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05/12/2010

Dircom, un métier qui se transforme (3) La passion de résoudre (de l'inspiration à l'ingénierie)

On ne le dira jamais assez : prendre un job, c'est offrir de résoudre efficacement un certain nombre de problèmes dans son domaine de compétences. Cette approche fait d'ailleurs plus largement une différence croissante, en termes de leadership, entre ceux qui remontent les problèmes et ceux qui proposent des solutions.

Or la communication au sens large est un domaine qui laisse souvent le management démuni ou sceptique. L'exposition personnelle peut y être forte - la technique s'y efface devant l'engagement - et c'est aussi une matière dans laquelle l'émotionnel ou l'irrationnel ont la part belle, ce qui n'est pas a priori le domaine d'expression naturel de l'ingénieur ou du scientifique.

Il faut avoir côtoyé des responsables qui ont eu une expérience négative marquante avec les médias pour prendre la mesure de cette réticence qui peut du coup tourner à l'aversion. Dans certains cas, cette mauvaise expérience n'est qu'un prétexte : on s'est tellement evertué à vouloir imposer au cadre de l'interview son style et ses règles que le résultat ne constitue guère une surprise. Dans d'autres, elle reflète une défiance sincère issue d'une expérience malheureuse qui peut fort bien, s'agissant d'un domaine par définition visible et impliquant au plan personnel, s'accompagner d'une véritable blessure psychologique.

Dans ce contexte, le dircom a deux missions essentielles : convaincre que la communication peut être, non un champ de mines anti-personnel, mais un levier collectif puissant pour résoudre un certain nombre de problèmes ; mettre en place les dispositifs qui vont permettre de trouver la meilleure adéquation possible entre un problème et un ensemble de solutions.

De ce point de vue, le dircom est un sherpa au double sens du stratège, du conseiller et de l'homme de terrain, du guide au sens concret et parfois escarpé que donne à ce terme l'avant-guarde des équipées en montagne.

Stratège, cela fait belle lurette qu'il a appris à se concentrer sur le problème plus que sur l'outil. Il y a même un certain nombre de situations où la meilleure position consiste à recommander... de ne rien faire ! C'est le cas par exemple d'une crise médiatique puissamment irrationnelle et dépassant l'objet de l'entreprise, dans laquelle il s'agit moins d'entrer que de sortir, qu'il s'agit moins d'alimenter que de faire dévier. Ce n'est pas qu'il s'agit alors de ne rien faire à proprement parler, il s'agit seulement d'envisager et de traiter le problème différemment en se basant sur une analyse stratégique attentive du contexte et en utilisant le rapport des forces en présence. Dans le même registre, il faut aussi parfois mettre un frein aux vélleités de nouveautés totalement déconnectées des besoins et du terrain. Je me souviens ainsi avoir stoppé net sur un site un projet d'intranet d'autant plus fumeux qu'il y avait un besoin criant de présence managériale sur un terrain laissé en déshérence.

Guide, il sait aussi mettre les mains dans le cambouis quand c'est nécessaire. J'ai raconté ailleurs dans quelles circonstances j'ai été amené, quelques mois après avoir pris mon premier job de dircom, à repeindre en pleine nuit une série d'insultes adressées à la direction générale la veille d'une visite du président sur le site... Tandis que le DRH tenait l'échelle, j'effaçais au pinceau les séquelles d'un malentendu persistant. Un collègue dircom disait lors d'un atelier récent : "Mon métier consiste à organiser la convergence des signes". Force est de constater que la peinture d'art est un volet encore trop méconnu de cette noble vocation.

Autre exemple, heureusement moins caricatural celui-là. On lance une démarche de changement d'ampleur et un comité d'ingénieurs exige une plaquette sur le sujet pour convaincre les foules du bien-fondé de ses vues. C'est un travers d'ingénieur précisément, lié à une fascination pour les objets : n'existe que ce qui est tangible. Et il faudra batailler un peu pour promouvoir une autre approche, plus complexe, plus "politique" mais aussi plus efficace de l'ingénierie à mettre en place, dans laquelle les supports de communication auront un rôle d'accompagnement plus que d'amorçage.

"Combien d'exemplaires distribués ?" demande l'ingénieur. "Combien de convaincus prêts à agir ?" lui répond le dircom. Car si le changement doit en effet se traduire progressivement à travers toute une série de signes visuels - et davantage à travers de premières réalisations que des déclarations d'intention -, jamais en ce domaine une plaquette, aussi bien faite soit-elle, ne pourra se substituer au contact direct entre les dirigeants et les équipes pour engager un véritable dialogue aussi bien sur la nécessité du changement et la vision qui le supporte que les actions à mettre en oeuvre et les résultats que l'on en attend - bref, pour créer les conditions d'une véritable adhésion.

La capacité à tester des solutions, à passer du concept à l'outil et de l'effet à la mesure est finalement un cheminement sur lequel l'ingénieur et le communicant - qui représentent sans doute les deux logiques les plus opposées dans l'entreprise - peuvent se rejoindre. Lorsque l'on passe des laboratoires à l'industrie, sciences humaines et sciences dures se retrouvent après tout à la même enseigne. Personne n'a de recette miracle et il y a en effet dans les deux fonctions, au meilleur sens du terme, une science du réel, un art du bricolage, de l'expérimentation et de l'adaptation - technique pour l'un, politique pour l'autre - qui, pour un niveau de maîtrise donné, peuvent se faire écho, le résultat obtenu faisant l'arbitrage. Les meilleurs ingénieurs savent bien que l'on ne fait rien de bien sans adhésion, et les communicants les plus redoutables, sous l'inspiration, n'oublient jamais l'ingénierie. Il y aurait ici en somme une commune esthétique de l'efficacité.

Résoudre, c'est donc faire - les ennuis en sus. Plus spécifiquement, dans le domaine de la communication, résoudre, c'est parfois déminer ; mais c'est le plus souvent ressouder ce qui a été disjoint, recoller ce qui a été déchiré, assembler ce qui a été séparé. De la passion comme moteur, on passe ainsi très sûrement à la relation comme territoire.

04/12/2010

Dircom, un métier qui se transforme (2) La passion de convaincre (l'écosystème ou la guerre)

La passion de comprendre est à la fois un goût et une exigence : elle n'est évidemment pas une finalité en soi. Cela fait une différence au plan des contenus entre l'intellectuel, ou disons plutôt l'expert, qui recherche la maîtrise exhaustive d'un domaine donné et le dircom qui cherche, dans plusieurs domaines, ce qu'il lui est nécessaire de savoir pour bien faire son métier. L'un cherche principalement à comprendre, l'autre à influencer. C'est dire que pour le dircom, la volonté de comprendre ne prend tout son sens qu'au service de la passion de convaincre.

Or si comme le dit Eric Albert, la France est le pays le plus anti-capitaliste au monde, celui qui entretient la relation la plus conflictuelle avec le capitalisme, alors on mesure immédiatement la part de... souffrance qui entre aussi bien dans l'étymologie que dans le déploiement de cette passion. Et la difficulté qui se présente à celui qui a pour mission essentielle de défendre les intérêts de l'entreprise, qui plus est, au beau milieu d'une crise économique et financière ravageuse.

Toutes les fonctions de l'entreprise partagent le poids des décisions difficiles et les soubresauts des crises. Mais sur ces sujets houleux, soit comme porte-parole soit comme conseil - à la manoeuvre dans tous les cas -, le dircom est en première ligne. Dépêché il y a quelques années auprès d'un site dont nous nous apprêtions à annoncer la fermeture, je vois une armée de journalistes s'impatienter devant l'usine tandis que le comité d'entreprise lançant la procédure s'éternise. Toutes les télévisions, la presse régionale bien sûr mais aussi les grands quotidiens nationaux et les radios sont là. Au bas mot, une quarantaine de journalistes attendent.

Je sens que la pression monte et je décide de jouer des obligations juridiques qui s'imposent dans cette situation pour aller à leur rencontre et engager avec eux un dialogue informel. Je commence par être agressé par un journaliste communiste qui me prend à partie en nous accusant de préparer un "nouveau Metaleurop", la société qui a annoncé quelques mois plus tôt une fermeture de site un peu plus loin par trois lignes de fax sans assumer aucune espèce de responsabilité sociale. Un scandale.

C'est d'emblée mouvementé, mais c'est aussi une entrée en matière idéale qui me permet très vite de cadrer le débat. D'abord, en rappelant que nous avons depuis des années fait tout ce que nous pouvions faire pour redresser la situation au prix d'investissements financiers, techniques et humains considérables ; ensuite en soulignant que nous sommes prêts à assumer entièrement nos obligations au plan social et environnemental ; enfin, une fois la tension retombée, en partageant avec eux les fondamentaux économiques du dossier qui mènent à cette conclusion (1).

Du coup, lorsque le directeur de l'usine vient à son tour à leur rencontre une heure plus tard, une relation a été établie, le terrain a été préparé et la position de l'entreprise paraît à la fois solide et responsable. Même si dans l'ensemble, les choses se passeront correctement grâce à la fois à la position de l'entreprise et la mobilisation des dirigeants et des équipes, les semaines qui suivront seront évidemment houleuses en portant une double logique de deuil et de négociation. Convaincre et entrer en conflit ont souvent partie liée, et nous avons d'ailleurs tort, nous disent les psychologues, de vouloir là-dessus éviter le conflit ou l'expression du mécontentement à tout prix : il est une part normale et importante du processus qui doit pouvoir s'exprimer.

Les choses se compliquent à cet égard d'autant plus qu'il faut aussi au dircom, pour faire correctement son job, c'est-à-dire pour avoir un minimum de légitimité et d'impact, avoir à la fois un pied à l'intérieur et un pied à l'extérieur de l'entreprise. Impensable dans ce job de se couper aussi bien du terrain que de son environnement : les déséquilibres, en la matière peuvent être ponctuels mais pas durables. Et je garde d'une erreur de jeunesse en la matière, qui découla alors de la nécessité absolue de sortir au plus vite d'une crise externe ample et générale, l'idée qu'il faut toujours solidement s'ancrer dans l'entreprise elle-même, quelle que soit la puissance de la tempête.

Une parole qui porte est donc à la fois informée - elle apporte un éclairage factuel - et audible - elle est comprise et acceptable. Ce que l'on verrait à tort comme un tiraillement est en réalité une source et même une force. C'est le cas de l'entreprise vers son environnement, mais c'est aussi le cas en sens inverse de la société vers la firme. De sorte que le dircom est aussi celui qui fait passer des messages vers la direction générale et peut ainsi conduire à modifier la perception d'un problème, la façon d'envisager une approche ou la définition d'une stratégie.

Convaincre n'est pas militer : avant de convaincre, il faut d'abord se convaincre ou se forger la meilleure opinion possible en fonction des éléments dont on dispose. Cela ne va ni sans capacité de discernement ni sans liberté de réflexion ou d'évocation. Pourquoi ? Parce qu'une éthique de conviction dans un système fermé, ça ne s'appelle pas plus une éthique qu'une conviction, mais une propagande, et que le sujet de la propagande, ce n'est pas l'écosystème mais sa destruction, ce n'est pas l'intelligence collective, c'est la guerre.

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(1) Au-delà du drame social évident propre à une telle décision - qui ne fait que commencer et où nous nous engagerons jusqu'au reclassement du dernier salarié -, j'ai aussi la certitude après ce que nous avons tenté depuis des années sur ce site, que c'est sans doute l'une des meilleures décisions que l'on pouvait prendre compte tenu à la fois de l'état critique de l'usine et des perspectives de développement nouvelles qu'elle ouvrira à la collectivité.

 

01/12/2010

Dircom, un métier qui se transforme (1) La passion de comprendre (l'architecture et le système)

On l'a longtemps annoncé. Nous y sommes. Le métier se transforme, profondément. Et c'est précisément parce qu'il se transforme qu'il faut partir des fondamentaux. J'en vois trois sur ce job à part qui, à mon sens, commence seulement à donner la mesure de ce qu'il peut faire (il était temps, on commençait presque à s'ennuyer) : la passion, la relation et la transformation.

Commençons par la passion.

On dira : ce que vous dites vaut pour bien d'autres métiers, où il s'agit bien plus de créer que d'annoner quelques leçons mal apprises. Et on aura raison. Sans passion, point d'excellence. Ou alors c'est que l'on confond encore l'intelligence et le talent et je souhaite bien du plaisir à ceux qui, au fond, ne sont pas encore sorti de la farce commode de la méritocratie à la française.

Dans le cas de la communication, la passion me semble, au sens fondamental du métier, prendre pourtant un tour particulier dans au moins trois directions : comprendre, convaincre et résoudre.

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Comprendre. Que disent parfois là-dessus les grands cabinets de recrutement (avec une frustration qui me semble honnête) ? En substance : nous ne sommes pas payés pour être créatifs, mais pour fournir  des gens qui rentrent dans des cases et qui, dès le premier jour, à la première heure, sont opérationnels. C'est évidemment une énorme blague. Que celui qui n'a jamais recruté leur jette pourtant la première paie. Par exemple, recruter un chef d'orchestre comme manager, après avoir écouté Pierre-Michel Durand, le chef de l'ensemble Prométhée, je trouve ça à la fois pas idiot et audacieux ; mais j'en laisse le soin à d'autres.

Vous vous souvenez du cinquième principe des Septs habitudes etc, de Covey ? Try to understand, then to be understood : "Cherchez d'abord à comprendre, ensuite à être compris". Or, à l'origine du métier de dircom, il y a la passion de comprendre (les journalistes disent souvent la même chose, mais leur sujet, c'est d'écrire, d'informer, de sensibiliser, non de transformer).

Comprendre ? Mais comprendre quoi, au juste? - Tout (c'est en quoi les dircoms sont de grands farceurs) : les métiers, les produits, la culture, la stratégie, les valeurs, l'histoire, les process, l'organisation... etc. Ce qui fait qu'au départ, le dircom est un type fatiguant. Une sorte de gamin de sept ans qui n'a pas encore compris qu'il y a des questions qui lassent parce que la réponse, somme toute, est relativement évidente (en quoi les dircoms sont parmi les plus grands farceurs de la planète après les dirigeants).

Il y a quelques années, on me confie une mission de relations extérieures dans le Nord de la France auprès d'une usine en piteux état - une partie d'un ensemble que le groupe a racheté quelques années auparavant, qui n'a pas vu passer d'investissement depuis une trentaine d'années de la part d'un type qui donne des leçons de bonne gestion industrielle à la première assemblée générale venue et que le groupe en question essaie de redresser tant bien que mal en bâtissant, autour d'un outil industriel modernisé et d'une équipe renouvelée, un projet industriel digne de ce nom.

Bien. Je fais quelques allers-et-retours entre l'usine et le siège. Sauf qu'au lieu d'aller faire le malin dans les salons du coin, je demande à un agent de maîtrise qui a près de vingt ans dans la boîte de me faire faire le tour de tous les points les plus critiques de l'usine, et il y en a un paquet. Au bout de deux ou trois semaines, je reviens au siège et j'explique au patron de la division, qui me suit, qu'il faut commencer par l'interne.

C'est à la fois une priorité objective, un élément d'engagement collectif et, compte tenu de la porosité évidente entre l'interne et l'externe au plan local (un ancien ministre, devenu le député-maire du coin, que j'ai été voir un peu plus tard, prenait évidemment ses informations dans l'usine), une source de crédibilité importante. Une parole véritable est ancrée dans le réel.

Fini la diplomatie : dans le Pacifique, il fallait être sur le pont ; là il faut mettre les mains dans le cambouis. A mon avis, c'est aussi pour ça que l'on m'y envoie avant de me refiler le job de dircom au siège. Une sorte de mise à l'épreuve parce que l'ambition ne fonctionne vraiment que si elle est au service d'une collectivité et ne peut embrayer sur aucun  projet si elle est privée à la fois d'engagement et de légitimité.

Sur la technicité d'un métier ou les difficultés d'un site, un nouveau contexte culturel ou une nouvelle stratégie, un nouvel investissement, un incident majeur, la sortie d'un nouveau produit ou l'émergence de nouvelles tendances sociétales... etc, je ne dis pas qu'il s'agit de devenir expert en tout - ce serait aussi fantaisiste qu'inutile -, mais à tout le moins d'échafauder quelques repères, de bâtir une architecture autour du réel, des représentations, des positionnements, c'est-à-dire en gros, la trame de l'histoire et le système ou le réseau qui va permettre d'en suivre les développements.

Spinoza : "En ce qui concerne les affaires humaines, ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas s'émouvoir, mais comprendre." Le premier boulot d'un dircom, c'est d'ouvrir les yeux, de se taire et d'essayer de comprendre ce que c'est, ce qui se passe et où ça va.

25/11/2010

Management et créativité : avantage aux expatriés (il faut souffrir pour être bon)

C'est bien connu : les voyages forment la jeunesse... mais ce n'est pas tout, nous disent trois chercheurs en management (Maddux à l'INSEAD, Galinsky à Kellogg et Tadmor à l'Université de Tel Aviv) : ils font aussi de meilleurs managers, plus créatifs et plus entreprenants. Cet enseignement résulte d'une série de tests pratiqués auprès d'échantillons d'étudiants et de managers, y compris des professionnels en formation, associant des personnes ayant toujours évolué dans le même environnement culturel et des gens ayant au contraire vécu (et non seulement voyagé) à l'étranger.

Le test dit "de la bougie" par exemple qui oblige à voir et à utiliser autrement un des objets proposés pour fixer une bougie sur un mur de carton a montré un écart d'environ 20 % de bonnes réponses (60 contre 42) en faveur de ceux qui ont vécu à l'étranger. Un autre test appelé le "Remote Associates Task" met les participants en présence de listes de mots qu'il faut relier par un chaînon manquant. Par exemple, les mots "manières", "rond" et "tennis" doivent suggérer le concept de "table" qu'ils ont en commun. Là encore, un avantage net est obtenu par les étudiants ayant vécu à l'étranger.

Fait intéressant, cet écart se révèle plus prononcé encore lorsque les expatriés ont su s'extirper localement des communautés d'expatriés pour mieux aller à la rencontre des gens du pays et faire l'effort de s'adapter réellement à la culture du pays d'accueil. Un élément assez évident mais important à rappeler tant la tentation de reproduire son milieu ou de retrouver des membres de sa communauté d'origine se révèle souvent forte pour l'expatrié perdu au milieu d'un environnement parfois profondément nouveau, avec ce que cela implique de remise en cause. C'est spécialement le cas dans des expatriations "hors cadre", qui se font par exemple en dehors d'une mutation d'un siège vers une filiale au sein d'un même groupe (il faut d'ailleurs avoir connu les deux types de situations pour se faire une idée très concrète de ce qui les sépare radicalement).

Une étude complémentaire portant sur des managers d'origine israëlienne travaillant dans la Silicon Valley a également montré que les expatriés ayant séjourné suffisamment longtemps à l'étranger pour s'approcher d'une identité biculturelle étaient également mieux reconnus en termes de réputation professionnelle et étaient aussi promus plus rapidement que ceux s'inscrivant dans un contexte exclusivement monoculturel. Pourquoi ? Et bien, ces individus montrent une plus grande capacité à intégrer et à synthétiser des perspectives multiples. Cette aptitude particulière se traduit en général par un meilleur niveau de performance ainsi que par une plus grande capacité à proposer de nouveaux produits ou services.

Bref, plus l'on se confronte personnellement et concrètement à des cultures étrangères, plus l'on devient créatif, entreprenant, capable au fond de faire travailler efficacement les gens ensemble et de produire de "l'intelligence collective" selon l'expression qui revenait récemment avec force dans la bouche de participants aux "Danone Communities" qui réunissent des participants bénévoles mobilisés sur la cause du social business. Une autre façon en somme de valider ce que l'on sait déjà depuis longtemps : on ne se développe réellement qu'en sortant de sa zone de confort. Autrement dit : il faut souffrir pour être bon.

12/11/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (4) La parole et le projet (portrait de la business school en tribu)

Il en va au fond des bonnes équipes comme des bons profs, des bons chefs ou des amis : elles sont finalement assez rares. Quoi : cinq bons profs, trois ou quatre bons chefs, une poignée de vrais amis ? Pour les bonnes équipes, c'est du même ordre de grandeur avec un peu de chance, mais c'est souvent moins - j'en vois deux, trois peut-être pour ma part. Ou alors, on ne parle pas de la même chose et c'est ce qu'il nous faut à présent clarifier... Revenons à Cambridge. Cette fois, on est au beau milieu du programme - une phase d'alternance qui permet à chacun non pas encore vraiment d'appliquer ce qu'il a appris (il ne faut pas confondre ivresse et divagation), mais en tout cas d'y réfléchir d'une façon plus personnelle. Deux épisodes.

Le premier, c'est le retour en amphi de toute la promo. Une petite centaine de personnes qui viennent d'à peu près tous les coins du monde, représentent une très large diversité d'industries et couvrent à peu près toutes les grandes fonctions de l'entreprise. 42 secteurs économiques qui vont de la mine aux nouvelles technologies et de la banque à l'automobile, en passant par l'énergie, les télécommunications, la grande distribution ou le conseil. 37 pays qui vont de la Finlande au Nigeria et du Brésil au Japon, en passant par le Vénézuela, l'Italie, le Liban ou la Russie (et une participation des Américains limitée à 30 % pour conserver au programme sa diversité culturelle, bien qu'un nombre non négligeable d'entre eux soient aussi d'origine diverse). Moyenne d'âge : 42 ans. C'est un bel âge d'expression de potentiel et de conquête de nouvelles frontières.

Pour les raouts qui sortent de l'ordinaire, on sort des amphis habituels, McCollum et McArthur, et on se retrouve au bâtiment Aldrich au milieu du campus, entre le Bloomberg Center et la maison du Dean. C'est le cas pour cette remise en jambes. Or ce qui se passe alors et qui retarde le démarrage de la session, c'est que l'amphi, si solennel lorsque le programme avait démarré quelques mois plus tôt, commence à prendre l'allure d'un vaste rassemblement amical sous le regard réjoui de Rajiv Lal et de Vicky Good. On se tape sur l'épaule, on se salue chaleureusement, des blagues fusent, des discussions de travées s'improvisent un peu partout... A cette échelle, on ne peut évidemment pas parler d'équipe ; mais c'est une atmosphère d'amitié et de respect entre pairs, de plaisir à se retrouver, un climat d'ensemble quasi fraternel qui, inversement, ne compte pas pour rien dans une aventure collective digne de ce nom (1).

Le second épisode suit de près le premier. Le soir-même, et le lendemain matin très tôt (2), le living group qui a retrouvé son quartier général reprend ses travaux sur les nouvelles séries de cas : SAP, Google, Southwest, American Airlines, Zara, eBay, etc. Et là, miracle : les échanges sont d'une fluidité remarquable, les interventions des uns n'annulent pas celles des autres mais les interrogent, les complètent ou les mettent en perspective. Le rythme est bon, ni précipité ni hâché, on est dans la bonne dynamique. Il y a même de courts silences qui donnent de l'épaisseur à la réflexion collective ; et l'humour est un ingrédient modéré mais normal de la discussion. Ce n'est plus une collection d'individualités cacophonique, mais une bande qui a appris et pris goût à travailler ensemble. Des dribbles à n'en plus finir qui se terminent dans les coins, on est passé à l'art de la relance, de la transversale, du rebond, du une-deux. La parole circule, comme on dit dans les tribus mélanésiennes et, comme pour la monnaie, c'est en circulant que sa valeur augmente.

Que s'est-il passé ? C'est un groupe qui a appris à se connaître, plus en profondeur que dans la plupart des relations de travail ordinaires. On s'est livré un peu. Il a aussi donné l'occasion à ses membres de rendre explicites leurs valeurs particulières, qu'elles soient culturelles ou personnelles ; de délibérer et de se mettre d'accord sur les normes qui vont organiser la vie du groupe ; de clarifier ses processus, de définir et d'harmoniser ses objectifs, de s'engager chacun à en être une part active. Puis de faire régulièrement le point sur la bonne marche de l'ensemble par un mélange de debriefings collectifs et de feedbacks croisés. Au début, le processus, comme tout comportement qui n'est pas spontané, paraît forcément un peu laborieux. Et puis l'architecture finit par s'effacer et l'on ne distingue plus bientôt la lourdeur de la structure sous l'élégance sobre de la façade (3).

En réalité, depuis les travaux de Tuckman dans les années 60, la question de la performance de l'équipe est plutôt bien balisée et n'a pas reçu de développement théorique majeur depuis lors. L'essor de l'équipe s'organise autour de quatre grandes étapes. La phase initiale de formation (forming) tout d'abord est centrée sur la définition des objectifs. C'est une phase dans laquelle règne l'incertitude et la prudence. La courtoisie domine et l'on évite le conflit. Les choses se gâtent lors de la deuxième phase, dite d'agitation (storming) : les tensions et les conflits prennent de l'ampleur ; ils peuvent porter par exemple sur la direction d'ensemble ou l'attribution des responsabilités. Une compétition apparaît entre les membres du groupe, les arguments défensifs fleurissent de toutes parts. Cette étape - celle-là même que j'ai évoquée à propos des premiers pas du living group dans le post précédent - est normale et même, tous ceux qui se sont coltinés des projets de changement difficiles vous le diront : souhaitable. Sauf pour les convaincus de la première heure, un engagement réel passe en effet, à un moment ou à un autre, par le conflit. Pour adhérer et pour faire corps, il faut que ça accroche.

Passe-t-on à l'action pour la troisième étape ? Pas encore... On est alors à la phase de clarification des normes (norming). Les aspects émotionnels conflictuels disparaissent, les désaccords s'expriment de façon plus positive et constructive, le niveau de la dynamique de groupe s'élève et l'équipe peut alors tout à la fois affirmer son identité et assumer sa raison d'être. Les règles de fonctionnement sont en place et les échanges sont marqués par une relative fluidité. A ce stade, les récalcitrants n'ont guère d'autre choix que de se conformer au groupe et la cohésion se renforce (4). Quatrième et dernière étape : la phase d'action (performing), enfin, est quant à elle totalement opérationnelle. De l'élaboration des règles, l'énergie du groupe peut à présent se focaliser entièrement sur la réalisation des tâches. Et l'équipe peut désormais tourner à plein régime.

Pour compléter cette approche centrée sur le processus, plusieurs critères clés se dégagent des études pour expliquer ce qui constitue une véritable équipe : une taille raisonnable (plus de 15 membres pose un problème de coordination, 5 à 7 permet à l'équipe d'être vraiment efficace) ; des objectifs et des moyens clarifiés ; des membres engagés, porteurs du projet (y compris en l'absence du leader) ; des compétences à la fois clés et complémentaires fonctionnant en bonne synergie ; des processus de communication et de négociation fluides et flexibles pour s'adapter aux changements inévitables ; un climat de confiance et de soutien motivant et, bien sûr, un leadership de qualité avec un leader capable de jouer différents rôles selon le degré de maturité de l'équipe, les circonstances, etc.

Or, ce que l'on sait les uns et les autres empiriquement est confirmé par la recherche. Peu d'équipes atteignent leur niveau de plein régime et, en réalité, la plupart des équipes ne dépassent guère le deuxième, voire le premier niveau de cette progression... Un élan un peu court, qui en dit assez long sur ce dont nous parlons généralement quand nous parlons d'équipe (5). Mais qui explique, inversement, la puissance de la redécouverte de ce principe élémentaire qui permet de passer, sur une base collective exigeante et, dans les plus belles réussites, confraternelle, de la parole à l'action et du problème au projet.

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(1) En réalité, non seulement un tel climat ne vaut pas rien en effet, mais il me semble aussi qu'il pourrait constituer un but en soi dans la mesure où il exprime simultanément l'orgueil et l'ambition, c'est-à-dire à la fois la fierté d'avoir accompli quelque chose ensemble et la confiance dans la capacité à mener à bien le reste du boulot. Ce qui se dégage de l'équipe de France en 1998, à mi-parcours, n'est pas tout à fait la même chose que ce qui ressort douze ans plus tard. On voit bien à cet égard la dynamique vertueuse de l'affaire au plan de la causalité : une telle ambiance n'est pas alors indépendante du nombre de victoires déjà enregistrées au compteur ; mais c'est aussi un facteur qui favorise l'avènement de succès ultérieurs.

(2) Le travail personnel se termine couramment entre minuit et deux heures du matin et reprend en équipe entre 7 et 8h00 le lendemain, avec en moyenne environ 4 à 500 pages de dossiers à avaler, à analyser et à discuter chaque semaine entre les séances en amphi et les diverses réunions, auxquelles s'ajoutent, sur l'ensemble du programme, la lecture de quelques ouvrages de référence. Un vrai camp de vacances.

(3) Encore faut-il relativiser la lourdeur en question. Notre groupe a ainsi choisi de se donner un nombre limité de normes de travail, sous l'impulsion notamment de la France (tout arrive). Des normes peu nombreuses donc mais qui, bien choisies, suffisent à assurer à la fois un équilibre correct entre travail personnel et travail en groupe, et un bon fonctionnement de l'équipe. Pratiquement, Tamir et Padma sont pour beaucoup dans la réussite de cette affaire.

(4) On peut bien sûr chercher à tout concilier. Et il faut sans doute l'avoir tenté au moins une ou deux fois en effet pour réaliser combien toute tentative d'intégration face à une opposition marquée consomme une énergie folle pour un résultat médiocre - et finit surtout par compromettre le groupe et le projet lui-même. C'est l'erreur habituelle, repérée de longue date par la sociodynamique, qui consiste à se focaliser sur ses opposants plutôt qu'à s'occuper de ses alliés. Et c'est une erreur qui coûte cher à toute équipe parce qu'elle ne se contente pas de la freîner, elle finit aussi par la paralyser.

(5) Mon hypothèse là-dessus est qu'au fond, les équipes qui fonctionnent de façon sous-optimale, c'est-à-dire qui ne se sentent pas à titre principal détentrices d'un objectif commun, pourraient bien en réalité former une situation qui arrange tout le monde dans un univers culturel français, dont la politique fournit à la fois le symbole et le modèle, qui me semble davantage déterminé par l'individuel que par le collectif, par la contestation que par la construction, par la rhétorique que par l'action, et dans lequel les délices du pouvoir l'emportent sur la passion du progrès.