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18/09/2010

Comment ne pas finir en prison (et autres conseils utiles pour travailler et vivre heureux)

Après deux décennies d'hégémonie de Porter, Clayton Christensen est devenu une autorité à Harvard en matière de stratégie en développant la notion de "disruptive innovation" (innovation pertubatrice). Mais aussi significatif soit-il, un apport théorique ne suffit pas à faire d'un professeur brillant une autorité respectée : il y faut aussi, appelons ça comme ça, une dimension morale. C'est précisément à quoi s'attache Christensen en articulant sa dernière session de cours en MBA autour de trois questions : comment faire en sorte d'être heureux dans ma carrière ? Comment faire en sorte que ma relation avec ma femme et ma famille soit une source vivace de bonheur ? Comment, enfin, puis-je faire en sorte de ne pas finir en prison ?

Sur le premier point - la carrière -, le nouveau gourou de la stratégie est aussi simple que clair : le bonheur professionnel - et Herzberg ne dit pas là-dessus quelque chose de très différent -, ce n'est pas l'art de monter des deals financiers juteux mais de développer les autres. Gagner de l'argent et grandir sont deux choses non pas incompatibles (comme on ferait bien de le comprendre en France) mais différentes (comme on gagnerait à se le rappeler en Amérique). Saisir ou créer des occasions d'apprendre, élargir des responsabilités, contribuer au développement des autres en effet et être reconnu pour ses réalisations : cela suffit pour Christensen à (re)faire du management "la plus noble des professions".

Seconde question : la famille. Le problème des gens excellents selon notre stratège, c'est qu'il ont tout autant tendance à sur-investir dans leur carrière qu'à sous-investir dans les relations avec leurs proches. Ce serait même là une des causes majeures d'un certain nombre de désastres survenus dans quelques grandes entreprises ces dernières années et qui s'expliquerait assez simplement. Dans le monde corporate, une action positive est récompensée par une promotion, une augmentation, une reconnaissance, bref, une gratification plus ou moins immédiate. A l'inverse, élever un enfant prend une vingtaine d'années et, pour élever des enfants qui ont une forte confiance et une certaine estime de soi (notion toujours associée pour lui à une bonne dose d'humilité), il faut y penser tôt.

Troisième et dernière question : la prison, ou comment éviter d'y finir ses jours. Christensen établit là-dessus un parallèle avec la notion de coût marginal habituellement utilisée pour calculer la rentabilité de nouveaux investissements. Si le coût marginal du "just this once" (seulement cette fois-ci) peut, isolément, paraître assez faible en matière d'éthique personnelle, il entraîne en réalité vers une pente où les coûts de la répétition inévitable du mauvais comportement finiront par se révéler élevés. Si tout écart est une brèche potentielle, alors il est plus facile de se tenir aux principes que l'on s'est fixés 100% que 98% du temps.

Derrière ces trois questions, et en particulier derrière la seconde d'entre elles, il y au fond chez Christensen une approche guidée par le même principe central : mettre le but de sa vie au centre et, pour cela, penser tôt à ce qui fera pour nous la mesure ultime de notre succès. Etudiant, il confesse avoir consacré une heure chaque jour à réfléchir à ce sujet au lieu de faire davantage d'économétrie. "C'est la chose la plus utile que j'aie jamais apprise, confesse-t-il, et peut-être la chose la plus importante apprise à Harvard".

Il a raison. C'est que cette sorte de gymnastique philosophique finit par donner un gouvernail solide et utile pour allouer son temps, son énergie - son talent propre - et guider vers l'objectif de développement par lequel Christensen commençait son propos : "Don't worry about the level of individual prominence you have achieved, worry about the individuals you have helped become better people".

 

 

30/08/2010

Gupta et les nouveaux médias (3) : Return on Influence

On se souvient des deux premières recommandations adressées par Sunil Gupta aux dirigeants s'interrogeant sur l'intérêt d'un investissement dans les réseaux sociaux : de l'immersion pour prendre la mesure du potentiel des nouveaux médias et de la réflexion pour mettre ce potentiel en perspective avec la stratégie de l'entreprise.

L'étape suivante impose naturellement de définir des objectifs clairs. Trois grands domaines se présentent en matière de web 2.0 appliqué au business. La recherche en marketing d'abord - un terrain sur lequel le patron du marketing de Best Buy a créé un blog qui lui permet non seulement de présenter les nouveautés de la chaîne, mais aussi d'être en prise directe avec le feedback de ses consommateurs.

La construction de la marque ensuite. Même les marques réputées "ennuyeuses" telles que Liberty Mutual ou Best Western Hotels peuvent avoir un intérêt à explorer ce terrain. C'est ainsi qu'avec son "Responsibility Project", Liberty Mutual a engagé un dialogue riche avec ses clients centré sur une réflexion pratique s'appuyant sur des histoires illustrant la notion de responsabilité. Et que Procter & Gamble invite les consommateurs à partager leurs affinités avec les produits de la marque, suscitant ainsi une campagne qui a généré une promotion significative par les consommateurs eux-mêmes.

Des objectifs clairs gagnent enfin à être également définis en matière de déclenchement des comportements d'achat. C'est une stratégie que met par exemple en oeuvre Dell auprès de ses fans sur Twitter en les tenant informé de ses promotions en temps réel. Une initiative qui a permis à la célèbre marque d'ordinateurs de générer $6,5 millions en deux ans. Et Dell estime qu'il ne s'agit là que d'un début.

Quatrième étape : l'engagement, c'est-à-dire la capacité à proposer des contenus qui suscite à la fois l'enthousiasme et le buzz. Ces contenus se doivent d'être à la fois pertinents, personnalisés, interactifs, intégrés et authentiques. C'est ainsi que Ford a invité une centaine de consommateurs à partager l'expérience de la conduite d'une Ford Fiesta pendant six mois sur différents réseaux sociaux. Résultat : la création d'une liste de 50 000 emails à travers une campagne de promotion menée par les utilisateurs eux-mêmes. Idem pour Nike à travers la Nike+ community qui permet à deux millions de consommateurs d'échanger des informations sur les temps de course, en particulier à travers la course The Human race courue dans 27 villes et 16 pays. Résultat de cette initiative qui a accompagné les eforts de repositionnement de la marque : une part de marché passant de 48 à 61% entre 2006 et 2008.

Dernière étape : l'évaluation. Parce qu'à la différence des campagnes s'appuyant sur la recherche de mots clés, il peut être délicat de calculer un retour sur investissement pour les réseaux sociaux, certains managers lui préfèrent la notion de retour sur influence à travers des indicateurs tels que les pages vues, le nombre de fans ou d'affiliés (sur Facebook, Twitter ou LinkedIn) ou le "buzz tracking". En recourant à l'ensemble de ces outils, le fournisseur de logiciels, Hubspot, se donne ainsi les moyens à travers une analyse des données en temps réel d'optimiser ses différentes canaux de distribution.

S'immerger, mettre en perspective les réseaux sociaux avec la stratégie de l'entreprise, définir des objectifs clairs, proposer des contenus attractifs, puis évaluer et ajuster le processus : la démarche proposée par Gupta, Armstrong et Clayton a le grand mérite de donner des idées à la fois expérimentales et concrètes à ceux qui, derrière le potentiel grandissant de ces nouveaux médias, sentent déjà de nouvelles normes se profiler. Si ces arguments ne suffisent pas à convaincre les autres sur le terrain commercial, la montée des nouvelles générations à l'intérieur de l'entreprise pourrait, sur le plan managérial, s'en charger avec encore plus de vigueur.

07/08/2010

Les 3 "ex" du développement ou les RH version Spinoza

Suivons le sens de la formule précédemment évoqué. Les questions souvent complexes de la gestion de carrière et, plus encore, d'un développement de soi qui transcenderait la frontière entre personnel et professionnel, pourraient assez bien se résumer en trois orientations essentielles, soit les trois "ex" pour : explorer, exceller, exister.

En début de carrière tout d'abord, rien de tel que de se frotter à différentes expériences et divers milieux pour mieux identifier ce qui ne nous convient pas et ce que l'on aime au contraire. Les idées a priori en la matière, le plus souvent héritées d'une tradition familiale ou de l'influence des proches, ne valent pas rien. Mais elles ne garantissent pas, à l'inverse, l'adéquation entre une incitation générale et une réalité personnelle. Pas d'autres moyens donc que d'aller se frotter concrètement au réel avec le souci de découvrir et d'apprendre, bref d'explorer.

On peut ainsi partir d'un certain sens de l'intérêt général et découvrir qu'il est parfois mieux pris en charge par une entreprise ou une association inspirée que par une administration archaïque. S'amuser à appliquer une passion pour la philo au marketing qualitatif. Etre fasciné par le prestige de grands groupes avant de découvrir l'agilité et la créativité des start up. Faire d'études ethnologiques une ressource managériale, etc.

Seulement voilà : la vie professionnelle, ce n'est pas les Grandes Découvertes permanentes. C'est assez d'assumer vis-à-vis de l'inquiétude des proches ou de nos propres doutes cette exploration volontaire des débuts. Passé ces premiers tâtonnements, il convient donc de remettre un peu d'ordre dans la maison. Si l'exploration est une l'affaire de trois à cinq ans maximum, il faut alors, dans les dix à quinze années qui suivent, devenir bon - exceller - dans le domaine que l'on s'est choisi et vis-à-vis duquel, en explorant, on s'est normalement prémuni des mauvais choix stratégiques lors de la première manche.

On rejoint ainsi la préconisation d'Howard Gardner dans Les cinq formes d'intelligence à propos de ce qu'il appelle "l'esprit discipliné". Ancrer un talent dans une discipline donnée, c'est se donner les moyens de se développer dans une relative indépendance. Objectif : devenir une réference identifiée dans le domaine que l'on s'est choisi. Concrètement, cela indique que l'on a fait le tour d'un ensemble de problématiques et que l'on est capable d'appliquer à la plupart des problèmes rencontrés les meilleures pratiques de la profession. Il s'agit ici, au-delà de la maîtrise d'un ensemble de techniques, de posséder un mode de raisonnement idéalement adossé au bon comportement, un savoir-faire associé à un savoir-être pour reprendre une expression un peu convenue mais qui a le mérite d'être claire.

Vient la crise de la quarantaine. C'est le temps des remises en cause, accidentelles ou volontaires, et qui mêlent le plus souvent aspects professionnels et personnels. Avant la jubilation du second souffle, l'inconfort de l'inventaire. Comme le souligne Rajiv Lal, directeur du General Management Program à Harvard, cet inconfort est bien une partie nécessaire de l'aventure dans la mesure où l'on ne grandit vraiment qu'en dehors de sa zone de confort. Vient alors le moment d'exister : chemin faisant, on a appris des choses nouvelles, découvert des territoires inédits, fait des rencontres déterminantes, traversé des ruptures, compris différemment ce que l'on croyait savoir - autant d'éléments qui donnent l'occasion de confirmer une voie ou, au contraire, de la faire évoluer différemment.

D'où l'intérêt qu'évoquent aussi bien Howard Gardner que Jean-Claude Noël (Insead) d'avoir su, au cours de la phase précédente, cultiver les bases d'une seconde discipline, une "mineure" à côté d'une "dominante", qui aura alors l'occasion de s'épanouir dans la deuxième partie de la carrière en agissant soit comme un nouveau départ soit comme un renforcement de sa spécialité d'origine. Exister, c'est alors se mettre en situation de redonner sens et cohérence à un parcours mais aussi, dans le meilleur des cas, de passer de l'objectif d'être une référence professionnelle à celui de devenir un modèle. C'est-à-dire un individu capable non plus seulement d'exceller dans son métier mais d'en renouveler la vision et d'en faire évoluer les pratiques et, idéalement, en position aussi bien d'inspirer les plus jeunes que de conseiller les plus confirmés.

La formule magique n'exclut pas l'amélioration de la potion. A l'instar d'une historiographie qui combinerait l'histoire de la longue durée et l'effervescence propre des événements - "l'écume de l'histoire" aurait dit Braudel, il faudrait faire un sort, chemin faisant, à ce qui serait moins une étape longue qu'une addition de moments particuliers, moments qui seraient caractérisés moins par leur sens d'ensemble que par leur intensité conjoncturelle. Cette notion pourrait s'exprimer dans la combinaison s'exposer/exploser. A certains moments en effet, les étapes du développement sont marquées par des périodes de forte croissance dans lesquelles la remise en cause ou la prise de risque sont sensiblement plus élevées qu'à l'accoutumée. Ce sont des moments où l'on s'expose et dans lesquels, plus encore, on "explose", soit que l'on fasse l'expérience d'un échec très réussi soit, à l'inverse, que l'on sente soudain son potentiel tourner à plein régime et entraîner tout sur son passage. Désarçonnante ou jouissive, l'explosion s'applique tout particulièrement aux moments de transition entre les différents paliers de la carrière. Elle renvoie moins en réalité au développement professionnel qu'à une certaine puissance d'exister. Les RH si l'on veut, mais version Spinoza.

Explorer, exceller, exister : ce n'est certainement pas une trilogie scellée dans le marbre, mais à tout le moins un éclairage d'ensemble sur des étapes-clés qu'il revient à chacun de faire vivre à sa main et dont, pour ceux qui sont intéressés, les spécialistes du leadership tels que Bill George ou Richard Leider montrent bien à la fois la profondeur, la complexité - et l'importance décisive pour une vie, peut-être pas apaisée - comment pourrait-elle l'être vraiment avec la perspective de disparaître ? -, mais plus accomplie.

30/07/2010

PER, la formule magique

On n'est pas homme de communication pour rien. Je confesse un penchant pour les formules (et un ennui corrélatif pour le charabia) : elles simplifient des sujets souvent complexes, rendent les choses concrètes et guident l'action. Bien utilisées - et cela n'est pas vrai seulement dans le monde de l'entreprise -, elles sont un puissant moyen de mobilisation ou de changement parce qu'elles ont la vertu de focaliser sur quelques principes fondamentaux.

Elles ont aussi les défauts de leur qualité ou plutôt induisent, lorsqu'elles sont mal utilisées, un certain nombre de problèmes : la négation de la complexité, la sous-optimisation de l'intelligence collective ou encore le risque de l'incantation. Pour être tout à fait honnête, j'y vois aussi une limite de mon intelligence, rétive aux développements abscons dont on ne voit pas très bien, passé dix minutes, où ils peuvent bien mener (une autre partie doit pourtant se discipliner pour ne pas pas se laisser entraîner par un penchant pour une certaine forme de développements philosophico-littéraires). Bref, chacun son truc.

Je crois par ailleurs, dans tout processus de recrutement, de rapprochement, de coopération - d'intérêt partagé, à la force de la prise d'initiative dans la mesure où, au-delà des procédures, en apportant une contribution non sollicitée, elle témoigne à la fois d'une envie, d'un tempérament - de la possibilité raisonnablement envisageable d'un projet partagé. Le président d'une grande agence de communication me confiait là-dessus ces deux critères de recrutement fondamentaux : la passion, et l'habitude d'avoir tôt travaillé. C'est artisanal, et c'est très bon. Le premier critère garantit l'engagement - la "motivation intrinsèque" chère aux chercheurs du Centre de leadership d'Harvard, le second la débrouillardise, le sens du bricolage, une certaine idée de la nécessité, bref, la capacité à apporter des solutions là où tout le monde se lamente sur les problèmes.

Certains grand cabinets font d'ailleurs de ce dernier critère un paramètre essentiel de la détection de leurs potentiels internes - en clair, de leurs futurs leaders. Je souscris volontiers à cette philosophie, mais lui ajoute sans hésiter la capacité d'initiative ou, mieux, contributive qui se distingue du simple apport de solutions part le fait qu'elle n'apporte pas seulement la solution, mais le problème avec - problème auquel personne n'avait pensé, que l'on n'avait pas vu, ou que l'on ne voulait pas voir : c'est en quoi Victoria Secret a raison de faire du courage l'un de ces critètes de promotion interne. C'est aussi la différence entre Sartre et Pavlov, ou entre Honda et Kodak - bref, entre vivre intelligent (et préoccupé) et mourir imbécile (et heureux).

En travaillant à une étude et en me prenant à me laisser embarquer par le fil de mes pensées - un article qui porte en germe le potentiel d'un petit essai -, je m'interrompais en m'interrogeant sur ce que pouvaient être les qualités fondamentales, aux yeux de ses destinataires, de cette contribution. J'aurais naturellement dû commencer par là, mais ce n'était pas initialement le sujet ; je note d'ailleurs que le surgissement de l'inspiration vaut souvent mieux que le discours de la méthode, même si l'inspiration passe à peu près toujours chez moi par l'harmonie pour ainsi dire rythmique du plan.

Mais on s'éloigne du sujet du jour. Trois critères me sont venus sous la forme - revenons au point de départ de ce post -, d'une formule : les 3 "PER", et il ne s'agit ici pas davantage du "Price Earning Ratio" des analystes financiers que du "Plan Epargne Retraite" des salariés des grands groupes, mais de la combinaison de trois qualificatifs ordinaires.

Il me semble d'abord qu'une contribution de cette nature se doit d'être pertinente. Qu'est-ce que la pertinence ? A l'instar de la culture selon la formule célèbre attribuée à Herriot : ce qui reste quand on a tout oublié. Une qualité de lecture, la sûreté d'un jugement, une aptitude à mettre les choses en relation et en perspective d'une façon adaptée à une situation ou à une problématique donnée. Délicate synthèse entre l'apprentissage et l'innovation, la pertinence manque au directeur artistique (qui ne fait pas un métier facile, mais qui fantasme encore sur Warhol) aussi bien qu'à l'ingénieur de production (pareil - et qui fantasme, lui, sur Toyota) qui ne l'envisagent le plus souvent que sous l'angle de la reproduction ou, si l'on veut, de la réponse toute faite quand il faut penser questions à se poser et spécificité du problème.

Elle doit ensuite être percutante - et il faudrait d'ailleurs ajouter cette variable aux critères de recrutement susmentionnés. "Variable", parce qu'être percutant, c'est faire une différence, et une différence personnelle. En glissant de l'analyse à la synthèse, on change aussi d'échelle : de la décomposition on passe à la vision. Et la vision fait en effet la différence entre un blabla qui ne convainc personne (ou, comme on veut, qui ennuie tout le monde) et une percée qui ouvre des perspectives. C'est l'intuition de Napoléon à Austerlitz ou le plan de Von Manstein en 1940 : on ne gagne pas la guerre avec des armées de papier et des lignes Maginot.

Au passage, ce précepte dépasse le contexte d'une étude ou d'un recrutement : il s'applique, me semble-t-il, tout particulièrement au terme de la première année d'une prise de poste. Assez de temps pour apprendre, pas suffisamment pour cesser de réfléchir, pour relâcher la tension de la remise en cause. Bref, le moment idéal pour proposer un autre regard, une synthèse inédite, une perspective nouvelle.

Cette contribution se doit enfin d'être performante. Comment pourrait-elle l'être, si elle n'est qu'une étude ? C'est tout simple : elle met tout le monde d'accord sur deux points : c'est juste (c'est la bonne approche intellectuelle) et profitable (c'est le bon business model). C'est qu'elle sait aussi modéliser, quantifier ou qualifier les résultats à atteindre, et voilà tout. Parce que sans le sens du résultat, on peut causer de tout et arriver nulle part aussi sûrement. Ce qui ne fait tout de même pas beaucoup avancer les choses.

08/06/2010

Don Quichotte et les marchés

Ancien PDG du groupe pharmaceutique Merck & Co et ex-membre du comité pour les exportations et la compétitivité auprès du président des Etats-Unis, Raymond V. Gilmartin intervenait récemment à Harvard sur les questions de responsabilité sociale. Pour lui, aucun doute : la création de valeur pour l'actionnaire a vécu. Il est temps de "servir un but plus élevé : celui de création de valeur pour la société."

Traduisant cette orientation dans le domaine de la santé, Gilmartin affirme que "la médecine est pour les gens et non pour le profit" et que l'objectif du groupe qu'il a dirigé pendant une dizaine d'années a été de rendre les bénéfices de la médecine "accessibles à tout le monde". Exit l'actionnaire ? Pas tout à fait. L'idée ici, c'est de mettre en place avec rigueur et éthique une logique de long terme tranchant avec l'habituel court-termisme et permettant de privilégier une relation proche et de long terme avec les actionnaires de l'entreprise.

Pour étayer son argumentation, l'ancien patron de Merck est revenu sur la décision qu'il a prise il y a quelques années de retirer immédiatement du marché un médicament pour lequel une possibilité de risque cardiaque avait été identifiée. Montant du manque à gagner : environ 2,5 milliards de dollars. Bagatelle. Autant dire qu'une telle décision se traduirait par un impact considérable sur le cours de bourse. Mais il n'en fut rien et le cours de l'action enregistra même une hausse de 3 % après l'annonce de retrait du médicament. "Be ready to take the heat" ("Soyez prêt à passer sur le grill") a résumé le PDG pour caractériser l'intensité controversée de pareilles décisions au carrefour du management et de la société.

C'est qu'en matière d'éthique, aucun arbitrage n'est possible pour Raymond Gilmartin qui voit dans cette philosophie non un obstacle mais, au contraire, un facteur favorable au développement des affaires sur le long terme. C'est ainsi que Merck s'est engagé à contribuer à hauteur de 50 millions de dollars sur trois ans à la lutte contre le sida au Botswana plutôt que s'y retrouver contraint à un moment ou à un autre par la société.

Au-delà de ces sujets majeurs de santé publique et pour que les choses soient tout à fait claires en interne comme en externe, Gilmartin considère même que le sens éthique figure au nombre des critères fondamentaux à prendre en compte pour la promotion des dirigeants. Cette approche doit également conduire non pas à faire de responsabilité sociale et environnementale une case séparée de l'activité de l'entreprise, mais une dimension intégrée à l'ensemble de ces activités.

C'est, sur le sujet, une position qui se défend et qui va d'ailleurs au-delà de l'entreprise (Rocard défendait la même approche il y a quinze ans sur les droits des femmes et c'est à une semblable évolution que sont aujourd'hui confrontés des organismes comme la HALDE en matière de diversité), mais qui doit sans doute recevoir des réponses au cas par cas selon le degré de maturité du sujet au sein d'un environnement donné.

Au-delà des considérations éthiques, c'est bien en faveur des approches de long terme que milite Gilmartin. Si les gens peuvent en effet accepter que des mesures difficiles, y compris des licenciements, soient prises pour redresser une situation de crise - sauf à mettre en péril l'organisation dans son ensemble -, les stratégies visant à maximiser le profit à court terme, qui figurent trop souvent parmi les premières mesures dans la tête de tout PDG nouvellement nommé, apparaissent extrêmement destructrices.

Le concept hallucinant de "chainsaw management" (management à la tronçonneuse) théorisé et mis en oeuvre il y a quelques années par Al Dunlap, multiples fraudes à l'appui, et qui fut sévèrement critiqué par John Kotter, constitue à cet égard l'expression paroxystique d'une cupidité américaine tournant à l'hybris la plus dévastatrice. Dans le contexte incertain et fragile créé par la crise des subprimes, le propos de Gilmartin paraît plein de bon sens, dans une tendance émergente et plus large, très sensible à Harvard, cherchant à réconcilier le profit de l'entreprise avec les bénéfices pour la société d'une façon qu'il est urgent de partager plus largement. Sauf à prendre le risque, à grande échelle, de fractures profondes et de nouvelles violences.

PS : Un vieux pharmacien juif rencontré l'autre jour dans le bus sur Broadway (il a fait la campagne de France et est intervenu avec la Croix-Rouge à Dachau) se révèle plutôt critique au cours d'une conversation improvisée sur les effets secondaires de la plupart des médicaments aujourd'hui commercialisés aux Etats-Unis. Le rôle de la Food and Drug Administration (FDA) ? Selon lui, une machine à avaliser les produits mis sur le marché par les grands groupes. Une opinion que semblent avaliser les récentes difficultés de l'administration Obama dans un autre domaine à contrôler le plan d'urgence mis en oeuvre par BP dans le Golfe du Mexique et qui pose, plus largement si l'on intègre la crise des subprimes, la question de la capacité des institutions à contrôler et à accompagner efficacement l'activité des grands groupes en termes à la fois de compétence et de politique. Le renversement de la charge de la preuve institué en Europe à travers des politiques comme REACH constitue sans doute une réponse extrême dans l'autre sens à cette dialectique contemporaine sensible de l'innovation et de la protection.