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10/11/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (3) L'acteur et le système (le baseball n'est pas un sport d'équipe)

Nous voici donc équipés d'un but et d'une stratégie. Sur le but, à défaut d'en avoir un immédiatement sous la main, on a au moins compris l'intérêt de consacrer un peu de son temps à réfléchir à la question, puis de s'organiser pour avancer dans la voie choisie - celle dans laquelle, en fonction de ses talents, de ses envies et, faudrait-il ajouter, des circonstances, on pourra faire une vraie différence. Et sur la stratégie, on sait maintenant qu'un bon plan de bataille se mesure aussi à l'excellence de son exécution et, plus encore, à la qualité de son animation (cela dit, un peu de chance en sus ne peut pas nuire). Fort bien. Que nous manque-t-il ? Je suis tenté là-dessus de rapprocher deux moments très différents de cette learning experience (1).

Premier moment : on est dans le quatrième et dernier module du programme. Les bases fondamentales sont posées, on a développé les compétences en matière de diagnostic. Le cursus qui est de façon générale très orienté vers l'action et le concret - c'est l'intérêt de la méthode des cas et de l'approche interactive -, se focalise à présent davantage sur les questions de leadership. Le programme touchant à sa fin et chacun ayant peu à peu mieux pris conscience de la dimension interpersonnelle de l'aventure, l'atmosphère se détend. Les occasions de passer du temps ensemble à l'extérieur se multiplient et rendent en particulier la session récapitulative et les trois études de cas du samedi matin de plus en plus laborieuses (quand on pense à leurs performances dans les pubs ou les clubs la veille, les Irlandais ou les Australiens font plutôt une figure honorable. Détruite, mais digne).

Comme on est à Boston, quelqu'un propose d'aller voir un match des Red Sox et c'est Tamir, un ancien médecin-nageur de combat des forces spéciales israëliennes reconverti dans une start-up du secteur médical high-tech à Cambridge, qui est dans notre groupe et qui s'impose très vite comme l'organisateur en chef des festivités pour toute la promo, qui s'en charge. On y va par petits groupes qui se retrouvent sur place. A une poignée de membres de mon groupe s'adjoignent notamment Fisher, un cadre dirigeant de l'industrie du ciment à Chicago, Amit, un responsable de Hewlett-Packard à Houston (il sera aussi élu speaker de la promo), quelques autres encore. A l'évidence, l'essentiel du plaisir de l'affaire est sur les gradins, dans les discussions entre les uns et les autres autour d'une bière et d'un hot-dog. Pour le reste, on s'ennuie. Le baseball n'est pas un sport d'équipe.

Second moment : cette fois, on est dans les tout premiers jours du cursus, juste après les présentations méthodologiques introductives. Le dimanche soir, les membres de chaque living group ont fait connaissance dans les appartements qui leur sont réservés dans le Baker Building, qui ferme l'angle nord-est du campus, au long de la Charles River. Le "living group", c'est l'équipe avec laquelle on travaille et on vit et qui fait le lien entre le travail personnel et les cours en amphi. Le mien comprend, outre Tamir déjà mentionné ; Carlos, un spécialiste de la supply chain qui travaille chez Apple à Austin ; Konstantin, un russe, manager à la BNP en Ukraine ; Makoto, qui vient d'un secteur immobilier japonais s'intéressant de près au marché chinois ; Marc, country manager chez 3M au Canada qui prépare un projet d'expatriation en Europe ; Padma, une experte en private equity chez Deloitte qui se partage entre Bombay et Milan tout en s'installant à Cleveland (Padma, c'est notre ordinateur de bord) ; Paul-Yvon, un banquier d'affaires belge envisageant une carrière d'entrepreneur ; Pierre, un brésilien spécialiste du marketing chez Polycom ; et moi-même avec un background communication, marketing et RH essentiellement dans l'industrie minière auquel s'ajoutent, au sens large, diverses expériences politiques (2).

Plutôt sympathique, non ? Eh bien, passé les politesses d'usage, la réponse est non. Très vite, les choses dégénèrent. Si tout revient à la normale entre les sessions, pendant, ça ferraille. La bataille pour prendre la parole, exposer un point de vue, influencer le groupe est permanente. On s'interrompt, ignore le point de vue des autres pour mieux affirmer le sien, on s'engouffre dans les brèches, écrase les hésitations, conteste plus qu'on adhère, ignore les points de vue divergents, martèle les idées plus qu'on ne les écoute, les considère, les partage, les discute ou les améliore... Bref, le travail d'équipe dans toute sa splendeur. Le coach qui viendra travailler avec nous deux ou trois jours plus tard s'avouera impressionné (et, à voir sa tête, il est manifestement un peu effaré aussi) par le niveau d'énergie autour de la table au cours de nos réunions. J'exagère un peu, mais à peine. Les réunions préparatoires sur les études de cas avant les sessions en amphi sont, disons, engagées.

Et côté sport, le spectacle principal n'est pas là où l'on penserait qu'il serait. 

En fait, très en amont dans le programme, chaque équipe hérite d'un coach qui vient l'aider à déminer les problèmes et recadrer le travail collectif une fois que, passé les tout premiers jours, les groupes ont fait l'expérience de la situation sous-optimale ou contreproductive à laquelle les mène cette sorte de pensée sauvage. En créant les conditions pour aider les acteurs à prendre conscience du problème, le système joue parfaitement son rôle. Crozier et Friedberg dans "L'acteur et le système" : " Cette reconnaissance lucide du caractère blessant de notre monde, du caractère inévitable des relations de pouvoir, ne nous empêche pas toutefois de chercher à les changer". Un angle psychologique qui ne doit pas être sous-estimé et que les particularités de certaines cultures dans lesquelles la prise de parole s'opère dans un cadre plus codifié ou convivial peuvent accentuer.

Ces frictions, ces jeux de pouvoir et d'influence sont, après tout, monnaie courante dans la vie professionnelle : entre métiers, entre branches et groupe, filiales et sièges, management et syndicats, clients et fournisseurs, etc. Elles sont amplifiées ici par un double effet de concentration des expertises dans un contexte managérial et de huis clos psychologique dans un contexte d'indétermination délibérée de la règle du jeu initiale. Une sorte de télé-réalité éducative si l'on veut - et l'une des sessions de coaching ultérieure portant sur un exercice de délibération en situation de survie (le fameux "subartic exercise") sera d'ailleurs filmée.

Bref, entre l'acteur et le système, il y a donc l'équipe. De fait, on prend très vite conscience, et cela ira croissant tout au long des mois suivants, de l'importance décisive de l'équipe dans toute aventure, dans tout projet qui réussit. Rajiv Lal, là-dessus, est très clair : "Plus on progresse dans les organisations, dit-il, et plus le job a à voir avec les réseaux et les gens" (3). Reste à définir ce qu'est une équipe performante.

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(1) On dira : " Encore du franglais !" et on aura raison. Cela dit, je ne trouve pas d'équivalent simple et satisfaisant à cette expression en français. Sans parler de "formation", ni "expérience éducative" ni "expérience pédagogique" ne me semblent couvrir à la fois les dimensions d'apprentissage et d'implication, un peu comme avec la notion de consumer experience dans le domaine du marketing.

(2) On ne dira jamais assez combien les catégories habituelles de la compétence ne disent pas l'essentiel de ce que nous savons et aimons faire. Si on s'amuse à cet exercice de reformulation pour le groupe, la spécialité de Tamir, ce serait de montrer la voie d'un leadership authentique et de préserver la cohésion du groupe en toutes circonstances (son côté "je reviens d'une mission dans le désert") ; celle de Carlos de mettre en place des processus de prises de décision rigoureux (son côté américain converti, puisqu'il est d'origine bolivienne, et peut-être aussi son côté marié à une allemande) ; Makoto, de faire émerger une synthèse praticable entre des systèmes opposés (son côté japonais préparant Meiji II pour sortir du marasme) ; Marc, de proposer les options stratégiques offrant le meilleur équilibre entre performance et prudence (son côté canadien, ils sont un peu conservateurs) ; Padma, de monter des deals financiers compliqués en quelques instants sans machine à calculer et avec le sourire (son côté, "les gars, pendant que vous discutiez, j'ai fini le job") ; Paul-Yvon, de développer des affaires en associant jugement, sens commercial et engagement relationnel (son côté "bon, ce serait pas l'heure de l'apéro là ?"); Pierre, de transformer une discussion en conversation et une foire d'empoigne en réunion efficace (son côté carioca); quant à la mienne, elle serait de remettre sur les rails les machins qui partent de travers et de recréer du mouvement là où ça patauge en faisant travailler les gens ensemble (mon côté aventurier de l'arche perdue) ; accessoirement, d'expliquer simplement des trucs compliqués.

(3) "Réseaux" est à prendre ici au sens américain, positif et proactif, de capacité à bâtir des relations larges et diverses, et je dirais encore plus volontiers : des coalitions, c'est-à-dire des groupes de gens divers, qui n'ont pas nécessairement les mêmes vues ni les mêmes intérêts au départ, mais qui se trouvent réunis autour d'un projet qu'il s'agit de faire passer ensemble le plus efficacement possible d'un point A à un point B.

06/11/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (2) La ligne et le mouvement (la stratégie selon Sinofsky)

La deuxième leçon s'impose assez rapidement. On sent là-dessus non pas un retour en arrière mais une révision, un rééquilibrage par rapport aux excès du "tout stratégique" des décennies précédentes. C'est un vrai message opérationnel qui va traverser nombre d'études de cas - Opel, Black & Decker, Dell, Lincoln Electric, Toyota, BP, Dysney, General Electric pour n'en citer que quelques unes - et revenir avec la même force dans les travaux pratiques qu'il remonte des études de terrain. 

C'est ce qui fait la puissance de la recherche dans ce système - ce que j'ai appelé précédemment la beauté des modèles et qui tient à leur capacité à synthétiser des questions souvent complexes en un schéma opérationnel simple. C'est cette recherche qui permet une théorisation en temps réel des enjeux les plus actuels de la vie des organisations, théorisation que l'effet de réseau, le suivi en ligne et les rendez-vous annuels prémunissent ensuite contre le double risque de l'abstraction et de l'obsolescence.

Pourtant, aussi bien dans sa formulation en anglais que dans sa traduction française, cette recommandation apparaît d'emblée sous un intitulé problématique. On parle en effet de "strategic integrity" - en français, il n'y a pas de piège : "intégrité stratégique", mais cela ne nous avance guère. De quoi s'agit-il ? 

La piste morale (la stratégie de l'entreprise devrait être "intègre") n'est pas complètement absurde dans le contexte des scandales récents, mais ce n'est pas la bonne - on ne voit pas très bien malgré tout, au-delà d'aspects légaux évidents et d'un mauvais blabla corporate, ce qu'elle apporterait à la question stratégique. La piste de la rigueur (il faudrait respecter scrupuleusement la ligne stratégique sans jamais en dévier d'une virgule) peut aussi se défendre. Surtout chez ceux qui envient le sort de l'armée prussienne à la bataille d'Iena.

Il faut en réalité comprendre cette notion d'intégrité au sens premier et le plus simple du terme : celui d'entièreté ou de totalité. Cette approche a été formalisée par Marco Iansiti, le spécialiste des nouvelles technologies de l'Ecole, auteur de "One Strategy", co-signé avec Steven Sinofsky, le président de Windows (en privé, Iansiti, qui a une amitié ancienne et une admiration profonde pour Sinofsky, raconte comment la capacité de structuration et, plus encore, de concentration de son camarade de jeu a fait souffrir chez lui un esprit plus créatif et ouvert à la digression).

Accessoirement, le prof le plus sympathique, le plus engagé et le plus engageant de la Faculty. Le premier cours avec lui (j'avais alors été placé au premier rang entre un Belge énigmatique et une Espagnole prometteuse), j'ai attrappé un torticolis entre ses aller-retour permanents entre le haut de l'amphi et le tableau. Un marathon pédagogique qui donne le tournis, mais qui a le mérite d'embarquer dans le sujet, passionnant en l'occurence, d'un jeune type, Lou Hugues, propulsé directeur général de la filiale allemande d'Opel (General Motors) dans la période de la chute du Mur.

Or, que dit Iansiti ? En gros, qu'il y a dans toute organisation deux stratégies : l'une directive qui vient du haut ; l'autre émergente, liée à ses performances, à ses modes de décision, bref intimement mêlée au corps vivant qu'est l'organisation elle-même. Et dans de nombreux cas ces deux approches s'ajustent mal : il n'y a pas alignement entre la stratégie et l'exécution. D'où un double problème : celui posé par une stratégie mal appliquée ; mais aussi celui que pose un modèle stratégique incapable de s'appuyer sur le potentiel de créativité et d'engagement au sein de la firme.

J'ai passé un peu de temps dans un groupe qui a fait de la communication de la stratégie à l'ensemble de l'organisation la priorité de sa communication interne avec un président qui, quand je lui ai proposé d'inclure (dans son agenda de président) la tournée des sites partout dans le monde sur ce thème, m'a dit "oui" tout de suite. Ça donne des bases pour sentir l'effet d'irrigation et de motivation remarquable que peut susciter un partage de la stratégie avec les équipes.

C'est un point important, mais ce n'est pas le seul. Le sujet ne réside pas simplement dans la complémentarité, somme toute assez évidente lorsque sa nécessité est comprise, entre conception et communication, mais aussi dans le rétablissement d'un lien attentif et structuré entre la stratégie et l'exécution. Le premier sujet est technique : c'est l'application pratique d'une bonne idée sur le terrain ; le second est culturel : il touche à la représentation que le responsable se fait de son rôle.

Or rien ne sert d'élaborer une stratégie brillante si l'on n'est pas capable de mettre l'organisation en situation de la mettre en oeuvre et de l'adapter aux circonstances. Comme dit en substance Peter Drucker, les plans ne sont qu'un ensemble de bonnes intentions, à moins que l'on se mette à y travailler dur. Diriger dans ce contexte, c'est non seulement fixer un cap, communiquer une vision, mais c'est aussi investir une bonne partie de son énergie à fédérer, structurer, intégrer, piloter - bref, à animer. Ce qui est finalement une façon créative et pratique de dépasser une opposition qui me semble toujours un peu stérile entre un leadership qui inspire et un management qui organise.

29/10/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (1) La différence et la finalité (là où les ponts s'écroulent)

 

Le commentaire a soudain fusé du dernier rang, en haut de l'amphi, au beau milieu d'une étude de cas sur Tesco - un leader mondial de la grande distribution d'origine britannique - de la part de Rajeev, docteur de son état, formé à Edimbourg et Houston, un chercheur au King Faisal Specialist Hospital se préparant à prendre la direction générale de la gestion d'un grand hôpital : "Finalement, lança-t-il, on a un peu l'impression que la plupart des leçons apprises ici sont des leçons de bons sens". Silence. Melissa, une jeune directrice générale experte ès environnement issue de l'industrie chimique, renchérit alors en mettant les frais de scolarité en balance avec le commentaire précédent.

Soudaine hilarité dans la salle, qui peut s'interpréter en partie comme une sorte de relâchement salutaire des tensions, des remises en cause et des apprentissages cumulés au cours des mois précédents. Le directeur du programme, Rajiv Lal, qui anime la discussion rebondit avec humour sur la répartie. Mais l'explosion de bonne humeur retombée, tout le monde sait bien, et le patron des programmes le premier, qu'on vient de toucher un point essentiel.

De quoi s'agit-il ? Les leçons fondamentales se résument souvent à deux ou trois choses assez simples qu'un détour aussi intense que rugueux ne laissait pas présager. Pour moi, quelques mois après le bouclage de ce programme, si je mets de côté ici deux ou trois détails - l'étude intensive d'une centaine d'études de cas, les trouvailles pratiques, une vingtaine d'ouvrages, la puissance de la recherche et, appelons-ça la beauté des modèles -, j'en vois trois.

La première n'a qu'un lointain rapport avec ce que l'on imagine a priori trouver au sein de la première business school du monde. Plus encore, vis-à-vis d'attentes essentiellement centrées sur un approfondissement des disciplines du management, elle relèverait plutôt de la surprise. Elle n'émerge et ne se développe d'ailleurs que dans le tout dernier quart du programme quand, après des étapes plus techniques, vient le temps des choses sérieuses. Il y a, au passage, une puissance pédagogique de la mécanique inductive que manque une Europe qui, en suivant Descartes, aurait oublié Socrate. Cette première leçon, qui aurait pu être hégélienne aussi bien, est formulée de la façon la plus claire au cours du séminaire par Richard J. Leider.

A côté de lui, son acolyte, Ed Rapp, le patron des finances de Caterpillar, censé témoigner de la portée pratique de la démarche, ne fera pas illusion longtemps, dans la deuxième phase de la session, avec son exercice grotesque de stratégie appliquée à la vie personnelle et familiale - une caricature de la culture du process et, pour un type qui revendique pourtant sa foi, d'une religiosité sans âme. A la fin de son topo, Borzou, un architecte passé à Wall Street, le plante d'une question en cinq mots : "Quelle est la part de la spontanéité dans votre système ?", qui est une question juste parce qu'elle souligne combien, dans cette approche, la mécanique a évacué la vie. Et il a raison. Ici, c'est une corrida : le type qui veut jouer ferait mieux d'aller jouer ailleurs. Policé, mais brutal.

Leider : un petit vieux qui ne paie pas de mine. Un type de Saint-Paul, Minnesota. Un bled du Midwest, à l'ouest de Chicago. Là où les ponts s'écroulent. Accessoirement, un des coachs les plus réputés au monde, qui passe chaque année un ou deux mois en Afrique, en Tanzanie, chez les Hadzas. Pour un peu, on bavarderait entre voisins en attendant le vrai prof. Sauf que quand il commence à parler, il faut faire silence, comme dirait Rilke. Fini de rigoler - au choix, avec le marketing, la stratégie, la finance, la communication, les questions d'organisation ou le pilotage du changement. Dans les études de cas, la parole fuse de partout. Là ? Rien. Tout le monde comprend qu'on va passer à autre chose. Mais quoi ?

L'Amérique, l'Afrique : rien de plus éloigné. L'intérêt vient justement de la déflagration née du rapprochement improbable entre la folie de l'abondance et une maigreur ou un dénuement qui donne soudain une épaisseur existentielle. D'instinct, je sens la portée du cheminement. Je le sens depuis qu'un dimanche gris et pluvieux, jeune cadre expatrié parti en courant du Quai d'Orsay à l'autre bout du monde pour le compte d'une compagnie minière, je suis allé, seul, représentant tout désigné du capitalisme colonial, à la rencontre d'une bande de chefs coutumiers kanaks, passablement échauffés par une histoire de massifs miniers qui dégénérait, au beau milieu d'une tribu hostile. Aucun appui. Pas de subterfuge possible. Rien. De loin, une diplomatie de hussard sans le sabre, pour un peu, ça ressemblerait d'assez près à un suicide.

Je ne dis pas qu'en se retrouvant pour de bon au milieu de l'arène, on n'est pas tenté par un : "Ah désolé, j'ai oublié un truc important, je reviens" en ajoutant un : "Je fais vite" qui signale davantage l'envie de décamper que celle de revenir. Impossible de toutes façons de rebrousser chemin. Pas d'échappatoire. Visages fermés, silence pesant. J'attends qu'on me fasse signe d'approcher et de rejoindre la table dressée sous une case ouverte au beau milieu de la tribu. A plusieurs dizaines de mètres, les gens de la tribu observent, en lisière. Un peu plus loin, des types guettent, planqués dans les arbres.

Des menaces de mort fusent même, à un endroit où, quelques années plus tôt comme quelques années plus tard aussi d'ailleurs, on a sorti les flingots et des gens sont tombés. Ici, c'est un peu l'oeil du cyclone de l'insurrection. Mais, au fond, je n'y crois pas. D'abord parce que ce n'est pas crédible : mes interlocuteurs savent très bien jouer sur les peurs issues de l'imaginaire colonial. Ça ne coûte rien d'essayer. Ensuite, parce que le type qui se pointe seul au milieu d'une tribu hostile, soit il est cinglé soit il a un truc à dire et, si on retient la seconde hypothèse, dans une culture de la parole et du respect, ça compte. Et puis enfin, parce que ce n'est pas le sujet.

Le sujet, c'est moins une explication improbable entre adversaires qu'une rencontre, qui me paraît possible, entre hommes. A ce moment-là, je me contrefous de l'industrie minière, comme je me contrefous du droit coutumier, des Indépendantistes et des Loyalistes avec. Ces types sont plus intelligents et, politiquement, plus subtils que moi. Mon avantage, c'est que je le sais et que je suis seul. On peut toujours dézinguer un malheureux à une centaine de supporters, mais on n'est pas chez les hooligans ou les sauvages ici. On est dans l'un des derniers ilôts de civilisation au monde et le comprendre fait une différence assez nette entre le canadien anglophone old English style qui prend les leaders indépendatistes pour des imbéciles et un type dont l'éducation politique s'est faite aussi autour de la figure de Tjibaou.

L'idée de Leider, c'est qu'on peut très bien vivre sans véritable but ou alors en endossant les buts que des conventions puissantes se chargent de fixer pour nous en nous laissant, entre les petites secousses ordinaires des vicissitudes de l'ambition et du bonheur, le terrain de jeu rétréci des existences qui finissent en fanfare - et à la fosse commune, comme tout le monde. Mais trouver sa voie, ou finir par trouver sa voie, fait une différence. We educate leaders who make a difference in the world. C'est le slogan de l'Ecole et ça fait toujours bien, le type qui, en guise d'intitulé de poste, explique sobrement qu'il se voit bien en leader faisant une différence dans les affaires du monde. Evidemment, le premier réflexe qui vient à l'esprit dans un cas pareil dirait l'un de mes anciens présidents, qui ne s'en est d'ailleurs pas privé, ce serait de lui mettre les mains dans le cambouis de la première bourgade venue, histoire de s'assurer qu'il a bien compris, en fait de différence, celle qui sépare le monde en question de Saint-Hilaire-la-Palud.

Mais pas plus que la géographie ne fait une direction, le bricolage ne fait un projet. "Rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion", c'est-à-dire au fond, sans travail. A "La raison dans l'Histoire" répond ici la morale de Leider. La surprise du chef, avec lui, c'est qu'on comprend soudain qu'on ne va pas pouvoir vraiment tricher avec ça - poursuivre un but véritable, faire parler si possible moins la poudre que sa différence, accomplir quelque chose - et que cette affaire, solitaire dans une large mesure, a aussi à voir avec la rencontre. Ce n'est pas qu'il faille tout faire en caravane, ou alors en laissant parfois les chiens aboyer - il y a même un certain nombre de cas où c'est l'option la plus recommandable. Mais, dit autrement, quand on sent vraiment un truc, il faut le faire. Avec les autres, autant que possible.

02/10/2010

NGO's (2) Le management à la godille

 

Pour saillante et sensible qu'elle apparaisse en période de crise, la question du développement du secteur non lucratif n'est, me semble-t-il, que l'expression d'un problème de management de portée plus générale. Dans les fondations, les fédérations, les associations, le management pêche pour plusieurs raisons.

Il faut d'abord reconnaître la difficulté - réelle - de faire fonctionner des groupes sans pouvoir de contrainte et d'incitation ou avec des moyens limités. L'absence de pouvoir de contrainte ne devrait pas constituer un obstacle dans l'absolu. En théorie, l'intérêt intrinsèque de la cause, le leadership normalement attendu des responsables et un brin d'attention à l'ambiance d'ensemble devraient en effet suffire à motiver les troupes. Dans la réalité, la conception souvent aussi généreuse dans les intentions que peu rigoureuse dans la pratique du bénévolat rend l'exercice délicat. Un contrat social sans contraintes n'est pas plus facile à imaginer (sauf peut-être dans les écrits des anthropologues hostiles à la raison d'Etat moderne) qu'à mettre en oeuvre.

Nombre de NGO's disposent toutefois d'un personnel salarié, tantôt modestement comme dans le secteur éducatif, tantôt plus généreusement comme dans l'industrie, ce qui rend la dialectique passion/discipline propre au bénévolat pour le coup inopérante. Notons au passage qu'en lien avec la problématique du développement et sous l'angle des ressources humaines, la capacité à s'attacher les services de gens plus qualifiés et expérimentés, donc plus chers, est aussi un point clé généralement sous-estimé du développement des NGO's. Ce développement ne s'obtient pas pas un mélange de magie et de bricolage : il est le résultat d'un investissement. Il n'empêche que l'extension du salariat au secteur non lucratif fait ainsi apparaître en creux une réalité plus triviale : le management de la plupart de ces entités représente en lui-même un point critique.

Cela met d'abord en cause le système de sélection ou de compétence. Dans l'entreprise, ce n'est pas tant qu'un dirigeant nul est viré (il est vrai qu'on en éjecte aussi de bons pour de mauvaises raisons), c'est qu'un élément nul peut difficilement espérer devenir dirigeant, sauf peut-être dans le secteur public où l'on raisonne parfois encore davantage en termes de statut que de compétence. Sauf scandale majeur, le secteur non lucratif est donc généralement plus tolérant. En quoi le mode de sélection s'y apparente à celui majoritairement en vigueur au sein des appareils politiques, soit la promotion par la médiocrité sous ses nombreuses variantes : démagogie, idéologie, alliances, services, loyauté, recasage, etc. De délicats équilibres politiques au niveau des conseils d'administration peuvent aussi conduire à des compromis par défaut. Et l'on voit parfois des gens nommés à ces fonctions soit parce qu'ils deviennent un problème pour leur entité d'origine soit parce qu'ils y sont en situation de transition vers autre chose. Ce qui, en général, finit par se voir.

Il y a ensuite un problème de culture ou de méthodologie. Faiblement dirigées, que ce soit au niveau de leur conseil d'administration, de leur leader ou de leur équipe de management, un certain nombre de ces entités naviguent à vue. La stratégie y est perçue le plus souvent comme un luxe, au fond, inutile ou bien elle se résume à une documentation aussi joliment présentée qu'intellectuellement confuse. A l'inverse, les entités les plus soumises à la pression de leurs actionnaires sont capables de changer de stratégie tous les trimestres ce qui, à tout prendre, représente une situation pire encore dans laquelle l'illusion des présentations et les vicissitudes de la politique triomphent des exigences du bon sens et des vertus de l'action. Dans un tel contexte, la capacité à animer un projet avec les qualités requises - clarté de la communication, soutien aux équipes, suivi des actions - oscille alors le plus souvent entre inexistence et approximations.

Si l'on applique à ces situations la grille d'analyse - les fameux "7 S" - de Peters & Philips : structure, strategy, systems, skills, staff, shared values, style, reste alors la question du style. Pour quelques bons exemples de proximité et d'exemplarité, combien de styles de management marqués par un mélange de suffisance et d'insuffisance ? Faible constance, absence de réactivité, généralités inopérantes, amateurisme, désordre... La liste de ces insuffisances serait longue. La plupart du temps, l'absence de pilotage réel dénote en réalité l'absence d'un leader ou d'une équipe de direction à la hauteur de la tâche.

On l'aura compris : au-delà d'un petit nombre d'exemples remarquables et de quelques honnêtes réussites, de larges pans du secteur non lucratif apparaissent en déshérence. Son utilité sociale évidente comme son potentiel de mobilisation rendent pourtant cette situation aussi choquante qu'inacceptable. Ils doivent conduire les conseils d'administration, les instances de conseil mais aussi les populations concernées et les donateurs à jouer pleinement leur rôle de sanction, d'orientation, de critique et de contrôle pour faire en sorte que l'objet social de ces associations retrouve sa portée et sa force et que leur action renoue avec le sens des responsabilités et de l'efficacité sans lequel leur légitimité ne saurait être établie.

Il est hors de portée pour la plupart d'entre nous de changer le monde. Il est en revanche possible et nécessaire de mettre les instances associatives dans lesquelles nous sommes impliqués en situation d'accomplir de réels progrès pour les communautés qu'elles représentent.

 

23/09/2010

NGO's (1) Le développement à la peine

Pour avoir un peu côtoyé le secteur non lucratif sous des formes diverses - fédérations professionnelles, institutions universitaires, fondations et associations diverses -, je vois deux enjeux de progrès évidents pour ce secteur : le développement et le management.

En temps de crise, le problème du développement de ces entités non lucratives est évidemment posé avec acuité. Les donateurs - entreprises, institutions, particuliers - étant eux-mêmes soumis à une contrainte budgétaire renforcée, l'effet du resserrement des ressources se répercute naturellement sur ce secteur. Et avec d'autant plus de violence qu'elles ne disposent, au sens du marché, d'aucun levier de ressource propre.

Cela conduit dans la plupart des cas à une mise en berne de la plupart des programmes menés. C'est la mauvaise option, celle dans laquelle on veut continuer de tout faire à un niveau d'intervention moindre : moins de confort au sens matériel s'accompagne alors d'un confort intellectuel renforcé qui oscille en réalité entre léthargie et cécité. La bonne approche, c'est celle de la remise en cause. On ajuste la voilure, mais on le fait d'une façon cohérente et porteuse au plan stratégique en se reposant les questions de fond : quelle est notre mission fondamentale, notre valeur ajoutée propre, sur quoi devons-nous impérativement nous concentrer et comment être plus efficace dans la mise en oeuvre de ces missions ? de façon à simultanément passer la crise et préserver l'avenir.

Au-delà de la crise, une logique malthusienne aussi étrange que bien ancrée est pourtant à l'oeuvre dans la plupart de ces entités. Or rien ne permet de penser que les dons soient durablement limités à environ 2 % du revenu des donateurs (en moyenne aux Etats-Unis selon une étude récente) ni que la "bonne gestion" implique de ne pas dédier plus de 15 % des ressources associatives aux activités de fundraising. Du côté des dons d'abord, la moyenne cache des disparités importantes : les faibles revenus, comme l'a montré de façon spectaculaire la campagne d'Obama, contribuent davantage proportionnellement que les hauts revenus ; et les personnes engagées et de conviction, religieuse par exemple, sont aussi généralement plus généreuses.

Bref, rien ne doit conduire à auto-limiter l'effort de levée de fonds en fonction à la fois d'un plafond général supposé de donation et d'un montant limite à investir dans ces activités, dont la seule justification réside dans les abus qui ont pu être commis par le passé et la nécessité corrélative d'un contrôle public renforcé. Si le fundraising est le marketing du secteur non lucratif, alors il y a bien un enjeu de dynamisation et d'élargissement du marché ou du territoire social des dons.

A l'évidence, les Pouvoirs publics ne peuvent tout faire et l'impôt tout prendre en charge. Par ailleurs, dans une société fragmentée et complexe, l'action proche du terrain, décentralisée si l'on veut, de la société civile prend autant de sens que son potentiel d'engagement retrouve de la vigueur - notre pays se calera bientôt là-dessus sur les pratiques américaines.

Or cette approche nécessite d'autant plus de passer à la vitesse supérieure que l'objet-même de ces associations relève souvent d'un certain degré d'urgence (les causes humanitaires par exemple) ou d'importance (la recherche contre telle maladie, l'éducation de telle population cible, etc). Viser des progrès limités ne présente dans ce contexte qu'un intérêt lui aussi limité : ce n'est pas une amélioration incrémentale qu'il faut viser c'est la pleine éradication d'un fléau ou le plein exercice d'un droit !