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16/03/2008

Media business (5) Yokohama Eighties

C'est en 2001 que le nombre de lignes de téléphone portable a dépassé celui des lignes de téléphone fixe. Fin 2005, 80% de la population française était équipée de cet outil magique, tantôt "couteau suisse", tantôt "laisse électronique". Le cabinet OC&C Strategy Consultants évaluait le marché de la convergence des médias en 2006 à 570 milliards d'euros pour la seule Europe. Un client français rapportait en moyenne en 2005 environ 38 euros par mois, contre 25 en Allemagne ou en Angleterre. Il téléphone en moyenne 2h30 par mois avec son mobile, contre 45 minutes pour un Allemand. Durant l'été 2005, il a envoyé environ 24 textos par mois, ce qui représentait un échange de 3 milliards de SMS sur un seul trimestre.

La Chine est aujourd'hui devenue le premier marché mondial de téléphonie mobile avec 355 millions d'abonnés, puis vient l'Inde avec 65 millions de clients mais où les estimations de ventes pour 2007 étaient de 140 millions compte tenu de son retard. En 2009, un mobile sur trois sera vendu en Asie. En Amérique latine, on atteint 100 millions d'appareils écoulés par an, dont un tiers pour le Brésil. En 2005, 810 millions de portables ont été achetés dans l'année, portant le nombre des utilisateurs dans le monde à 2 milliards, les 3 milliards d'abonnés devant être atteints en 2008, et non plus en 2010 comme prévu précédemment.

Un téléphone mobile sur trois est commercialisé part Nokia qui, jusqu'en 1991, fabriquait du papier, des bottes en caoutchouc et des bateaux pneumatiques. L'Américain Motorola équipe quant à lui un usager sur cinq, si bien qu'à eux deux ces opérateurs se partagent 50% du marché. Samsung, LG, Sony-Ericsson et Siemens restent toutefois des concurrents très actifs. En 2005, Deutsche Telecom perdait 100 000 abonnés à une ligne fice chaque mois (d'où la suppression de 32000 emplois programmée dans les deux années suivantes) ; 600 000 clients ont résilié la même année leur contrat avec France Telecom. 15% des Français, surtout des jeunes, ont définitivement abandonné le téléphone fixe pour le portable. On estime que 30% des foyers français de posséderont plus de ligne fixe en 2030. En Europe, le coût moyen des appels fixes d'une durée de trois minutes a baissé de 65% depuis 2000.

Le logiciel Skype qui permet de téléphoner gratuitement d'ordinateur à ordinateur est déjà utilisé par 100 millions d'abonnés à travers le monde et enregistre 150 000 nouveaux usagers chaque mois. Pour les grands opérateurs de téléphonie, l'enjeu est désormais de passer du marché de la voix à la fourniture de services en tous genres (musique, infos, videos, etc). Aux Etats-Unis, on assiste à une reconstitution des monopoles démantelés en 1984 dans le secteur du téléphone. L'ancien conglomérat AT&T a ainsi obternu l'autorisation de racheter Bell South pour quelque 67 milliards de dollars. Cela lui permettra d'atteindre un chiffre d'affaires de 25 milliards de dollars, soit le double de son principal concurrent, Verizon.

L'avenir, c'est l'offre "quatre en un" qui combinera en un seul et même abonnement le téléphone mobile, le téléphone fixe, l'accès à internet et la télévision numérique. C'est l'ambition de tous les groupes de médias de contrôler ces quatre accès au marché en pleine explosion de l'image et du divertissement. La mobilité est l'eldorado des quinze prochaines années. La télévision va sortir du salon, de la chambre à coucher où elle trônait, tel un dieu du foyer. On pourra la regarder dans la rue, dans le bus, partout et avec des récepteurs très variés. La "mobilité" est une révolution semblable à ce qu'a été le transistor pour la radio. Désormais, il n'y aura plus d'heures de pointe. L'heure du "mobispectateur" est venue. Déjà, au Japon, un grand groupe de télécommunications diffuse pendant la nuit chaque nouvel épisode de son feuilleton vedette, "Yokohama Eighties", exclusivement destiné aux téléphones portables. Les fans le téléchargent pendant la nuit et le regardent pendant les heures de transport vers le bureau.

A la mi-2006, 50 millions de personnes dans le monde possédaient un appareil de troisième génération permettant de recevoir des images et de surfer sur internet. Comme le sport représente 35% de la consommation des contenus videos proposés à ses clients, Orange a mis le prix fort pour obtenir l'exclusivité des droits de retransmission du football français sur téléphone mobile pour les saisons 2006-2008 avec 24 millions d'euros pour la seule diffusion en quasi direct des matches de Ligue 1 ; des sommes, cela dit, dérisoires quand on les compare aux deux milliards d'euros investis par France Telecom dans le développement de la télévision mobile. Le Wi-Max, c'est-à-dire un réseau Wi-Fi plus étendu, est aussi promis à un grand avenir. Les grands de l'internet ne s'y sont pas trompés : Google, Skype et des sociétés de capital-risque sont entrés en 2006 dans le tour de table d'une jeune start-up espagnole, Fon.com, qui veut créer un accès internet sans fil planétaire par la mise en réseau et en commun de ressources Wi-Fi. Fon entend ainsi devenir le "Easy Jet" de la connexion informatique.

15/03/2008

Media business (4) La télé italienne, le fonds américain et le pantalon serbe

Dernière série du compte rendu, sous la forme d'une sélection de faits et chiffres saillants ainsi que de commentaires d'experts, de "Media business, le nouvel Eldorado" de Danièle Granet et Catherine Lamour, paru chez Fayard. Bien que datant de 2006 dans un domaine qui évolue très rapidement, l'ouvrage reste une référence utile pour une approche panoramique et une analyse documentée de la révolution à l'oeuvre au sein des medias depuis une vingtaine d'années ; il ouvre d'ailleurs de nombreuses pistes pour les dix à vingt ans à venir.

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A la mi-2004, en cumulant la propriété de trois chaînes privées et le contrôle, en tant que chef du gouvernement, des chaînes publiques, Silvio Berlusconi contrôlait de facto 90% du paysage audiovisuel italien, dans un pays où 60% des gens s'informent uniquement par la télévision. En 2005, seuls 25% des Français souscrivaient des chaînes payantes via le câble ou le satellite. "Modestie, détermination et passion doivent être notre règle d'or", Jean-Christophe Thiery, DG de Bolloré Médias Investissements avant le lancement de Direct 8.

"Les Franciliens accèdent à une cinquantaine de radios, un tiers des Français en reçoivent moins de dix", Dominique Baudis. L'extinction du signal analogique est programmé dans toute l'Europe pour 2010/2012. Les 6 grandes chaînes historiques françaises captaient en 2006 93% de l'audience et 95% de la publicité. On compte 1253 radios locales et associatives. Deux opérateurs américains de radio par satellite, Sirius et XM, sont carrément sortis du marché publicitaire en faisant payer aux auditeurs leurs programmes de radios pour environ 15 euros par mois. Une radio sans publicité avec laquelle, fin 2005, ils enregistraient déjà 8 millions d'abonnés. Le seul transfert vers Sirius de l'animateur Howard Stern, dont l'émission rapportait à CBS 100 millions de dollars de publicité par an, a permis d'apporter à cette radio 2 millions d'abonnés et a multiplié par deux son cours de Bourse.

Selon Pascal Dallecoste, le fond d'investissement américain Carlyle est "une véritable machine de guerre : ce n'est pas seulement le fonds d'investissement le plus puissant du monde avec treize milliards de dollars d'actifs en gestion, mais aussi un fonds idéologique qui investit dans tous les secteurs affectés par des changements de politique gouvernementale - industries de défense, aérospatiale, télécommunications et qui montre aussi une attention particulière pour les leaders d'opinion." La cible idéale, ce sont les sociétés à haute technologie du secteur des médias. De 2004 à 2005, les opérations de LBO ont doublé en Europe, passant de 77 à 147 milliards de dollars, soit environ 122 milliards d'euros de 2006. C'est avec l'aide de grands fonds que l'Américain Liberty Global a raflé en Europe les câblo-opérateurs hollandais, belges, français et en partie allemands, en profiant de l'absence de défense de ce secteur par le politique (seule l'Allemagne a mis son veto au rachat d'une partie de Deutsche Telekom).

Assiste-t-on dans ce domaine à un phénomène de bulle financière ? Yves de Kerdrel raconte là-dessus l'anecdote suivante : "Un Serbe vient d'acheter un wagon entier de pantalons sur la base de 20 cents l'unité. Quelques jours plus tard, il revend le wagon à un Libanais au tarif de 40 cents le pantalon. Lui-même le négocie peu de temps après à un Syrien sur la base de 75 cents le pantalon. Qui le cède à un Croate pour un montant unitaire de 1 dollar le pantalon. Lequel, enfin, le rétrocède à un marchand grec au prix de 1,50 dollars l'unité. Le marchand grec propose alors son lot à un Egyptien qui demande à examiner la marchandise avant de l'acquérir. On ouvre le wagon. Et les deux négociants découvrent alors que les pantalons n'ont qu'une jambe. L'Egyptien fulmine qu'on puisse lui proposer ainsi d'acheter des pantalons importables. Mais le Grec le rassure : Ce ne sont pas pantalons destinés à être portés, mais seulement à à être achetés et vendus" . (A suivre)

26/02/2008

Pistes américaines pour une réforme de l'éducation (2) Les clés du succès

Une approche pragmatique

Dans l’ensemble, la réforme a permis d’enregistrer de meilleures performances scolaires. Certes, les résultats varient selon les Etats. Au Texas ou en Caroline, Etats qui ont mis en place des politiques de responsabilisation fortes, les progrès tant dans l’efficacité que dans l’égalité entre groupes ethniques ont été remarquables. En Floride en revanche, ils ont été beaucoup moins évidents, de même que dans le Missouri où l’amélioration des résultats enregistrés s’est accompagnée d’une… baisse des standards fixés par cet Etat pour les tests. Plus globalement, on constate que plus les politiques d’accountability sont fortes, plus le niveau des élèves progresse, et cela au sein de tous les groupes ethniques.

Les acteurs de terrain sont certes souvent réticents ; et presque la moitié des directeurs d’établissements scolaires estiment que la loi est dirigée contre l’enseignement public. Les enseignants ne réagissent pas toujours positivement à la perte de l’autonomie assez large dont ils bénéficiaient précédemment ; mais ils critiquent moins le principe de leur responsabilisation (« Si la société veut que nous enseignions les fondamentaux et que nous rendions des comptes, nous devons le faire, c’est notre boulot » confie ainsi une enseignante d’une middle school) que le fait que l’évaluation soit basée, de façon automatique et exclusive, sur des test écrits. Par ailleurs, certains universitaires comme Steven D. Levitt (« Freakonomics ») ont mis à jour les pratiques de tricheries que suscitent ce type d’évaluation, de fait fortement contraignante pour les enseignants.

De quelques ingrédients de base

Réforme difficile parce qu’elle s’est attaquée aux comportements et à leur évaluation, « No Child Left Behind » illustre quelques uns des ingrédients essentiels qui concourent au succès d’une réforme. La loi s’est d’abord appuyée sur une prise de conscience ancienne de la situation – qui plus est dramatisée à travers un rapport qui fit date vis-à-vis de l’opinion. Cette prise de conscience a été le point de départ de mesures d’évolution qui ont, petit à petit, acclimaté la mise en place de politiques de responsabilisation. Il faut rappeler qu’elle s’inscrit également dans un contexte de grande ouverture culturelle au changement ainsi que d’attention pratique à ce qui marche ; elle a pu bénéficier, dans le même registre, d’une culture de l’évaluation largement admise au sein de la société américaine.

Il est clair enfin – on le voit a contrario à travers le climat politique d’affrontement qui prévaut aujourd’hui au Congrès et bloque toute réforme d’envergure (immigration, aide à l’enfance, etc) – que le consensus politique qui traverse l’enchaînement politique : constat, communication, élaboration et vote, joue un rôle essentiel dans le succès d’une telle réforme. Et cela d’autant plus que, sous réserve que les politiques mises en place donnent plutôt satisfaction, l’évaluation en est abordée non pas dans une approche idéologique de remise en cause mais à travers une logique pragmatique d’amélioration.

De fait, et en dépit d’un large mouvement de différents groupes associatifs en faveur d’une refonte de la réforme, la reconduction de celle-ci a été recommandée, avec des suggestions d’amélioration, par une commission bipartisane ad hoc du Aspen Institute en février 2007. Il est sûr que, d’une part pour contrôler les mécontentements, et d’autre part pour assurer la poursuite de la réforme, l’approche bipartisane aura beaucoup fait tant en amont qu’en aval de la réforme pour assurer son succès.

Si, dans le champ politique de la réforme, et au-delà des techniques médiatiques, la communication publique désigne l’ensemble des ressorts socio-culturels et politico-institutionnels sur lesquels peut s’appuyer la mise en œuvre d’une réforme, "No Child Left Behind" concentre alors en effet, de façon organique, quelques uns des éléments fondamentaux d’une communication de changement réussie.

25/02/2008

Pistes américaines pour une réforme de l'éducation (1) Consensus et responsabilisation

Contrairement à une idée répandue en France, les Etats-Unis croient non seulement à l’éducation, mais aussi à l’égalité des chances ; on y dépense d’ailleurs pour cela plus qu’en France en pourcentage du PIB et le système d’éducation secondaire s’y est démocratisé, dès les années 50, bien plus tôt que chez nous.

Du fait de son importance au sein de la société américaine mais aussi des constats alarmants qui ont été dressés au début des années 80, le système éducatif américain a connu d’importantes évolutions au cours des vingt dernières années. La réforme « No Child Left Behind » (aucun enfant laissé pour compte) s’inscrit dans ce mouvement ; sa mise en œuvre fait ressortir quelques aspects culturels et politiques majeurs d’une réforme réussie.

Un système en évolution constante

Si en France, l'école semble vouloir protéger les individus des menaces du monde, le système d’éducation américain a au contraire pour but de leur permettre de profiter des opportunités qu’il représente. La conception de l’éducation y est aussi plus optimiste : elle vise à donner à l’enfant les moyens de se développer au travers d’une expérience ou mieux, d’une expérimentation riche. D’où une orientation moins abstraite et plus pragmatique de savoirs qui doivent être utiles dans la vie des individus. D’où encore une plus grande propension à l’innovation quand celle-ci est d’abord perçue, en France, comme une menace.

D’autant qu’au début des années 80, le système éducatif américain prenait conscience, à travers le rapport «Nation at Risk », qu’il était atteint de problèmes de fond : faiblesse du niveau, développement de la violence, inégalités marquées – problèmes qui se traduisirent par une mise en cause des enseignants. Ce moment a marqué le point de départ de nombreuses mesures correctives : création de niveaux de connaissance minimaux, réduction de la taille des établissements, privatisation d’écoles publiques, etc. Depuis une vingtaine d’années, le système éducatif américain se trouve ainsi en perpétuel mouvement.

Parmi les différentes voies expérimentées, les politiques d’accountability, qui cherchent à rendre la communauté éducative davantage responsable des résultats des élèves, ont tenu une place de choix. Ces politiques reposent sur un ensemble d’éléments de référence : standards (objectifs à atteindre, en l’occurrence des compétences à acquérir), tests (vérification du degré d’atteinte des objectifs), résultats (qui font l’objet de publications locales très détaillées) et incitations (notamment au travers du système de notation, mais aussi d’aides ou de récompenses financières octroyées par les Etats). C’est à la fois dans ce cadre et dans cette dynamique qu’a pris place, en 2002, la loi « No Child Left Behind ».

Mécanique de la responsabilisation

Il est à noter tout d’abord que si cette loi est bien intervenue sous la présidence de George Bush, elle a fait l’objet d’un travail et d’un vote commun entre Républicains et Démocrates. Conçue pour les écoles recevant des fonds fédéraux consacrés à la lutte contre la pauvreté, elle a mis en place une forme d’éducation compensatoire qui constitue un peu l’équivalent des ZEP en France. En augmentant (de plus de 20%) les crédits aux écoles qui accueillent les enfants défavorisés, elle a obligé les Etats à améliorer la formation des enseignants, à créer des programmes d’apprentissage de la lecture aux parents, ainsi que des cours du soir et des écoles d’été.

Surtout, la responsabilisation des écoles dans les résultats des élèves est accentuée. Le système d’évaluation repose sur la mise en place de tests, dans chaque Etat, en particulier en mathématiques et en lecture – tests que les élèves passent entre les niveaux équivalents du CE2 et de la quatrième – et la publication, large et détaillée, des résultats. L’objectif est que tous les élèves aient atteint en 2014 un niveau satisfaisant dans les disciplines clés. Quand une absence de progrès est enregistrée d’une année sur l’autre, une aide supplémentaire est attribuée ; si cette contre-performance persiste une deuxième année, alors un plan d’amélioration est mis en place, et les parents obtiennent le droit de changer leur enfant d’école.

Au-delà, l’école doit mettre en place tout un dispositif de soutien, qui peut également impliquer des associations ou des entreprises privées. Si une situation d’échec est encore constatée au bout de la quatrième année, le personnel de l’école, le programme et l’organisation des études font l’objet d’une complète réorganisation. A la cinquième année, l’école concernée est directement prise en charge par l’Etat, première étape possible vers une disparition pure et simple de l’école si les résultats ne s’améliorent toujours pas.

Face à une telle mécanique, des critiques ont naturellement été formulées - elles connaissent d'ailleurs aujourd'hui un regain de vigueur à la faveur de la campagne présidentielle, notamment au sein du camp démocrate. Suffiraient-elles à avoir raison du projet ?

13/02/2008

Quand les retraites battent en retraite (2) : Comment on flingue une réforme

Les think tanks dans l'arène

Depuis les années 70, du fait des enjeux économiques et budgétaires considérables liés au système de retraites public, les think tanks militants (« advocacy tanks »), en particulier ceux d’obédience conservatrice tels que l’Heritage Foundation ou l’American Enterprise Institute, se sont toujours intéressés de près à la question des retraites, en tentant d’orienter le système vers une privatisation accrue (voir en particulier les analyses de D. Bélant). Plus précisément, après de nombreuses années de progression des pensions, c’est à partir des mesures d’urgence adoptées en 1977 pour faire face aux difficultés budgétaires posées par le régime général que le thème de la maîtrise des dépenses sociales est devenu un thème récurrent du débat politique américain.

Pour favoriser des solutions amenant à une plus grande privatisation du système, ces thinks tanks se sont tout d’abord efforcés de remettre en cause la confiance de la population dans le système fédéral. Cette stratégie passait notamment par une large diffusion des notions de crise budgétaire et de risques de banqueroute. Elle s’appuyait sur des activités publiques classiques : organisation de colloques, publications d’articles ou d’éditoriaux dans la presse ou dans des supports propres notamment via internet, mais aussi témoignages d’experts devant les commissions spéciales et les comités législatifs du Congrès.

Un autre grand moyen d’intervention procédait de démarches plus informelles : rencontre avec des responsables politiques et administratifs, proposition d’experts pour des postes publics ou encore invitation à participer à des séminaires. Il s’agissait de contribuer très activement au processus d’inscription à l’agenda («agenda-setting ») à travers lequel un certain nombre de questions économiques et sociales s’invitent, puis finissent par s’imposer dans le débat public. Malgré cela, ces organisations n’avaient pu empêcher la réforme de 1983 permettant d’assurer la viabilité à long terme du régime général. Le parti démocrate restait fortement opposé à toute remise en cause du système et la population lui restait fortement attachée.

Certains experts conservateurs avaient alors publiquement évoqué leur volonté d’aller plus loin dans la mise en œuvre d’une « stratégie léniniste » visant à saper la confiance du public dans ce qui apparaissait comme la « vache sacrée » du système de retraites. Différentes techniques de communication furent employées : publication de prévisions alarmistes, recours à des arguments moraux pour discréditer le régime général (liberté de choix, équité entre les générations) et promotion de solutions alternatives. Sur ce dernier point, on s’appuyait notamment sur des perspectives de rendement bien supérieures (quatre à cinq fois) qui découleraient du développement des fonds de pension, arguments qui s’appuyaient, de fait, sur les performances exceptionnelles des marchés boursiers depuis le début des années 90.

Ce type d’arguments est fréquemment relayé par les médias américains. L’action des think tanks dans ce domaine passait aussi par la promotion d’expériences étrangères remarquables, comme la réforme des retraires réalisée au Chili en 1981 par José Pinera – qui sera d’ailleurs régulièrement invité devant les comités législatifs du Congrès pour évoquer une réforme « qui correspond parfaitement aux valeurs américaines ». Il faut d’ailleurs souligner que, dans son discours sur l’état de l’Union de 1999, le président Clinton avait également évoqué la possibilité d’investir une partie du fonds de réserve sur les marchés boursiers – idée qui, sans recourir à la privatisation, reprenait malgré tout à son compte l’idée d’une solution financière au problème des retraites passant par le marché.

Face à cette offensive conservatrice, les think tanks de gauche tels que l’Institute for America Future ou le Progressive Policy Institute se sont également organisés. Ils ont souligné les risques en termes d’insécurité des travailleurs et d’inégalités sociales qui résulteraient d’une remise en cause du système, en faisant valoir l’intérêt d’ajustements plus modestes. S’ils utilisent les mêmes procédés que leurs homologues conservateurs, les think tanks progressistes disposent toutefois de moyens généralement plus limités ; ils ont aussi été pénalisés ces dernières années par le renouveau des idées conservatrices. Les autres types de think tanks, universités sans étudiants et centres de recherche à contrat, se sont, pour leur part, efforcés de rester neutres dans ce débat, sans éviter toutefois des prises de position généralement hostiles à la privatisation.

Quand l’AARP sort l'artillerie lourde

Il reste un think tank, puissant et redouté, au centre de ce débat : l’Association américaine des retraités (American Association of Retired Persons) – surnommée, entre autres, le « pouvoir gris ». Avec plus de 35 millions de membres, l’AARP passe pour le premier lobby du pays, régulièrement classé par le magazine Fortune dans son palmarès des « vingt-cinq groupes de pression qui comptent » à la première place aux côtés de la National Rifle Association (NRA). Or cette association représente 20 % de l’électorat, et un électorat qui fait un usage très actif de son droit de vote, pour mettre en œuvre son slogan : « The power to change society » (aujourd’hui devenu : « The power to make it better »).

A l’origine société d’assurances, l’AARP a peu à peu ajouté à ce rôle celui d’un groupe de pression très influent. Son président depuis 2001, Bill Novelli, est l’ex-publicitaire de Nixon et un ancien lobbyiste de l’indutrie pharmaceutique. L’AARP dispose d’un budget annuel de 800 millions de dollars et emploie 1800 salariés avec, au-delà du quartier des lobbies à Washington où elle a son siège, des relais dans tous les états de l’Union. Elle possède ses médias propres – magazine, émission de radio, site internet – qui lui permettent d’élargir son audience, y compris à destination de la communauté latino à laquelle elle consacre un titre spécifique. L’une de ses forces est, pour une cotisation modique de 12,5 dollars par an, de proposer à ses adhérents une large offre de réductions tarifaires notamment dans les activités de loisir, ainsi que toute une palette de services pratiques.

Tel est clairement le principal obstacle qui s’est dressé sur la route de George Bush lorsque celui-ci a voulu réformer les retraites en 2005. L’AARP dépensa alors 10 millions de dollars pour combattre un projet qu’elle estimait risqué et qui, selon elle, ne se justifiait pas – une légère augmentation des cotisations d’employeurs et de salariés permettant, selon ses propres estimations, d’assurer la viabilité du système pendant soixante-quinze ans.

Presse, télé, radio, conférences de presse : le « pouvoir gris » engagea une large campagne de publicité contre le projet avec des slogans du type : « A Wall Street, on parle de gagnants et de perdants. Voulez-vous que ce vocabulaire s’applique à vos pensions ? », qui firent mouche. Dans la pure tradition des think tanks, des notes alertaient également contre les risques liés à la privatisation en s’appuyant sur des analyses internationales (voir par exemple : « Social Security Privatization Around the World », AARP Public Policy Institute, Oct. 2005). Principal fait d’arme : les membres de l’association passèrent plus de 450 000 coups de téléphone hostiles aux élus en l’espace de quelques semaines. « Si vous pensez que les sociétés pétrolières gouvernent ce pays, que dire des retraités ? » s’était alors exclamé Scott Bleier sur la très conservatrice Fox TV.

Bingo

Résultat ? Le projet de réforme initial n’aboutit finalement, un an plus tard, qu’à un texte de régulation visant à s’assurer que les entreprises respectent leurs engagements. Le « Pension Protection Act » les incite même à augmenter leurs contributions et les oblige à financer complètement la retraite de leurs salariés, sans garantie de l’Etat fédéral – en contrepartie de quoi les salariés se voient désormais dans l’obligation de cotiser aux comptes d’épargne abondés par l’entreprise.

Fût-elle préparée de longue date par les professionnels du débat public et portée par un incontestable volontarisme idéologique, une réforme qui ne trouverait, ni sa légitimité dans l’opinion, ni sa faisabilité avec l’opposition, n’aurait ainsi guère de chance d’aboutir, d'autant plus sur un sujet aussi sensible et face à un adversaire capable de déployer les mêmes moyens d’influence - et de se faire, au passage, aider par les stratèges de chez Luntz & Maslansky. Est-ce d’ailleurs un hasard si les spécialistes du changement sont d’abord allés prendre leurs leçons chez ceux qui, en politique ou dans le monde syndical, faisaient profession de s’y opposer ?