a can-do attitude"), la capacité d'identifier et de nommer ce qui ne va pas sans tourner à l'attaque personnelle et de faire des changements abrupts s'il le faut, l'habitude de voir grand et de mettre le paquet sans aucune énergie perdue en lamentations stériles, une glorification du travail et une grande attention portée à la tâche, des relations non féodales, la recherche préférentielle du "win-win", la préférence donnée au dynamique sur le statique, un contraste fort entre récompense et punition, un système juridique fait pour fonctionner et constant, des valeurs claires et explicites, un accent mis sur "l'accountability", une idéologie qui pousse à l'effort, et un sens développé de l'intérêt national.

Et côté français, quels seraient ces atouts culturels ?

Une culture riche en contexte, la variété, le sens critique, la finesse, l'art de vivre, l'esthétique, la dimension historique, le sens des racines, la grandeur passée, la fidélité, la dimension affective, le capital intellectuel, la tradition scientifique, la créativité, le système D, une certaine forme d'adaptabilité, l'héroïsme, le sens de l'honneur, sa situation géographique, l'appartenance à l'Europe, sa diversité ethnique et culturelle, l'ouverture sur la francophonie, la réussite de certaines entreprises.

Et l'auteur d'appeler de ses voeux "un sursaut collectif surprenant, une vraie refondation, qui puiserait non pas sur la capacité révolutionnaire destructrice mais sur cette énorme affectivité, celle qui saisit le pays au soir de l'importante et symbolique victoire en Coupe du Monde de footbal, mais en allant au-delà de l'événementiel et de l'éphémère. Quand je vois, ajoute-t-il, le génie culturel à l'oeuvre chez un Aimé Jacquet - sens du don et dépassement de soi, astuce, opiniâtreté, "niaque", confiance dans son intuition qui n'empêche pas le professionnalisme, sens de l'équipe, humilité, autorité, coeur, résistance à l'adversité (...), je suis fier d'être né français".

En réfléchissant plus avant au blocage français, Baudry, qui est à la fois manager et psychothérapeute, réintroduit dans cette approche une perspective freudienne, d'ailleurs lancinante ces derniers temps parmi les analyses de la campagne présidentielle (voir par exemple les points de vue récents et opposés d'Alain Touraine et Laurent Cohen-Tanugi autour de ce sujet dans le Monde du 2/03).

Pour lui, dans le prolongement d'un mode d'éducation déjà évoqué ici (voir la note "De quelques différences entre Français et Américains"), la société française serait victime de son maternage, d'un glissement net ces dernières années des figures paternelles vers des représentations plus maternelles (il s'agit bien ici de postures psychologiques, et non d'individus particuliers). Conséquence : la priorité donnée à l'écoute sur l'action, et la difficulté à assumer un rôle d'autorité ou, disons plutôt, de direction tant le père dans l'inconscient collectif français ne saurait être que tyrannique ou absent. Exception notable de ces dernières années selon l'auteur : Sarkozy qui, place Beauvau, s'est "réellement pris" pour le ministre de l'Intérieur et a commencé à appliquer la loi, et à le dire - et l'on a vu alors, pour prendre un exemple relativement incontesté, les automobilistes, certes d'abord en rechignant, finir par rentrer dans le rang.

Aux Etats-Unis, où le sevrage social est plus précoce et où l'exploration de la réalité extérieure par l'enfant se fait aussi de façon plus positive et responsabilisante (au rebours d'une éducation maternelle française souvent surprotectrice), ce sont au contraire les figures paternelles qui prévalent - les plus maternels se voyant qualifiés de "wimps" (poules mouillées). "Issus de l'acte courageux de leurs pères fondateurs, constate notre analyste, les Américains souhaitent un leadership politique fort, tant en entreprise que dans le monde politique, et ils adulent leurs dirigeants".

Finalement, dans un système français qui à défaut d'avoir changé déjà, se transforme peu à peu, le véritable affrontement à venir aurait moins lieu entre la gauche et la droite qu'entre les partisans du statu quo et ceux qui oeuvreront pour que le pays en sorte. Ce qui, au passage, est d'ailleurs aujourd'hui le positionnement politique de Bayrou, qui légitime l'analyse qu'avait déjà faite Olivier Duhamel il y a une quinzaine d'années, au moment du référendum sur Maastricht, en notant que la recomposition politique française se construirait sur la question européenne en tant que question politique moderne.

Et si les femmes ont un rôle le à y jouer, ce serait alors moins sur un mode maternel, à la manière des mères sévères que furent Edith Cresson ou Martine Aubry ("des dirigeantes de première génération qui sont temporairement acceptables pour les hommes car elles les rassurent en ayant l'air comme eux, et les infantisent en même temps"), que proprement féminin, dans une voie qui éviterait le double écueil de la réforme à la hussarde et de la frilosité impuissante - mieux à même, peut-être, de porter à la fois une vision de l'avenir et l'exigence de l'effort qui permet de la construire.

21/04/2007

De quelques différences entre Français et Américains (Le Gaulois, le Shérif et leurs mamans)

A l'origine des différences entre Français et Américains, nous dit Pascal Baudry, il y a une relation de nature très différente entre la mère et l'enfant. "Go, have fun !". La mère américaine encourage tôt sa progéniture à faire son apprentissage, à explorer le monde avec confiance. Dans une situation similaire, une maman française multipliera au contraire les mises en garde préalables : "Fais attention à ci, ne fais pas ça, ne t'éloigne pas trop", etc. Et les complaintes de suivre au premier pépin : "Je te l'avais bien dit", "Tu n'écoutes pas !", "Ah, tu es bien comme ton père, tiens !".

Dans le premier cas, un sevrage social précoce, dans lequel le droit à l'erreur existe - l'erreur y est même considérée comme une opportunité d'apprentissage - dans un système où l'être est d'ailleurs étroitement associé au faire (le "You can do it !" est un quasi "You must do it !"). Du coup, la question qui travaillera par la suite l'enfant américain, tôt constitué en individu autonome, est : "Suis-je réellement aimé ?". Et la nation américaine aussi bien qui, de façon tout à fait singulière dans le concert des nations, se demande régulièrement si elle est estimée des autres nations. Ou plutôt, ces temps-ci, pourquoi elle n'en est guère aimée... Comme le souligne Stanley Hoffmann, professeur à Harvard : "La déception est inévitable, la gratitude n'entrant pas dans le registre des sentiments caractéristiques du comportement des Etats".

Souvent freîné dans son élan, materné à l'excès, surprotégé, mais sûr d'être aimé, l'enfant français sera de son côté travaillé par une question de nature différente : "Suis-je vraiment capable d'être indépendant ?", oscillant en permanence entre le confort du maternage et la propension à la révolte. Voyez de même, à l'échelle de la nation, le gaullisme ou, aussi bien, le non-respect du code de la route et la fraude fiscale... Du coup, l'adolescence du jeune Américain, déjà sevré, sera généralement plus calme que pour son alter et go français, qui profitera de cette transition pour se dépêtrer comme il le pourra, souvent sur le mode de la rébellion, des attachements excessifs dont il a hérité.

Même extrapolation possible au niveau des institutions. En France, dans le prolongement d'un système affectif marqué par l'association d'une mère trop possessive et d'un père trop autoritaire, on se défie et l'on cherche à se protéger de la loi, d'ailleurs omniprésente. Aux Etats-Unis en revanche, dans la perspective bien connue de l'éthique protestante, les institutions et le système d'équilibres ("checks and balances") dans lequel elles s'inscrivent, sont perçues avec confiance, comme un prolongement naturel d'un couple parental équilibré avec lequel les règles du jeu sont explicites (et non arbitraires ou variables), au service du bien collectif, protégeant l'individu contre les abus de pouvoir.

L'individuation précoce de l'enfant américain s'accompagne en effet de règles plus explicites, qui favorisent une appréhension claire de l'environnement et des règles du jeu qui le structurent. Si l'acte de nommer fonde l'identité dans une relation avec l'autre appréhendée à travers une séparation claire, alors le maintien d'une relation fusionnelle avec la mère propre à la culture française, entretiendra à l'inverse une approche plus implicite de l'environnement, et plus brouillée des règles du jeu. On y apprend alors très tôt, non à respecter la règle, mais à s'en accommoder, à négocier, voire à tricher chaque fois que possible dans un consensus social qui l'admet volontiers, voire l'encourage.

D'où encore une différence radicale dans l'approche des faits. Pour l'Américain, comprendre consiste à séparer clairement les éléments ; pour un Français, comprendre - et, pour une bonne part aussi, manager - consiste à relier en s'attachant aux situations et aux interactions entre les personnes et les groupes. Cela crée un contexte de nature clanique dans lequel tout changement dérange l'ordonnancement de liens déjà installés, et toute innovation représente une menace potentielle - le clan renvoyant aux attachements du passé et à la tradition dans une optique de stabilisation. Aux Etats-Unis, on gère des individus ; en France, on dirige des groupes - du moins, on essaie.

"Les Américains, diagnostique Aubry, ont fait de leur révolution un acte transformationnel ; les Français en ont fait une révolte sanglante, mais débouchant sur une perpétuelle répétition névrotique, constamment tiraillés qu'ils sont entre l'appartenance et la rupture". D'un côté, la clarté de l'équité, évaluée à l'aune de l'action des individus ; de l'autre, le syndrôme de l'égalité, collective et clanique, moins différenciante et responsabilisante.

Le terme "accountable" (comptable de ses actions), dont l'équivalent n'existe pas en français, traduit d'ailleurs bien la difficulté, dans notre culture, à évaluer l'individu à l'aune de ses actions propres, et non d'une quelconque responsabilité de groupe. Il est possible et aisé d'identifier la part propre de l'individu à un process collectif dans une culture clairement individualisée, privilégiant le faire, et attentive aux tâches. Cela est rendu passablement plus compliqué, en revanche, dans une culture éminemment relationnelle, dans laquelle on parvient mal à distinguer l'action de la personne.

Dans ce contexte, comme la reconnaissance, positive ou négative, touche la personne dans son ensemble au lieu de se concentrer sur des actions distinctes et spécifiques, le système préfère le ventre mou de la non-reconnaissance - poussant ainsi les individus à compenser dans la chaleur du clan (syndicats et corporations diverses) cette tiédeur peu engageante des relations hiérarchiques.

Cette culture, fondamentalement bipolaire, du clan trouverait également son origine dans une contradiction historique majeure. La France serait ainsi caractérisée par une oscillation permanente entre la cacophonie gauloise et l'ordonnancement romain (Villon vs Descartes), entre plus de loi et plus de désobéissance, plus de règlement et plus de laxisme. Quel que soit le sujet, le pays se divise - et le clivage droite-gauche n'est certes pas l'une des moindres de ces coupures. Le Français serait ainsi "un être groupal qui se soucie d'autrui, soit par confort d'appartenance ou de suivisme, soit pour se distinguer des autres en se rassurant ainsi sur sa propre individualité".

De même, ajoute notre psychothérapeute, "pour rester bien au chaud et ne pas se confronter à l'inconnu, le Français normal rechignera à aller voir chez les autres comment ils font". On aura précisément bien des occasions ici de revenir sur cet ouvrage remarquable ("French and Americans - The Other Shore"), qui ouvre de très riches perspectives à ceux qui se passionnent pour la compréhension en profondeur des systèmes culturels et les problématiques du changement.

15/04/2007

Stratégie, une vision chinoise

Qu'est-ce que l'efficacité ? Ou plutôt en quoi la stratégie et l'efficacité diffèrent-elles selon qu'on les aborde en Occident ou en Chine ? s'interroge François Jullien dans son Traîté de l'efficacité.

Héritière de la pensée grecque, l'Europe pense l'efficacité à partir d'un modèle idéal, modèle (la théorie) qu'il faut ensuite transposer dans la réalité (la pratique) - quitte à forcer un peu. L'efficacité est donc associée à l'entendement - pour concevoir le meilleur -, et à la volonté - pour mettre en oeuvre ce plan idéal.

Un substrat conceptuel qui s'est d'ailleurs construit en écartant une autre notion, pourtant présente dans la Grèce archaïque (que l'on pense aux aventures d'Ulysse): le flair, l'intelligence rusée - beaucoup plus proches de la pensée chinoise - et dont l'oubli a conduit la pensée européenne à négliger deux notions liées : la fortune, le destin d'un côté, et le coup de génie de l'autre, cette aptitude à trouver et à mettre en oeuvre une solution qui n'avait pas été initialement prévue.

D'ailleurs, comme le souligne Clausewitz à propos de la guerre, cette projection théorique ne se passe jamais comme on l'avait prévu. Qu'est-ce que la guerre, dit Clausewitz, si ce n'est "ce qui dévie toujours", en raison de circonstances que l'on n'avait précisément pas imaginées, et qui finissent par faire échouer la projection initiale. C'est Napoléeon utilisant, au dernier moment, l'arrivée du brouillard sur Austerlitz pour déjouer le plan de bataille adverse et triompher des Autrichiens.

A l'inverse de cette conception, les Chinois pensent l'efficacité, non pas comme la mise en oeuvre d'un plan de départ idéal, mais comme la capacité à se mettre en phase avec la situation et à en déceler les facteurs porteurs pour en tirer le meilleur parti. Il y aurait une cohérence de cette manière d'agir, non dans dans la capacité à modéliser, mais dans l'aptitude à exploiter les circonstances, à trouver la pente par laquelle la situation va pouvoir le mieux se déployer et, si possible, sans se dépenser, sans se risquer, sans entraîner de résistance.

Du coup, les armées valeureuses ne sont pas courageuses en elles-mêmes, mais en vertu de la situation. Engagées loin en territoire ennemi, elles seront acculées au courage du fait non de leur vertu propre, mais de la situation, ce que traduit l'expression chinoise : "faire monter haut et enlever l'échelle"... Le bon général, ce n'est pas celui qui démontre une capacité spectaculaire et héroïque à triompher du réel, mais celui qui, au contraire, use, discrètement, des facteurs favorables. A la limite, une bonne bataille, c'est celle qui est gagnée avant même que d'avoir été engagée, dans une logique qui relèverait ainsi davantage de l'efficience que de l'efficacité.

L'efficacité stratégique n'est pas pensée en Chine à travers le rapport moyens-fins, mais à partir des notions de conditions et de conséquences. Il faut créer les conditions de l'efficacité plus que la rechercher en elle-même : par exemple, désunir l'ennemi qui arrive uni, l'affamer s'il est rassasié, l'épuiser s'il est reposé. Fondamentalement, on s'y adapte à la situation. Voyez le juste dosage de l'ouverture du pays au contrôle sanitaire extérieur par les autorités chinoises face à l'inquiétude grandissante que suscita, au sein de la communauté internationale, la crise de la grippe aviaire.

De fait, du point de vue de la Chine, il faudrait que les traités de stratégie commencent ainsi, non par des plans de bataille, mais par des évaluations du potentiel des situations, des grilles de rapports de forces, et que l'action, la plupart du temps limitée et locale, le cède à un processus de transformation continu et plus global, capable de saisir au mieux, dans la durée, les opportunités sous-jacentes.

Mieux encore : pour être efficace dit Lao-Tseu, il faut aussi parfois "oser ne pas agir"... lorsque les circonstances ne sont pas porteuses. Il faut savoir, nous dit la pensée chinoise, trouver "la saison de son agir" dans une culture qui n'est pas hantée par le temps - cette obsession métaphysique du début et de la fin qui fait le tragique de notre existence -, mais qui s'ancre au contraire dans une expérience de la transition, de la transformation continue.

C'est en vertu de sa plus grande extériorité possible par rapport à l'Occident que Jullien choisit la Chine. C'est que les approches interculturelles valent au moins autant par ce qu'elles nous disent des autres que par le miroir extérieur qu'elles nous renvoient de notre propre culture.