02/04/2011
Harvard (1.1.3) Business, philanthropie & politique (Tarun et le monde)
Tarun Khanna fait une entrée nonchalante dans l'amphi, un gobelet à la main, de petites lunettes derrière lesquelles il parcourt l'assistance d'un regard vif et rieur. La première séance est pour lui : un cas sur la marque de glace Ben & Jerry, une compagnie célèbre pour son identité sociale qui finit, après une vingtaine d'années d'une success story détonnante, par se rendre compte qu'il lui faut s'attacher le concours d'un manager expérimenté. Résultats à l'appui, il est alors temps en effet de remettre un peu d'ordre dans ses affaires, sans que la société se résigne pour autant aux changements qui permettraient à la marque d'assurer à la fois sa croissance et son indépendance. C'est Robert Holland, un ancien de McKinsey, qui s'y colle et qui devra d'ailleurs rapidement tirer les conclusions de son audace. C'était aussi un des credos de Herbemont & Cesar autrefois (1) : n'en déplaise aux héros, il y a des situations où les conditions du changement ne sont pas réunies et qu'il est généralement préférable de détecter avant de descendre dans l'arène.
Le problème avec les types surdoués
Face au sourire qui gagne progressivement les bancs de l'amphi au cours d'une introduction de tonalité plutôt personnelle au cours de laquelle Tarun raconte la soirée de la veille au cinéma avec ses enfants, l'un d'entre nous finit par lui signaler qu'une jambe de son pantalon est restée coincée dans sa chaussette. Même à Cambridge, l'usage du vélo n'a pas que des avantages. Aurions-nous à faire à une sorte de professeur Tournesol ? Rien de moins sûr. Tarun est le prototype-même du type brillant. Il décroche un diplôme d'ingénieur de Princeton avant d'obtenir son Ph.D à Harvard et fait ses premières armes comme analyste financier junior à Wall Street. Pourquoi vient-il donc quelque temps plus tard enseigner à Harvard ?
Quand je l'interroge un jour à ce sujet entre deux cours, il me répond, en arborant un large sourire, qu'il a un fort "esprit de compétition". Wall Street, ça devait être navrant. Est-ce mieux ici ? De son aveu-même, il lui arrive parfois de s'ennuyer en cours, ce qu'il masque en général plutôt bien en jonglant entre l'analyse du réel et sa modélisation, une idée lumineuse et une boutade de derrière les fagots. Un tel aveu mettrait fin aux jours pédagogiques de la plupart des enseignants, qui se gardent donc bien d'en faire la confidence à leurs élèves. Lui ne s'embarrasse guère des formes.
En réalité, Tarun n'est jamais là où on l'attend, trop mobile pour se laisser enfermer dans un espace prévisible, à la fois d'une intelligence rare, d'une franchise déconcertante et d'un commerce agréable comme l'attestera d'ailleurs un dîner amical que mon groupe de travail partagera avec lui dans un restaurant de la place - une tradition de l'Ecole. Bref, un type étonnant, qui rappelle qu'il ne faut jamais méjuger de l'apparente supériorité des types surdoués : elle n'est arrogante pour ainsi dire que par malentendu et révèle souvent, sous la maladresse, une réelle difficulté à s'intégrer, sinon une vraie solitude. Si tout cela passe chez lui, c'est sans doute par cette combinaison singulière du respect intellectuel qu'il suscite et de la concession joyeuse qu'il fait au folklore social ambiant. Je crois aussi que c'est parce que l'on sent chez lui quelque chose de différent. Mais quoi au juste ?
Nouveau modèle de développement
Son intuition de départ à l'époque, c'était de développer la recherche sur les pays émergents, en particulier la Chine et l'Inde, dont il est d'ailleurs natif et qu'il a quitté à l'âge de dix-huit ans. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'à l'époque, le le sujet n'était pas vraiment à la mode. Et qu'il en est aujourd'hui l'un des experts les plus en vue qui associe à une connaissance approfondie de ces problèmes une compétence solide en matière de stratégie et de gouvernance. Il a notamment publié un ouvrage de référence sur la montée en puissance des pays émergents (2). Il en publiera un autre, au cours du programme, sur les conditions d'une implantation réussie dans ces pays (3). Sa thèse centrale, c'est que dans des pays où le degré de maturité des institutions comme de qualité des infrastructures reste significativement en deçà des standards des grands pays développés, les entreprises occidentales qui veulent s'y implanter doivent non seulement apprendre à composer avec ces lacunes qui pénalisent le développement économique dans tous les domaines, mais plus encore s'engager à combler une partie de ces vides.
Tout se passe comme si les grands pays émergents montraient aux pays occidentaux la voie d'une autre manière d'envisager le développement travaillant davantage à réconcilier l'économie et la société qu'à les séparer. L'évolution inverse, en somme, de la tendance à l'oeuvre dans les pays développés depuis une trentaine d'années dans lesquels, sous l'effet des crises, d'une concurrence accrue et des exigences déraisonnables de la création de valeur (4), les entreprises se sont progressivement, et souvent brutalement, désengagées de la société et notamment des communautés dans lesquelles elles s'inséraient au profit d'un recentrage plus strict sur leur coeur de métier. Cette évolution est spectaculaire dans le cas de l'industrie minière : les crises violentes des années 80 ont ainsi conduit une société comme la SLN qui intervenait jadis en Nouvelle-Calédonie aussi bien dans la construction des routes que dans l'édification des écoles en passant par la gestion des approvisionnements de toute nature à liquider la plupart de ces activités à vocation sociale au profit d'un recentrage sur le coeur de son activité minière.
C'était alors une question de survie - le groupe avait même emprunté au milieu des années 80 pour payer les salaires - mais dont les gens, dix ans plus tard, avaient oublié la raison tout en conservant la mémoire des effets. Pour un concurrent aux aguets, ce fut un boulevard. Or, c'est une évolution inverse que nous a montré la Chine depuis que, portée par ses besoins considérables en matières premières, elle investit en Afrique en prenant en charge, sans rechigner, les infrastructures qui serviront à la fois ses investissements comme le développement des pays dans lesquels elle s'implante. Voilà ce que nous apprennent les pays émergents à la conquête du monde : que toute stratégie ambitieuse doit se réinscrire dans une logique de long terme et dans un co-développement mutuellement bénéfique pour les entreprises et les populations. Une logique de puissance revisitée en somme par les exigences du développement.
Idée + réseau + gouvernance : l'équation magique
L'inspiration de Tarun Khanna précisément, c'est que, partant des problèmes gigantesques qu'il a à résoudre, le monde émergent non seulement s'émancipe des figures imposées et à bout de souffle du capitalisme occidental en s'appuyant sur des logiques de puissance nationale, mais est aussi en passe de réinventer la notion même de développement. Or, de ce phénomène, Tarun ne se borne pas à être l'analyste éclairé : il en est également un acteur engagé. Sa grande idée, c'est de chercher à faire naître des projets à la fois économiquement rentables et socialement utiles en jouant d'un positionnement optimal sur l'échelle de la création de valeur entre, d'un côté, ce que les fournisseurs sont prêts à être rémunérés et, de l'autre, ce que les consommateurs sont prêts à payer.
Cette approche l'a conduit à monter plusieurs projets d'investissement remarquables en Inde. Dans le domaine de l'éducation, pour faire face à l'arrivée de dizaines de millions de jeunes sur le marché du travail dans les toutes prochaines années, il a ainsi conçu un modèle d'éducation assurant une formation de base solide à des diplômés opérationnels qui coûteront, en fin de formation, beaucoup moins chers que les jeunes gens qui sortent des meilleures universités indiennes. Le développement y gagne dans les deux sens : du côté de la croissance des entreprises et du côté de l'intégration des jeunes. Dans le domaine de la santé, il a proposé un système de détection du cancer basé sur un simple examen de la bouche capable, selon les spécialistes, de détecter 90 % des cancers. Les millions de gens qui étaient exclus de la prévention y entrent ainsi en masse en permettant l'éclosion d'un business aussi accessible que florissant. A chaque fois, la mécanique est la même : une idée innovante justement positionnée sur l'échelle de la création de valeur en jouant d'une effet de masse et vendue à un réseau d'investisseurs qui participent au montage du projet. Une fois le tour de table bouclé, une équipe de management se met en place et le projet se développe tandis que Tarun ne s'implique que dans la gouvernance de l'affaire, ce qui lui permet de veiller au bon développement de l'entreprise comme, le cas échéant, à l'évolution de ses placements.
Voilà l'équation magique qui lui permet de multiplier les initiatives (5) tout en conservant une capacité à explorer de nouveaux champs d'action. C'est comme si, du point de vue des stratèges, le management était une perte de temps, une contrainte pesante, ou pire encore, un exercice aléatoire. Le contraire, en somme, d'un directeur d'usine qui, chez les meilleurs d'entre eux, associent un sens réaliste de la performance avec une attention sincère aux gens. Mais son champ naturel d'investigation, de n'est pas l'usine, c'est le monde. Et sa grande idée, c'est de mettre en relation un grand problème avec une solution. Exemple : un problème d'alimentation colossal va se poser dans les années à venir en Asie. Où trouve-t-on les conditions qui vont permettre de produire des denrées de base à grande échelle ? Typiquement, dans les pays disposant encore d'immenses superficies agricoles non utilisées, par exemple au Brésil. Conclusion : il faut investir dès maintenant aussi bien dans l'agroalimentaire que dans les infrastructures du géant sud-américain. Elémentaire. Avec lui, le business devient une construction intellectuelle limpide. Une sorte de "Richesses du monde" grandeur nature.
Etre, avoir ou faire ?
Un autre exemple, qui n'est plus anecdotique qu'en apparence, me semble intéressant à un double égard. Constatant au cours d'un footing à Dehli que la tranquillité était sans doute l'un des biens les plus rares auxquels la population indienne ait accès, il conçoit l'ouverture de petites centres urbains dans lesquels on sert du thé, à très bas prix mais à grande échelle, pour offrir à chacun un moment de répit propre à l'extraire un moment à la fois de la foule et de la pollution. Cette idée me semble remarquable à un double égard. D'une part, elle est à la fois révolutionnaire et juste tant il est vrai qu'en matière de développement, on commet souvent l'erreur de se focaliser "sur le lourd" en oubliant cette sorte de supplément d'âme qui permet de ne pas traiter les gens uniquement comme des producteurs ou des consommateurs, mais aussi comme des êtres humains. Elle révèle, d'autre part, une mécanique intellectuelle sans cesse en mouvement, à l'affût de ce qui peut réellement faire une différence et créer de la valeur socio-économique là où les schémas de pensée en vigueur mènent à une impasse.
Cette mécanique est-elle le propre des esprits brillants ? Il faudrait d'abord s'entendre sur les mots. Il y a beaucoup plus de gens intelligents que nous ne le pensons ordinairement avec des formes d'intelligence différentes (5), qu'ils soient diplômés ou non et, inversement, beaucoup plus d'imbéciles qui, sans leur diplôme, aparaîtraient avec plus de netteté encore pour ce qu'ils sont. Mais il y aussi beaucoup moins, pour ne pas dire un nombre très limité, de gens brillants que ne le donnent à penser les facilités que nous prenons avec le langage. Un certain nombre de gens peuvent, par exemple, développer une vision du monde plus ou moins intéressante, mais qui se révèle le plus souvent sans prise sur le réel. Un responsable industriel rappelait à cet égard qu'il y a dans la vie trois grands types de motivation : être, avoir ou faire. A un moment ou à un autre, il me semble que la ligne de partage passe en effet par un certain rapport à la fois visionnaire et engagé à la transformation du monde ou, pour le dire plus simplement, par un rapport particulier au faire. C'est d'ailleurs le mot célèbre de Marx que Rajiv Lal avait cité, sans rire, dans sa séance inaugurale : "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe, c'est de le transformer"...
Pour remettre ce fatras idéologique en perspective, il faut rappeler que, dans le modèle américain, on cherche d'abord à faire fortune avant de passer à la philantropie, ce qui présente l'avantage d'une approche pour ainsi dire plus détendue de l'intérêt général et finit par réunir l'aisance matérielle avec les joies de l'influence (6). Une telle perspective n'est pas absente chez Tarun Khanna, qui imagine très bien jouer un rôle similaire d'ici quelques années avec, disons, une quinzaine de millions en poche. Modeste (à l'échelle américaine), sans être pour autant ridicule. Mais il y a davantage chez lui : sa vocation secrète - qu'il s'excusera presque d'avoir confiée un jour à la cantine et sur laquelle il reviendra par la suite pour la relativiser en public -, c'est de revenir jouer un rôle politique dans son pays si possible, au moins dans un premier temps, sur une fonction sénatoriale qui lui permettrait, dans la mesure où il s'agit d'une fonction soumise non à élection mais à nomination, d'éviter les petits tracas démocratiques ordinaires.
D'ailleurs, entre sa participation à plusieurs boards de grands groupes mondiaux, ses responsabilités académiques - président des activités d'Harvard en Inde, il vient aussi d'être nommé directeur de l'Ecole pour l'Initiative Asie du Sud -, son rôle de mentor vis-à-vis de jeunes start-ups, mi-entreprises, mi-ONG, dans lesquels il accompagne aussi quelques uns de ses étudiants (7), ses affaires et ses projets, il rencontre aussi volontiers à l'occasion des personnalités politiques diverses un peu partout dans le monde. Il nous confiera même, hilare, le soir de la clôture des devoirs de stratégie, qu'au cours d'une mission qu'il fit en 2004 en France sur les questions d'immigration qui l'amena à errer dans les quartiers Nord de Marseille (en se liant au passage d'amitié avec la population), il traita au retour le ministre de l'Intérieur de l'époque d'imbécile. Il se pourrait que pour Tarun, le chemin vers la politique fût encore un peu long et semé d'embûches.
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(1) Voir sur ce blog (à la rubrique "communication"), la série "Dircom, un métier qui se transforme (12) Animer : le terrain, des opposants aux alliés".
(2) Tarun Khanna : "Billions of entrepreneurs - How China and India Are Reshaping Their Futures and Yours" (Des milliards d'entrepreneurs : comment la Chine et l'Inde refaçonnent leur avenir et le nôtre), HBS Press (2007).
(3) Tarun Khanna & Krishna G. Palepu with Richard J. Bullock : "Winning in Emerging Markets - A Road Map for Strategy and Execution" (Gagner dans les marchés émergents : une feuille de route stratégique et opérationnelle), HBS Press (2010).
(4) Il est intéressant de noter à cet égard que ce point relatif à une recherche irrationnelle de rentabilité excédant le rendement moyen du capital sur longue période est également avancé par Mihir Desai, le professeur de finance, un libéral pur et dur, comme un facteur essentiel de la crise financière de 2008.
(5) Relire à ce sujet le livre remarquable de Howard Gardner : "Les cinq formes d'intelligence pour affronter l'avenir", Odile Jacob (2006). Le cours introductif, d'ailleurs curieusement plutôt recommandé aux non-anglophones comme s'il ne s'agissait que d'une question linguistique alors qu'elle me semble essentiellement de méthode, s'appuiera en grande partie sur les thèses de Gardner.
(6) Voir par exemple : "L'argent de l'influence : les fondations américaines et leurs réseaux européens", Ludovic Tournès, Autrement (2010).
(7) Tarun est membre de plusieurs conseils d'administration de grands groupes dans les secteurs de l'énergie, des transports et des sciences de la vie. Il est un administrateur actif de Parliamentary Research Services, une organisation gouvernementale visant à offrir aux parlementaires indiens une expertise indépendante en vue d'améliorer la qualité des choix démocratiques, et de Primary Source, une autre ONG ayant pour objectif de proposer des programmes permettant de mieux prendre en compte la notion de société globale dès l'enseignement primaire.
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08/06/2010
Don Quichotte et les marchés
Ancien PDG du groupe pharmaceutique Merck & Co et ex-membre du comité pour les exportations et la compétitivité auprès du président des Etats-Unis, Raymond V. Gilmartin intervenait récemment à Harvard sur les questions de responsabilité sociale. Pour lui, aucun doute : la création de valeur pour l'actionnaire a vécu. Il est temps de "servir un but plus élevé : celui de création de valeur pour la société."
Traduisant cette orientation dans le domaine de la santé, Gilmartin affirme que "la médecine est pour les gens et non pour le profit" et que l'objectif du groupe qu'il a dirigé pendant une dizaine d'années a été de rendre les bénéfices de la médecine "accessibles à tout le monde". Exit l'actionnaire ? Pas tout à fait. L'idée ici, c'est de mettre en place avec rigueur et éthique une logique de long terme tranchant avec l'habituel court-termisme et permettant de privilégier une relation proche et de long terme avec les actionnaires de l'entreprise.
Pour étayer son argumentation, l'ancien patron de Merck est revenu sur la décision qu'il a prise il y a quelques années de retirer immédiatement du marché un médicament pour lequel une possibilité de risque cardiaque avait été identifiée. Montant du manque à gagner : environ 2,5 milliards de dollars. Bagatelle. Autant dire qu'une telle décision se traduirait par un impact considérable sur le cours de bourse. Mais il n'en fut rien et le cours de l'action enregistra même une hausse de 3 % après l'annonce de retrait du médicament. "Be ready to take the heat" ("Soyez prêt à passer sur le grill") a résumé le PDG pour caractériser l'intensité controversée de pareilles décisions au carrefour du management et de la société.
C'est qu'en matière d'éthique, aucun arbitrage n'est possible pour Raymond Gilmartin qui voit dans cette philosophie non un obstacle mais, au contraire, un facteur favorable au développement des affaires sur le long terme. C'est ainsi que Merck s'est engagé à contribuer à hauteur de 50 millions de dollars sur trois ans à la lutte contre le sida au Botswana plutôt que s'y retrouver contraint à un moment ou à un autre par la société.
Au-delà de ces sujets majeurs de santé publique et pour que les choses soient tout à fait claires en interne comme en externe, Gilmartin considère même que le sens éthique figure au nombre des critères fondamentaux à prendre en compte pour la promotion des dirigeants. Cette approche doit également conduire non pas à faire de responsabilité sociale et environnementale une case séparée de l'activité de l'entreprise, mais une dimension intégrée à l'ensemble de ces activités.
C'est, sur le sujet, une position qui se défend et qui va d'ailleurs au-delà de l'entreprise (Rocard défendait la même approche il y a quinze ans sur les droits des femmes et c'est à une semblable évolution que sont aujourd'hui confrontés des organismes comme la HALDE en matière de diversité), mais qui doit sans doute recevoir des réponses au cas par cas selon le degré de maturité du sujet au sein d'un environnement donné.
Au-delà des considérations éthiques, c'est bien en faveur des approches de long terme que milite Gilmartin. Si les gens peuvent en effet accepter que des mesures difficiles, y compris des licenciements, soient prises pour redresser une situation de crise - sauf à mettre en péril l'organisation dans son ensemble -, les stratégies visant à maximiser le profit à court terme, qui figurent trop souvent parmi les premières mesures dans la tête de tout PDG nouvellement nommé, apparaissent extrêmement destructrices.
Le concept hallucinant de "chainsaw management" (management à la tronçonneuse) théorisé et mis en oeuvre il y a quelques années par Al Dunlap, multiples fraudes à l'appui, et qui fut sévèrement critiqué par John Kotter, constitue à cet égard l'expression paroxystique d'une cupidité américaine tournant à l'hybris la plus dévastatrice. Dans le contexte incertain et fragile créé par la crise des subprimes, le propos de Gilmartin paraît plein de bon sens, dans une tendance émergente et plus large, très sensible à Harvard, cherchant à réconcilier le profit de l'entreprise avec les bénéfices pour la société d'une façon qu'il est urgent de partager plus largement. Sauf à prendre le risque, à grande échelle, de fractures profondes et de nouvelles violences.
PS : Un vieux pharmacien juif rencontré l'autre jour dans le bus sur Broadway (il a fait la campagne de France et est intervenu avec la Croix-Rouge à Dachau) se révèle plutôt critique au cours d'une conversation improvisée sur les effets secondaires de la plupart des médicaments aujourd'hui commercialisés aux Etats-Unis. Le rôle de la Food and Drug Administration (FDA) ? Selon lui, une machine à avaliser les produits mis sur le marché par les grands groupes. Une opinion que semblent avaliser les récentes difficultés de l'administration Obama dans un autre domaine à contrôler le plan d'urgence mis en oeuvre par BP dans le Golfe du Mexique et qui pose, plus largement si l'on intègre la crise des subprimes, la question de la capacité des institutions à contrôler et à accompagner efficacement l'activité des grands groupes en termes à la fois de compétence et de politique. Le renversement de la charge de la preuve institué en Europe à travers des politiques comme REACH constitue sans doute une réponse extrême dans l'autre sens à cette dialectique contemporaine sensible de l'innovation et de la protection.
17:42 Publié dans Business, Harvard Report | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond gilmartin, industrie pharmaceutique, management, merck & co
19/01/2009
Un après-midi à la Bibliothèque Solvay autour de l'ambassadeur Eizenstat (climat, politique et communication)
Je participais dernièrement à un débat autour du changement climatique organisé par le think tank européen Friends of Europe avec le soutien du Nickel Institute. Invité d'honneur, l'ambassadeur Eizenstat, ancien secrétaire adjoint au Trésor et qui mena la délégation américaine au processus de Kyoto, avec notamment Peter Morgen Carl, ancien directeur général de l'environnement de l'Union européenne et conseiller spécial de la présidence française de l'UE.
D'un côté, l'Union européenne, à travers Peter Carl, se félicite de cette sorte de "double miracle" politique qui a vu à la fois le Conseil et le Parlement européens adopter le paquet énergie-climat promis par la présidence Sarkozy dans des conditions qui, si elles mécontentent encore quelques milieux écologistes, font globalement l'objet d'un consensus positif. En aparté, Peter Carl fait part du satisfecit remarquable qui, toutes sensibilités politiques et nationales confondues, conclut au Parlement la fin de la présidence française.
De l'autre côté, l'ambassadeur Eizenstat refroidit un peu les ardeurs européennes. Obama, dit-il en susbtance, et même si le climat est une des marques fortes de sa campagne, aura suffisamment à faire avec la situation économique intérieure. En outre, le calendrier domestique en matière de politique environnementale ne joue pas en faveur du processus de Copenhague, qui vient un peu trop vite dans un timing américain qui à la fois démarre plus tard et vient de plus loin. En outre, comme l'a montré l'échec de la ratification de Kyoto par le Congrès américain, un nouvel accord qui n'intègrerait pas d'une façon ou d'une autre le monde en développement, pour les BRIC pour l'essentiel, paraîtrait extrêmement fragile.
Les besoins des Etats-Unis en matière de d'investissement vert, notamment en matière d'énergie, sont vastes souligne pourtant Eizenstat, l'opinion comprendrait mal un arrêt du processus confesse le professeur Mc Shea - et nous finissons bel et bien par assister, en petit comité, un peu plus tard, à la relance officieuse - et historique - du dialogue euro-américain en matière de climat, mais enfin le calendrier reste extrêmement tendu et la dynamique, dans le meilleur des cas, primera sans doute sur l'objectif.
Pour l'industrie, que je représentais, le débat est l'occasion de casser l'image d'un acteur à la traîne en rappelant à la fois les progrès réels en matière de procédé des industries énergie-intensives - voir pour un exemple européen l'étonnante mine de dernière génération de Talvivaara, en Finlande -, la relation vertueuse existant entre maîtrise de l'énergie et intérêt économique et le rôle essentiel joué par les métaux en matière d'innovation technologique - 7% des brevets américains intègrent par exemple le nickel comme composant clé. Ce métal est aussi un élément stratégique des cinq technologies disponibles identifiées par le Groupe international sur le climat (IPCC) pour apporter des solutions solides à la crise climatique - essor du nucléaire, développement des véhicules propres, croissance des énergies nouvelles, montée en puissance des techniques de capture du carbone, dont Peter Carl a fait d'ailleurs un enjeu technique et commercial de premier plan au cours de ce débat.
Que retenir de tout cela ?
Sur le plan du climat, que 2009 sera une année à la fois décisive et compliquée mais qu'elle peut, malgré les difficultés liées aux contraintes propres des uns et des autres, reposer sur une certaine forme de coopération entre partenaires, y compris l'industrie dans un schéma qui rappelle celui, à la fois volontaire et pragmatique, défendu il y a quelques années par Hubert Reeves dans "Mal de terre" et qui a montré, sur la question des CFC, une efficacité indéniable.
Sur le plan politique, là encore au-delà des vicissitudes du moment, une exceptionnelle conjonction de talents pour ce débat dans un timing on ne peut plus parfait parfait côté européen, en retard mais prometteur côté américain. La Bibliothèque Solvay, à Bruxelles, s'impose à cet égard comme un espace remarquable de débat public et d'émergence de solutions créatives.
Sur le plan de la communication enfin, une avancée significative de l'industrie en termes de positionnement dans ce débat, qui rejoint les efforts récemment fournis par la FEDEM, la Fédération française des métaux, vis-à-vis du ministère français de l'équipement et du développement durable. L'importance aussi, sur un plan à la fois plus technique et stratégique, d'une stratégie de communication à la fois coopérative, intégrée et progressive - mais qui doit aussi, ainsi que le note avec malice un haut responsable européen, savoir défendre clairement ses positions.
Rappel salutaire qui signale assez, dans un monde européen trop souvent marqué par une certaine forme d'angélisme - et sans doute un monde industriel souvent tenté par des stratégies d'évitement - que la coopération n'est pas le contraire du conflit mais son double.
23:20 Publié dans Business, Environnement, Politiques publiques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rechauffement climatique, nickel institute, industrie, europe, sarkozy, fedem, ipcc
25/07/2008
Au pas de charge (le scénario stratégique et la modulation de la vitesse)
Au pas de charge. Cette affaire a commencé au pas de charge et, depuis plus de deux mois maintenant que je suis à bord, je ne m'en rends compte que ce midi, après toute une série de réunions productives ce matin qui lancent la nouvelle stratégie de communication de l'Institut, ou plutôt le passage de la stratégie à l'action. Pour le coup, je m'autorise à l'heure du déjeuner un décrochage d'une bonne heure et demie en remontant plus à l'Ouest, vers Queen Street, entre le Trinity-Bellwoods Park et la boulangerie française. J'ai l'impression, psychologiquement vraie, mais pratiquement exagérée, que c'est la première fois, au cours de ces deux mois, que je décroche un peu mentalement de cette focalisation.
Trop souvent en France, ce passage à l'action est à la fois méprisé et sous-estimé. François Jullien l'a montré en soulignant l'opposition entre le modèle européen et le modèle chinois. D'un côté, on pense d'abord et l'exécution, perçue comme une simple application mécanique dénuée de valeur ajoutée propre, devrait aller de soi ; de l'autre, un système dans lequel la définition de la stratégie apparaît, par contraste, minimaliste et n'est que le point de départ d'une action immergée dans le réel et attentive à ses facteurs porteurs, bref, une action qui ne serait pas une mécanique mais une modulation, et une modulation en harmonie constante avec son environnement. Je sais gré, de ce point de vue, à un des dirigeants australiens de notre industrie, d'avoir très tôt mis l'accent dans le processus stratégique, lourd et itératif par nature, sur cette exigence de pragmatisme.
Tout cela, la mise sur pied d'un premier plan de communication complémentaire pour 2008 puis, dans la foulée, l'élaboration du plan pour 2009 auquel nous travaillons cet été, a donc été très vite. C'est pourtant moins d'une vitesse absolue qu'il s'agit que d'un partage, d'une modulation des vitesses requises. Il y a la montée en puissance cadencée de l'élaboration, la vitesse plus lente de l'intégration des équipes dans ce nouveau projet qui doit alors passer du statut de plan préconçu à celui de scénario dont l'histoire est à écrire ensemble ; puis il y a encore, au-delà du temps intense de la crise, toujours envisageable par nature, le temps, non seulement de plus grande amplitude mais aussi plus ponctuel et concentré, de la liberté qu'il faut prendre, fût-ce au beau milieu de la bataille, pour s'assurer de la justesse de notre façon d'agir et de penser, en corrigeant au besoin chemin faisant les écarts et les erreurs.
Partager les vitesses et user des ressources que crée l'usage de vitesses différentes selon l'environnement dans lequel on agit. Cette aproche est possible dans une pratique culturelle de type française qui conserve toujours, me semble-t-il, une forme de distance critique, distance qui a vocation non pas à stériliser l'action, mais à la mettre en perspective, à lui tendre le miroir de son exécution. Il me semble à cet égard que l'Amérique du Nord - dont les boîtes de vitesses sont d'ailleurs toutes automatiques - méconnaît la subtile nécessité de ces réglages, notamment dans sa version américaine. On y va ou on y va pas ; l'entre-deux, ou plutôt l'association simultanée de dynamiques différentes, n'existe pas dans une telle aproche. C'est pourtant elle qui, outre qu'elle rend possible différents types d'action, permet aussi de corriger le mouvement en cours de route. C'est sa plasticité, sa force propre qui lui confère peut-être moins de puissance immédiate, mais plus de profondeur et de potentialités dans la durée.
Si, comme le dit Paul Virilio, la démocratie est un partage de la vitesse, le management ferait ainsi apparaître la nécessité d'un mariage des vitesses. Méconnaître cette dimension, c'est prendre le risque de passer à côté de points essentiels. C'est surtout se priver d'une grande partie du plaisir intellectuel et humain qu'il y a à emmener des aventures collectives, dont seuls les consultants en stratégie pensent qu'elle se réduisent in fine à l'adéquation et, pour ainsi dire, à l'absorption du réel par le Plan. Les consultants que nous avons embauchés pour aider à la mise en place de ce nouveau scénario ont joué un rôle très utile. Il est à présent temps qu'ils nous quittent : c'est le signe des missions réussies.
17:25 Publié dans Business | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : communication, stratégie, vitesse, Amérique du Nord, Chine, François Jullien, Paul Virilio
31/05/2008
De l'industrie en général et de l'industrie du nickel en particulier (rengagez-vous...)
Au terme d'une longue procédure de recrutement qui a commencé en octobre dernier et qui s'est achevée il y a deux mois, j'ai décidé de mettre un terme à mes activités de conseil aux Etats-Unis et de reprendre du service dans l'industrie comme directeur de la communication et des affaires institutionnelles d'une organisation internationale, dont le siège est à Toronto, et qui est en charge de la promotion du nickel au plan mondial dans une perspective de développement durable.
Un ancien dirigeant, venu lui aussi à l'industrie par le service public, m'avait prévenu, et un DRH de ministère avant lui alors que je prenais congé un peu précipitamment des ors de la République : lorsqu'on quitte la fonction publique pour l'industrie, on n'y revient pas. Un autre, plus récemment, m'interpela avec humour : - "Comment, vous êtes sorti de cette branche et vous voudriez y revenir ? ". La réponse, au fond, est assez simple : j'aime cette industrie - j'ai dit ailleurs (et je rappelais encore hier au déjeuner à un camarade de jeu de chez McKinsey) ce que je dois à Eramet, que je retrouve par la même occasion -, les gens, généralement bien, qu'on y rencontre et les défis, le plus souvent compliqués, qu'il faut y relever.
Trois éléments particuliers sont venus, en l'espèce, ajouter à ces considérations générales. En premier lieu, la portée globale de la fonction : d'un point de vue technique, que le poste soit localisé à Toronto, Londres ou Shanghaï n'a guère d'importance. Il est définitivement, non pas seulement international, mais bien global, obligeant en permanence au meilleur ajustement possible entre les orientations et leur mise en oeuvre et à une créativité stratégique à multiples facettes. S'il y avait un doute à ce sujet, le rythme et le mouvement de l'entrée en matière entre l'Amérique du Nord, Londres, Bruxelles et Paris et, bientôt, l'Asie a eu tôt fait de le dissiper.
Second élément : une dimension "affaires publiques", institutionnelles ou gouvernementales, comme on voudra (les formulations varient selon les aires culturelles et les organisations), à l'évidence, non pas exclusive comme on pourrait le penser spontanément, mais à tout le moins prédominante. Partout, un dialogue nourri et responsable, conforme à la vocation de l'Institut, s'impose avec toutes les parties prenantes et notament avec les Pouvoirs publics.
Troisième élément enfin : une portée développement durable intimement mêlée à la partie communication et l'exigence, là-dessus, d'avoir à penser, et à communiquer, au-delà des évidences de l'époque. Prenons la question du CO2 : il faut beaucoup d'énergie pour produire une tonne de nickel. Mais la durée de vie des matériaux en acier inoxydable (qui représente deux tiers des débouchés du nickel) est quasi infinie, non seulement en raison de la robustesse du matériau en lui-même, mais aussi de sa très grande recyclabilité - si bien que, rapportée à son cycle de vie, la contribution du nickel à l'émission globale de carbone devient négligeable (elle l'est d'ailleurs aussi en chiffres absolus comparés à d'autres secteurs)..
A travers une problématique qui mêle des dimensions globales, publiques et environnementales, je découvre ainsi depuis ou trois semaines une équipe internationale de haut niveau, composée d'experts reconnus dans leur domaine, flexible, réactive, mobilisée sur des enjeux complexes et qui, à l'intelligence des situations, associe un sens de l'humour que le caractère multiculturel de l'Institut peut rendre, tantôt désopilante et tantôt périlleuse.
Un seul regret que, dans le champ de la communication, on aurait tort de considérer comme anecdotique : l'expression "c'est nickel !", qui traduit si bien en français l'expression d'une perfection, ne trouve pas d'équivalent dans les autres langues. Mais, d'un point de vue anthropologique, la communication ne commence-t-elle pas toujours avec l'écart que crée la différence ?
17:45 Publié dans Business | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : industrie, recrutement, globalisation, communication, public affairs