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28/02/2011

Dircom, un métier qui se transforme (9) Capter (l'héritage et le creuset)

Après les deux premières caractéristiques fondamentales du métier - la passion et la relation -, on entre avec la troisième, la transformation, dans le vif du sujet. Il s'agit cette fois de capter, de structurer et d'animer.

Le dircom fait un métier à la fois étrange, contesté et fragile. Etrange ? Demandez donc à des gens qui ne sont pas de la partie de vous dire en quoi consiste cette fonction ; la plupart du temps, ils vous poseront d'ailleurs la question d'eux-mêmes. Ce métier est aussi contesté en particulier lorsqu'il est assimilé à une mise en scène, mi-vaine mi-trompeuse, qui aurait au fond davantage pour fonction de faire écran que de contribuer à la transparence. De ce point de vue, les communicants ont généralement aussi mauvaise presse chez les journalistes - c'est le syndrome de l'écran et de la manipulation - que les journalistes sont souvent mal perçus par le corps social de l'entreprise - c'est le syndrome du scoop, du raccourci ou de la déformation que l'on oppose à des réalités techniques et économiques plus complexes qui requièrent une profondeur que l'on estime souvent difficilement compatible avec le format et le tempo des médias. C'est là un point important sur lequel on reviendra.

Mais ce n'est pas tout : le directeur de la communication fait aussi un métier fragile parce que la source de sa légitimité est plus complexe que pour les autres fonctions. Dire que sa justification fondamentale est de servir le projet de l'organisation qui l'emploie et qu'il en rend donc compte essentiellement à un président et à une direction générale est à la fois évident et insuffisant. Car ce travail, il ne peut le faire correctement que s'il est solidement ancré dans le corps social de l'entreprise, capable de développer avec intégrité des réseaux divers et vivants à travers lesquels il peut faire passer des messages dans les deux sens.

En forçant un peu le trait, dans la mesure où il est à la fois un homme du siège et un homme de terrain, où il représente simultanément la direction générale et l'opinion interne, on peut dire qu'il est à la fois stratège et syndicaliste. D'ailleurs, l'une des méthodes les plus efficaces de conduite du changement s'inspire en partie du savoir-faire des organisations syndicales en termes de maîtrise du terrain et de canalisation de l'opinion. Bref, le voilà dans une position relativement inconfortable, suspecté par chaque partie de n'être que le porte-voix de l'autre et condamné à convaincre que sa légitimité profonde ne vient en réalité ni d'un bord ni de l'autre, mais de sa capacité à faire le lien, qu'elle n'est pas d'abord une question d'allégeance personnelle mais de contribution à l'intelligence collective.

Une source supplémentaire de complexité vient alors de ce qu'il a à la fois un pied dedans et un pied en dehors de l'entreprise. Source de complexité ? Sans aucun doute : si l'on admet que la frontière entre l'interne et l'externe a vécu, alors cette dichotomie commode mais de moins en moins opératoire le cède à l'approche plus complexe d'un écosystème incluant des acteurs clés, qu'ils soient internes ou externes, et dont il faut tâcher de rendre les intérêts convergents ou, à tout le moins, compatibles. C'est dire que cette complexité est en même temps une source de fragilité, en particulier dans les entreprises dont la culture forte s'est en partie construite contre cet environnement.

Jeune dircom, j'ai fait l'expérience de la difficulté de faire valoir en profondeur le point de vue d'un adversaire au coeur-même de la direction générale, démarche dont l'objectif était de donner à voir différemment un acteur que des mois de conflit avaient naturellement fini par caricaturer (inutile de dire que j'ai passé davantage de temps à faire l'inverse en passant des heures, nuits incluses, à faire comprendre le point de vue de l'entreprise à des décideurs qui avaient fini par cesser de dialoguer avec elle et par la mettre dans une situation de quasi quarantaine).

Avec le recul, je ne sais pas si je referais la même chose ; probablement pas en tout cas de la même manière. Pour dire les choses autrement, il y avait une certaine audace à partager assez largement ces réflexions non seulement avec la direction générale mais aussi avec l'encadrement qui, dans une culture fermée et en situation de crise aiguë, aurait pu me coûter mon job. Il s'agissait pour moi en réalité de raisonner moins en termes d'audace que de partage, de provocation que de décryptage. C'est ce qui fait la différence entre un comportement partisan et une démarche engagée et qui a sans doute permis à cette démarche d'être non seulement acceptée mais aussi intégrée.

A un autre niveau, je crois qu'il y avait aussi le pari de montrer que la communication, dont la nécessité était a priori challengée par une partie de la direction locale, pouvait être autre chose qu'une vulgate commode mais sans grande portée, c'est-à-dire un outil de compréhension, de relation et de transformation au service du management et de l'entreprise dans son ensemble selon une trilogie qui, de fait, continue encore de marquer en profondeur ma vision du métier.

C'est dire que la faiblesse liée au double ancrage du dircom, à la fois dans l'entreprise et hors de ses murs, est en réalité une force. De l'agent double, il a la mobilité sans la duplicité. Ce qui définit alors son statut, c'est en effet moins le confort d'une position qu'une capacité de mouvement - physique, intellectuel, psychologique - qui lui permet, osons le rapprochement, sur un mode quasi baudelairien de comprendre la diversité des rôles et, fondamentalement, d'être à l'affût de ce qui émerge, de capter les tendances en développement, à l'intérieur de l'entreprise en termes de compréhension des besoins du corps social, mais aussi à l'extérieur en termes de points d'appui, de ce que François Jullien appelle la compréhension du "potentiel de la situation" et qui inclut en particulier le repérage des "facteurs porteurs" - bref, de mettre en place les éléments d'un creuset.

La difficulté est qu'il faut alors convaincre d'avancer en évitant un double écueil : renier ce qui a été fait par le passé et plaquer ce qui a marché ailleurs - attitude qui est, par définition, difficilement acceptable par les équipes, sauf peut-être dans le cas où la direction prise précédemment a mené l'entreprise à la catastrophe - et encore. Et c'est précisément l'intérêt de partir du terrain pour asseoir la légitimité, c'est-à-dire la spécificité, de la démarche. Capter en ce sens, c'est toujours un peu adapter. Peter Druker dit qu'en matière de management, 90 % des actions peuvent se décliner à peu près partout sans difficulté majeure et que seuls 10 % de l'approche doivent être spécifiques. Je crois que c'est juste à condition de bien comprendre que ces 10 % ont une portée qualitative décisive, en particulier dans les environnements les plus réticents au changement.

L'ensemble des moteurs du métier : la passion de s'engager et la capacité à développer des réseaux, peut alors tourner à plein régime au service de la transformation de l'entreprise. Tout cela n'irait pourtant pas loin si cette aventure collective ne s'adossait pas à une méthode solide pour canaliser la dynamique, structurer la démarche et concrétiser le projet.

25/07/2008

Au pas de charge (le scénario stratégique et la modulation de la vitesse)

Au pas de charge. Cette affaire a commencé au pas de charge et, depuis plus de deux mois maintenant que je suis à bord, je ne m'en rends compte que ce midi, après toute une série de réunions productives ce matin qui lancent la nouvelle stratégie de communication de l'Institut, ou plutôt le passage de la stratégie à l'action. Pour le coup, je m'autorise à l'heure du déjeuner un décrochage d'une bonne heure et demie en remontant plus à l'Ouest, vers Queen Street, entre le Trinity-Bellwoods Park et la boulangerie française. J'ai l'impression, psychologiquement vraie, mais pratiquement exagérée, que c'est la première fois, au cours de ces deux mois, que je décroche un peu mentalement de cette focalisation.

Trop souvent en France, ce passage à l'action est à la fois méprisé et sous-estimé. François Jullien l'a montré en soulignant l'opposition entre le modèle européen et le modèle chinois. D'un côté, on pense d'abord et l'exécution, perçue comme une simple application mécanique dénuée de valeur ajoutée propre, devrait aller de soi ; de l'autre, un système dans lequel la définition de la stratégie apparaît, par contraste, minimaliste et n'est que le point de départ d'une action immergée dans le réel et attentive à ses facteurs porteurs, bref, une action qui ne serait pas une mécanique mais une modulation, et une modulation en harmonie constante avec son environnement. Je sais gré, de ce point de vue, à un des dirigeants australiens de notre industrie, d'avoir très tôt mis l'accent dans le processus stratégique, lourd et itératif par nature, sur cette exigence de pragmatisme.

Tout cela, la mise sur pied d'un premier plan de communication complémentaire pour 2008 puis, dans la foulée, l'élaboration du plan pour 2009 auquel nous travaillons cet été, a donc été très vite. C'est pourtant moins d'une vitesse absolue qu'il s'agit que d'un partage, d'une modulation des vitesses requises. Il y a la montée en puissance cadencée de l'élaboration, la vitesse plus lente de l'intégration des équipes dans ce nouveau projet qui doit alors passer du statut de plan préconçu à celui de scénario dont l'histoire est à écrire ensemble ; puis il y a encore, au-delà du temps intense de la crise, toujours envisageable par nature, le temps, non seulement de plus grande amplitude mais aussi plus ponctuel et concentré, de la liberté qu'il faut prendre, fût-ce au beau milieu de la bataille, pour s'assurer de la justesse de notre façon d'agir et de penser, en corrigeant au besoin chemin faisant les écarts et les erreurs.

Partager les vitesses et user des ressources que crée l'usage de vitesses différentes selon l'environnement dans lequel on agit. Cette aproche est possible dans une pratique culturelle de type française qui conserve toujours, me semble-t-il, une forme de distance critique, distance qui a vocation non pas à stériliser l'action, mais à la mettre en perspective, à lui tendre le miroir de son exécution. Il me semble à cet égard que l'Amérique du Nord - dont les boîtes de vitesses sont d'ailleurs toutes automatiques - méconnaît la subtile nécessité de ces réglages, notamment dans sa version américaine. On y va ou on y va pas ; l'entre-deux, ou plutôt l'association simultanée de dynamiques différentes, n'existe pas dans une telle aproche. C'est pourtant elle qui, outre qu'elle rend possible différents types d'action, permet aussi de corriger le mouvement en cours de route. C'est sa plasticité, sa force propre qui lui confère peut-être moins de puissance immédiate, mais plus de profondeur et de potentialités dans la durée.

Si, comme le dit Paul Virilio, la démocratie est un partage de la vitesse, le management ferait ainsi apparaître la nécessité d'un mariage des vitesses. Méconnaître cette dimension, c'est prendre le risque de passer à côté de points essentiels. C'est surtout se priver d'une grande partie du plaisir intellectuel et humain qu'il y a à emmener des aventures collectives, dont seuls les consultants en stratégie pensent qu'elle se réduisent in fine à l'adéquation et, pour ainsi dire, à l'absorption du réel par le Plan. Les consultants que nous avons embauchés pour aider à la mise en place de ce nouveau scénario ont joué un rôle très utile. Il est à présent temps qu'ils nous quittent : c'est le signe des missions réussies.

15/04/2007

Stratégie, une vision chinoise

Qu'est-ce que l'efficacité ? Ou plutôt en quoi la stratégie et l'efficacité diffèrent-elles selon qu'on les aborde en Occident ou en Chine ? s'interroge François Jullien dans son Traîté de l'efficacité.

Héritière de la pensée grecque, l'Europe pense l'efficacité à partir d'un modèle idéal, modèle (la théorie) qu'il faut ensuite transposer dans la réalité (la pratique) - quitte à forcer un peu. L'efficacité est donc associée à l'entendement - pour concevoir le meilleur -, et à la volonté - pour mettre en oeuvre ce plan idéal.

Un substrat conceptuel qui s'est d'ailleurs construit en écartant une autre notion, pourtant présente dans la Grèce archaïque (que l'on pense aux aventures d'Ulysse): le flair, l'intelligence rusée - beaucoup plus proches de la pensée chinoise - et dont l'oubli a conduit la pensée européenne à négliger deux notions liées : la fortune, le destin d'un côté, et le coup de génie de l'autre, cette aptitude à trouver et à mettre en oeuvre une solution qui n'avait pas été initialement prévue.

D'ailleurs, comme le souligne Clausewitz à propos de la guerre, cette projection théorique ne se passe jamais comme on l'avait prévu. Qu'est-ce que la guerre, dit Clausewitz, si ce n'est "ce qui dévie toujours", en raison de circonstances que l'on n'avait précisément pas imaginées, et qui finissent par faire échouer la projection initiale. C'est Napoléeon utilisant, au dernier moment, l'arrivée du brouillard sur Austerlitz pour déjouer le plan de bataille adverse et triompher des Autrichiens.

A l'inverse de cette conception, les Chinois pensent l'efficacité, non pas comme la mise en oeuvre d'un plan de départ idéal, mais comme la capacité à se mettre en phase avec la situation et à en déceler les facteurs porteurs pour en tirer le meilleur parti. Il y aurait une cohérence de cette manière d'agir, non dans dans la capacité à modéliser, mais dans l'aptitude à exploiter les circonstances, à trouver la pente par laquelle la situation va pouvoir le mieux se déployer et, si possible, sans se dépenser, sans se risquer, sans entraîner de résistance.

Du coup, les armées valeureuses ne sont pas courageuses en elles-mêmes, mais en vertu de la situation. Engagées loin en territoire ennemi, elles seront acculées au courage du fait non de leur vertu propre, mais de la situation, ce que traduit l'expression chinoise : "faire monter haut et enlever l'échelle"... Le bon général, ce n'est pas celui qui démontre une capacité spectaculaire et héroïque à triompher du réel, mais celui qui, au contraire, use, discrètement, des facteurs favorables. A la limite, une bonne bataille, c'est celle qui est gagnée avant même que d'avoir été engagée, dans une logique qui relèverait ainsi davantage de l'efficience que de l'efficacité.

L'efficacité stratégique n'est pas pensée en Chine à travers le rapport moyens-fins, mais à partir des notions de conditions et de conséquences. Il faut créer les conditions de l'efficacité plus que la rechercher en elle-même : par exemple, désunir l'ennemi qui arrive uni, l'affamer s'il est rassasié, l'épuiser s'il est reposé. Fondamentalement, on s'y adapte à la situation. Voyez le juste dosage de l'ouverture du pays au contrôle sanitaire extérieur par les autorités chinoises face à l'inquiétude grandissante que suscita, au sein de la communauté internationale, la crise de la grippe aviaire.

De fait, du point de vue de la Chine, il faudrait que les traités de stratégie commencent ainsi, non par des plans de bataille, mais par des évaluations du potentiel des situations, des grilles de rapports de forces, et que l'action, la plupart du temps limitée et locale, le cède à un processus de transformation continu et plus global, capable de saisir au mieux, dans la durée, les opportunités sous-jacentes.

Mieux encore : pour être efficace dit Lao-Tseu, il faut aussi parfois "oser ne pas agir"... lorsque les circonstances ne sont pas porteuses. Il faut savoir, nous dit la pensée chinoise, trouver "la saison de son agir" dans une culture qui n'est pas hantée par le temps - cette obsession métaphysique du début et de la fin qui fait le tragique de notre existence -, mais qui s'ancre au contraire dans une expérience de la transition, de la transformation continue.

C'est en vertu de sa plus grande extériorité possible par rapport à l'Occident que Jullien choisit la Chine. C'est que les approches interculturelles valent au moins autant par ce qu'elles nous disent des autres que par le miroir extérieur qu'elles nous renvoient de notre propre culture.