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15/04/2007

Stratégie, une vision chinoise

Qu'est-ce que l'efficacité ? Ou plutôt en quoi la stratégie et l'efficacité diffèrent-elles selon qu'on les aborde en Occident ou en Chine ? s'interroge François Jullien dans son Traîté de l'efficacité.

Héritière de la pensée grecque, l'Europe pense l'efficacité à partir d'un modèle idéal, modèle (la théorie) qu'il faut ensuite transposer dans la réalité (la pratique) - quitte à forcer un peu. L'efficacité est donc associée à l'entendement - pour concevoir le meilleur -, et à la volonté - pour mettre en oeuvre ce plan idéal.

Un substrat conceptuel qui s'est d'ailleurs construit en écartant une autre notion, pourtant présente dans la Grèce archaïque (que l'on pense aux aventures d'Ulysse): le flair, l'intelligence rusée - beaucoup plus proches de la pensée chinoise - et dont l'oubli a conduit la pensée européenne à négliger deux notions liées : la fortune, le destin d'un côté, et le coup de génie de l'autre, cette aptitude à trouver et à mettre en oeuvre une solution qui n'avait pas été initialement prévue.

D'ailleurs, comme le souligne Clausewitz à propos de la guerre, cette projection théorique ne se passe jamais comme on l'avait prévu. Qu'est-ce que la guerre, dit Clausewitz, si ce n'est "ce qui dévie toujours", en raison de circonstances que l'on n'avait précisément pas imaginées, et qui finissent par faire échouer la projection initiale. C'est Napoléeon utilisant, au dernier moment, l'arrivée du brouillard sur Austerlitz pour déjouer le plan de bataille adverse et triompher des Autrichiens.

A l'inverse de cette conception, les Chinois pensent l'efficacité, non pas comme la mise en oeuvre d'un plan de départ idéal, mais comme la capacité à se mettre en phase avec la situation et à en déceler les facteurs porteurs pour en tirer le meilleur parti. Il y aurait une cohérence de cette manière d'agir, non dans dans la capacité à modéliser, mais dans l'aptitude à exploiter les circonstances, à trouver la pente par laquelle la situation va pouvoir le mieux se déployer et, si possible, sans se dépenser, sans se risquer, sans entraîner de résistance.

Du coup, les armées valeureuses ne sont pas courageuses en elles-mêmes, mais en vertu de la situation. Engagées loin en territoire ennemi, elles seront acculées au courage du fait non de leur vertu propre, mais de la situation, ce que traduit l'expression chinoise : "faire monter haut et enlever l'échelle"... Le bon général, ce n'est pas celui qui démontre une capacité spectaculaire et héroïque à triompher du réel, mais celui qui, au contraire, use, discrètement, des facteurs favorables. A la limite, une bonne bataille, c'est celle qui est gagnée avant même que d'avoir été engagée, dans une logique qui relèverait ainsi davantage de l'efficience que de l'efficacité.

L'efficacité stratégique n'est pas pensée en Chine à travers le rapport moyens-fins, mais à partir des notions de conditions et de conséquences. Il faut créer les conditions de l'efficacité plus que la rechercher en elle-même : par exemple, désunir l'ennemi qui arrive uni, l'affamer s'il est rassasié, l'épuiser s'il est reposé. Fondamentalement, on s'y adapte à la situation. Voyez le juste dosage de l'ouverture du pays au contrôle sanitaire extérieur par les autorités chinoises face à l'inquiétude grandissante que suscita, au sein de la communauté internationale, la crise de la grippe aviaire.

De fait, du point de vue de la Chine, il faudrait que les traités de stratégie commencent ainsi, non par des plans de bataille, mais par des évaluations du potentiel des situations, des grilles de rapports de forces, et que l'action, la plupart du temps limitée et locale, le cède à un processus de transformation continu et plus global, capable de saisir au mieux, dans la durée, les opportunités sous-jacentes.

Mieux encore : pour être efficace dit Lao-Tseu, il faut aussi parfois "oser ne pas agir"... lorsque les circonstances ne sont pas porteuses. Il faut savoir, nous dit la pensée chinoise, trouver "la saison de son agir" dans une culture qui n'est pas hantée par le temps - cette obsession métaphysique du début et de la fin qui fait le tragique de notre existence -, mais qui s'ancre au contraire dans une expérience de la transition, de la transformation continue.

C'est en vertu de sa plus grande extériorité possible par rapport à l'Occident que Jullien choisit la Chine. C'est que les approches interculturelles valent au moins autant par ce qu'elles nous disent des autres que par le miroir extérieur qu'elles nous renvoient de notre propre culture.