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13/02/2008

Quand les retraites battent en retraite (2) : Comment on flingue une réforme

Les think tanks dans l'arène

Depuis les années 70, du fait des enjeux économiques et budgétaires considérables liés au système de retraites public, les think tanks militants (« advocacy tanks »), en particulier ceux d’obédience conservatrice tels que l’Heritage Foundation ou l’American Enterprise Institute, se sont toujours intéressés de près à la question des retraites, en tentant d’orienter le système vers une privatisation accrue (voir en particulier les analyses de D. Bélant). Plus précisément, après de nombreuses années de progression des pensions, c’est à partir des mesures d’urgence adoptées en 1977 pour faire face aux difficultés budgétaires posées par le régime général que le thème de la maîtrise des dépenses sociales est devenu un thème récurrent du débat politique américain.

Pour favoriser des solutions amenant à une plus grande privatisation du système, ces thinks tanks se sont tout d’abord efforcés de remettre en cause la confiance de la population dans le système fédéral. Cette stratégie passait notamment par une large diffusion des notions de crise budgétaire et de risques de banqueroute. Elle s’appuyait sur des activités publiques classiques : organisation de colloques, publications d’articles ou d’éditoriaux dans la presse ou dans des supports propres notamment via internet, mais aussi témoignages d’experts devant les commissions spéciales et les comités législatifs du Congrès.

Un autre grand moyen d’intervention procédait de démarches plus informelles : rencontre avec des responsables politiques et administratifs, proposition d’experts pour des postes publics ou encore invitation à participer à des séminaires. Il s’agissait de contribuer très activement au processus d’inscription à l’agenda («agenda-setting ») à travers lequel un certain nombre de questions économiques et sociales s’invitent, puis finissent par s’imposer dans le débat public. Malgré cela, ces organisations n’avaient pu empêcher la réforme de 1983 permettant d’assurer la viabilité à long terme du régime général. Le parti démocrate restait fortement opposé à toute remise en cause du système et la population lui restait fortement attachée.

Certains experts conservateurs avaient alors publiquement évoqué leur volonté d’aller plus loin dans la mise en œuvre d’une « stratégie léniniste » visant à saper la confiance du public dans ce qui apparaissait comme la « vache sacrée » du système de retraites. Différentes techniques de communication furent employées : publication de prévisions alarmistes, recours à des arguments moraux pour discréditer le régime général (liberté de choix, équité entre les générations) et promotion de solutions alternatives. Sur ce dernier point, on s’appuyait notamment sur des perspectives de rendement bien supérieures (quatre à cinq fois) qui découleraient du développement des fonds de pension, arguments qui s’appuyaient, de fait, sur les performances exceptionnelles des marchés boursiers depuis le début des années 90.

Ce type d’arguments est fréquemment relayé par les médias américains. L’action des think tanks dans ce domaine passait aussi par la promotion d’expériences étrangères remarquables, comme la réforme des retraires réalisée au Chili en 1981 par José Pinera – qui sera d’ailleurs régulièrement invité devant les comités législatifs du Congrès pour évoquer une réforme « qui correspond parfaitement aux valeurs américaines ». Il faut d’ailleurs souligner que, dans son discours sur l’état de l’Union de 1999, le président Clinton avait également évoqué la possibilité d’investir une partie du fonds de réserve sur les marchés boursiers – idée qui, sans recourir à la privatisation, reprenait malgré tout à son compte l’idée d’une solution financière au problème des retraites passant par le marché.

Face à cette offensive conservatrice, les think tanks de gauche tels que l’Institute for America Future ou le Progressive Policy Institute se sont également organisés. Ils ont souligné les risques en termes d’insécurité des travailleurs et d’inégalités sociales qui résulteraient d’une remise en cause du système, en faisant valoir l’intérêt d’ajustements plus modestes. S’ils utilisent les mêmes procédés que leurs homologues conservateurs, les think tanks progressistes disposent toutefois de moyens généralement plus limités ; ils ont aussi été pénalisés ces dernières années par le renouveau des idées conservatrices. Les autres types de think tanks, universités sans étudiants et centres de recherche à contrat, se sont, pour leur part, efforcés de rester neutres dans ce débat, sans éviter toutefois des prises de position généralement hostiles à la privatisation.

Quand l’AARP sort l'artillerie lourde

Il reste un think tank, puissant et redouté, au centre de ce débat : l’Association américaine des retraités (American Association of Retired Persons) – surnommée, entre autres, le « pouvoir gris ». Avec plus de 35 millions de membres, l’AARP passe pour le premier lobby du pays, régulièrement classé par le magazine Fortune dans son palmarès des « vingt-cinq groupes de pression qui comptent » à la première place aux côtés de la National Rifle Association (NRA). Or cette association représente 20 % de l’électorat, et un électorat qui fait un usage très actif de son droit de vote, pour mettre en œuvre son slogan : « The power to change society » (aujourd’hui devenu : « The power to make it better »).

A l’origine société d’assurances, l’AARP a peu à peu ajouté à ce rôle celui d’un groupe de pression très influent. Son président depuis 2001, Bill Novelli, est l’ex-publicitaire de Nixon et un ancien lobbyiste de l’indutrie pharmaceutique. L’AARP dispose d’un budget annuel de 800 millions de dollars et emploie 1800 salariés avec, au-delà du quartier des lobbies à Washington où elle a son siège, des relais dans tous les états de l’Union. Elle possède ses médias propres – magazine, émission de radio, site internet – qui lui permettent d’élargir son audience, y compris à destination de la communauté latino à laquelle elle consacre un titre spécifique. L’une de ses forces est, pour une cotisation modique de 12,5 dollars par an, de proposer à ses adhérents une large offre de réductions tarifaires notamment dans les activités de loisir, ainsi que toute une palette de services pratiques.

Tel est clairement le principal obstacle qui s’est dressé sur la route de George Bush lorsque celui-ci a voulu réformer les retraites en 2005. L’AARP dépensa alors 10 millions de dollars pour combattre un projet qu’elle estimait risqué et qui, selon elle, ne se justifiait pas – une légère augmentation des cotisations d’employeurs et de salariés permettant, selon ses propres estimations, d’assurer la viabilité du système pendant soixante-quinze ans.

Presse, télé, radio, conférences de presse : le « pouvoir gris » engagea une large campagne de publicité contre le projet avec des slogans du type : « A Wall Street, on parle de gagnants et de perdants. Voulez-vous que ce vocabulaire s’applique à vos pensions ? », qui firent mouche. Dans la pure tradition des think tanks, des notes alertaient également contre les risques liés à la privatisation en s’appuyant sur des analyses internationales (voir par exemple : « Social Security Privatization Around the World », AARP Public Policy Institute, Oct. 2005). Principal fait d’arme : les membres de l’association passèrent plus de 450 000 coups de téléphone hostiles aux élus en l’espace de quelques semaines. « Si vous pensez que les sociétés pétrolières gouvernent ce pays, que dire des retraités ? » s’était alors exclamé Scott Bleier sur la très conservatrice Fox TV.

Bingo

Résultat ? Le projet de réforme initial n’aboutit finalement, un an plus tard, qu’à un texte de régulation visant à s’assurer que les entreprises respectent leurs engagements. Le « Pension Protection Act » les incite même à augmenter leurs contributions et les oblige à financer complètement la retraite de leurs salariés, sans garantie de l’Etat fédéral – en contrepartie de quoi les salariés se voient désormais dans l’obligation de cotiser aux comptes d’épargne abondés par l’entreprise.

Fût-elle préparée de longue date par les professionnels du débat public et portée par un incontestable volontarisme idéologique, une réforme qui ne trouverait, ni sa légitimité dans l’opinion, ni sa faisabilité avec l’opposition, n’aurait ainsi guère de chance d’aboutir, d'autant plus sur un sujet aussi sensible et face à un adversaire capable de déployer les mêmes moyens d’influence - et de se faire, au passage, aider par les stratèges de chez Luntz & Maslansky. Est-ce d’ailleurs un hasard si les spécialistes du changement sont d’abord allés prendre leurs leçons chez ceux qui, en politique ou dans le monde syndical, faisaient profession de s’y opposer ?

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