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19/12/2007

Al Gore, la planète et l'opinion (2) Ce que communiquer (efficacement) veut dire

C'est bien simple : tout y est.

De l'humour d'abord, attaque obligée de toutes les causeries anglo-saxonnes. Peut lasser. Mais s'avère redoutablement efficace lorsqu'il est utilisé à bon escient pour briser la glace ("ice breaker") ou casser la pente d'un propos soudain dangereusement alourdi par l'accumulation de faits savants. Ce n'est pas tant que l'humour détend, c'est qu'il crée du lien ; il unifie le groupe autant qu'il prédispose les esprits.

Au fond, l'humour ne fait qu'exprimer l'exigence plus profonde de ne pas ennuyer les gens avec ce que l'on a à leur dire. Causerie, graphiques, cartes, projections, reportages, photos, commentaires, citations, anecdotes, récits, dessin animé même : Gore ne cesse de diversifier la forme de son propos. Il nous le rend ainsi plus vivant, plus concret, plus accessible - mieux appropriable.

Car l'exercice est fondamentalement un travail de vulgarisation de sujets aussi médiatiquement spectaculaires que scientifiquement difficiles. Qui saurait expliquer spontanément ce qu'est le mécanisme du réchauffement climatique, et comment il se traduit par des effets si contradictoires ? C'est le propre des communications réussies que de rendre les destinataires plus intelligents (et plus actifs, ajouteraient volontiers les Américains) entre le début et la fin du message.

Elles y parviennent en intégrant les arguments de l'adversaire, démontés, moqués à l'occasion, et remis en perspective. C'est la reprise des trois idées fausses qui structurent la deuxième partie du propos après la phase de sensibilisation visuelle à l'état de la planète : les experts ne seraient pas d'accord ; il faudrait choisir entre l'économie et l'environnement ; et il serait, enfin, trop difficile de faire quelque chose.

Pas de message qui porte sans émotion - la National Rifle Association le sait bien qui refuse, sur les plateaux de télévision, de répondre aux experts en opposant aux faits abstraits des témoignages concrets et poignants. Rien de tel ici ; mais Al Gore se met tout de même en scène et, dans une certaine mesure, prend le risque de le faire. Car enfin, si cette histoire de famille sent bon l'idylle, elle a aussi ses drames et puis ses tragédies.

Même l'échec personnel à la présidentielle n'est pas esquivé. Chez nous, l'échec plombe ; ici, il représente une chance d'apprendre et de rebondir. C'est ce que fait et explique Al Gore, sans éviter la part existentielle de l'affaire : "A quoi devais-je employer mon temps sur la terre ?" s'interroge-t-il après l'accident de son fils. Idem, sur un autre registre, après la campagne de 2000 : "You make the best of it" soupire-t-il, sans esquiver l'abattament que cela représenta. Et de conclure : "Je me suis concentré sur ma mission".

De même encore, après la mort de sa soeur, d'un cancer du tabac, qui décide son père à stopper net cette culture : "Pourquoi réagit-on toujours trop tard?" se demande Al Gore, tout à son combat, à cette obsession de convaincre en décrivant des enjeux qui nous touchent et que nous pouvons, mieux que des faits alarmants mais impersonnels et lointains, transposer dans nos vies. "Dans cinquante ans", ici, cela devient "quand les enfants auront mon âge".

Bref, voilà qui donne une force indéniable au propos, dont la tonalité, juste, est bien une clé de l'ensemble. Le vice-président se met en scène, certes, mais c'est sur le mode modeste d'une histoire (presque) ordinaire, sur le ton d'une conversation que nous pourrions avoir avec lui. Voyez, chez nous, la puissance de la communication de Sarkozy, qui procède du même positionnement - en plus bateleur, tout de même, à domicile.

Ici et là, de plus en plus, les faits sont alors distillés, courbes et chiffres à l'appui. Mais ils s'ancrent dans des images, celles des réalités à décrire, en tous les coins du monde - le message est universel -, mais aussi celles des symboles, comme l'étang familial, qui est comme le motif de référence du film. Dans des formules aussi : nous avons déjà les moyens de réduire nos émissions de CO2 affirme l'auteur en susbtance, excepté la volonté politique? Mais, "aux Etats-Unis conclut-il, la volonté politique est une ressource renouvelable !".

A ce point de la démonstration, sur le terrain de la communication, il reste deux grandes ressources, très américaines dans l'esprit elles aussi, qui parachèvent l'exercice.

La première, c'est, pour mieux mobiliser, la capacité à rappeler les grands défis auxquels a été confronté le peuple américain et les grands combats progressistes - pour la liberté, contre l'esclavage, le totalitarisme, etc - qu'il a remporté par son action. Cela ne va jamais sans quelques formules un peu solennelles qui portent l'ambition : face aux enjeux du "futur de la civilisation", nous devenons soudain "capables de faire de grandes choses !".

Le deuxième et dernier ressort, c'est le fameux "call to action", l'appel à agir concrètement - en commençant par appeler les élus. "Are you ready to change the way you live ?" Qui répondrait non, ou resterait même sur la réserve après une démonstration pareille ?

Le spectateur est alors renvoyé à un site, climatecrisis.net, et à toute une série de recommandations pratiques et accessibles, tout ceci sur la musique enlevée de Melissa Etheridge, "I need to wake up", comme un petit parfum, heureux justement, des années 60. Il ne reste plus alors qu'à terminer par un vieux proverbe africain : "Quand tu pries, bouge les pieds"...

Eh bien, quand on communique, c'est pareil.

Extension du domaine du discours (entretien n°3/8 avec Carolyn Bartholomew, au Tabard Inn)

Margaret Mead à la Chambre ?

Membre du barreau de Californie et diplômée d’anthropologie, Carolyn Bartholomew a notamment été directeur juridique, puis chef de cabinet de Nancy Pelosi. Représentante du 8ème district de Californie (San Francisco), Nancy Pelosi a été la chef de file du parti démocrate à partir de 2002 et est présidente de la Chambre des Représentants depuis début 2007.

Spécialiste des questions internationales, Carolyn Bartholomew a par ailleurs présidé la commission USA-Chine pour les affaires économiques et de sécurité. Elle se consacre à diverses activités socio-économiques : elle est ainsi membre du conseil d’administration de Kaiser Aluminium Corporation et participe à une association en faveur de l’éducation des enfants dans les pays en voie de développement.

L'art du compromis

Le processus de réforme normal dans le système américain consiste, à partir d’une idée de départ, à établir la carte de ses alliés et de ses opposants. Il est marqué par une intense activité d’élaboration-négociation qui peut parfois prendre très longtemps (cf infra l’action de sensibilisation menée par Patricia Schroeder en matière sociale sur une dizaine d’années). Ce processus souligne également l’importance des connexions interpersonnelles dans une stratégie d’alliance qui procède par élargissements successifs.

Le système institutionnel s’appuie sur des équipes politiques très étoffées si on les compare aux moyens dont disposent les parlementaires français (souvent guère plus de deux ou trois attachés). A la Chambre des Représentants par exemple, chaque élu dispose de 18 personnes à plein temps, plus 4 personnes à mi-temps. La présidente de la Chambre s’appuie quant à elle sur une équipe de 50 personnes.

Strange bedfellows...

La recherche d’alliances peut parfois déboucher sur la formation de coalitions hétéroclites. C’est ainsi qu’une mobilisation relative aux droits de l’Homme en Chine a permis d’associer, outre les supporters traditionnels de ce type de combats (Démocrates, syndicalistes…) des groupes chrétiens plutôt conservateurs. Ces étranges liaisons (« strange bedfellows ») présentent également l’intérêt de susciter l’intérêt de la presse et de favoriser la médiatisation du sujet.

Le système américain témoigne d’une certaine capacité à passer des compromis. Ce fut le cas pour la loi « No Child Left Behind » qui, au-delà de l’appui de personnalités démocrates, a également été négociée avec le syndicat des enseignants.

En sens inverse, les positions intransigeantes mènent clairement à l’échec. Ainsi le projet, lancé par les Démocrates, d’améliorer la protection des droits de la communauté gay et lesbienne s’est-il heurté à la volonté de cette communauté de faire également bénéficier les trans-genres de ces droits renforcés.

Une capitale, des capitaux

L’argent reste une donnée centrale dans le système institutionnel américain. Il rend notamment compte de la puissance de quelques grands lobbies (groupes pharmaceutiques, compagnies d’assurance, médecins) dans le cas de la tentative de réforme du système de santé (*).

Un exemple de cette agitation politique sans traduction en actions a été donné tout récemment par l’adoption par la Chambre des Représentants d’un texte sur l’énergie présenté comme un cadre qui « tranformera le futur ». Chacun sait pourtant que le texte sera bloqué au Sénat. De surcroît, le Président a par ailleurs indiqué qu’il lui opposerait son veto.

Cela se traduit notamment par des dons lors des campagnes électorales : la rémunération d’un membre du Congrès est, à titre indicatif, de l’ordre de 150 000 dollars par an quand il faut dépenser des millions de dollars pour chaque campagne ; et les enjeux se chiffrent naturellement en milliards pour l’élection présidentielle.

Dans le cas du système de santé, cela se manifeste également par la puissance de communication considérable de cette industrie aux Etats-Unis. Aux heures de grande écoute sur les grandes chaînes d’information (par exemple sur CBS vers 18h30) les spots publicitaires sont l’apanage quasi exclusif des groupes pharmaceutiques.

La puissance financière est également avérée dans des cas d’une tout autre nature. Ainsi la Turquie a-t-elle récemment mobilisé des millions de dollars pour empêcher l’adoption d’un texte reconnaissant le génocide arménien. Cette stratégie est passée par la publication par des personnalités de renom, tel Henry Kissinger, d’éditoriaux dans les grands medias de référence (New York Times, Washington Post, etc).

Inflation du discours

Une situation comme celle qui prévaut actuellement (présidence républicaine, majorité démocrate au Congrès) rend extrêmement difficile l’adoption de réformes. L’adoption d’un texte requiert en effet 60 voix au Sénat alors que les Démocrates en détiennent 51 aujourd’hui ; en sens inverse, le Président peut opposer son veto aux projets lancés par les Démocrates.

Dans ce contexte, beaucoup de tentatives de projets de loi ou de réformes sont affichées pour occuper le terrain et préparer les prochaines élections, mais ne débouchent quasiment jamais sur des réformes effectives. Les seules exceptions notables sont constituées de sujets neutres touchant à la vie quotidienne de tous les Américains concernant par exemple les infrastructures.

Cette situation se traduit par la publication de très nombreux communiqués de la part de la présidence de la Chambre des Représentants. Mais c’est bien d’une bataille de communication et de postures dont il s’agit, plus que d’affrontements liés à des tentatives réelles de réforme. Dans ce contexte, il est même régulièrement d’usage que la Chambre communique par avance sur des déclarations et/ou des déplacements du Président Bush de façon à préempter le débat en donnant le ton et en définissant le cadre dans les medias.

- Ou quand, au lieu de servir la réforme, la communication sert à en masquer l'absence.

__________
(*) Un contre-exemple peu connu et intéressant de cet échec à réformer le système de financement de la santé est donné par le Family and Medical Leave Act de 1993 qui, à l’initiative de Patricia Schroeder (National Partnership for Women and Families), première femme élue au Congrès dans le Colorado et qui sera un moment candidate à l’élection présidentielle de 1988, a donné la possibilité aux salariés, à l’issue d’un long travail de sensibilisation, de prendre des congés non rémunérés pour s’occuper de leurs proches pour raisons médicales

18/12/2007

Words That Works : démonstration (entretien n°2/8 avec Larry Moscow et Nick Wright, chez Luntz & Maslansky)

Bienvenue chez les Spin Doctors

Larry Moscow est Senior Vice President de Luntz & Maslansky. Ce cabinet hautement spécialisé dans l’analyse de discours et les recommandations lexicales est dirigé par Frank Luntz, conseiller en communication et l’un des gourous du camp républicain (le cabinet conseille également le Labour en Grande-Bretagne).

Luntz est notamment l’auteur de « Words that Works », un best-seller dans le domaine de la communication politique aux Etats-Unis. Larry Moscow était assisté pour cet entretien de Nick Wright, Strategic Project Director, également en charge des relations internationales et notamment de la partie conseil en Grande-Bretagne.

Sondages en direct

Luntz est un spécialiste de l’animation de focus groups inhabituellement larges (jusqu’à 30 personnes). Il analyse de façon instantanée les réactions des participants à différents discours politiques (équipés d’une télécommande, les gens sanctionnent ou valorisent instantanément ce qu’ils entendent). Il permet ainsi de mieux calibrer les discours mais aussi, à partir d’études lexicales approfondies, de les élaborer en propre en maximisant leur efficacité.

Dans un monde de la communication généralement coupé entre spécialistes de l’opinion publique et experts des relations publiques, Luntz occupe une place à part qui se situe au carrefour de ces deux spécialités. S’agissant de l’analyse de l’opinion publique, le cabinet ne se borne pas à faire ressortir des tendances, mais identifie aussi des mots précis à fort impact dans l’opinion. Le cabinet pratique également les analyses de discours à travers internet, en particulier pour mieux cerner le language et les références des opposants à telle ou telle réforme.

What's the story ?

Pour Larry Moscow, aucune communication ne peut sauver une mauvaise politique, mais une mauvaise communication peut tuer une bonne politique. Du point de vue de l’opposant, on pourrait ajouter qu’une communication efficace peut aussi largement contribuer à tuer une bonne politique.

Le cabinet a par exemple conseillé l’AARP dans son opposition au projet de réforme des retraites lancé par George Bush, un exemple qui semble attester d’une efficacité certaine.

En fait, dans ces configurations de combat, il ne s’agit pas seulement pour Luntz de recommander les mots et les messages qui font mouche, mais aussi de valoriser les mots qui induisent un passage à l’action (« call to action ») en passant d’une attitude de complainte passive à un comportement engagé (pm. sur le plan théorique cela est à rapprocher des théories tant de la psychologie de l’engagement aux Etats-Unis que de la socio-dynamique en France, très proches dans leur souci de convertir du language en énergie concrète et en action).

Un seul souci de ce point de vue : « What’s the story ? ». Autrement dit, quelle est l’histoire à raconter, le récit à dérouler et quel champ lexical lui associer. Une approche recherchant l’adéquation avec le mode de fonctionnement des medias qui restent classiquement intéressés par trois ressorts majeurs : « conflicts, processes and polls » (J. Surrell).

La campagne Bush/Kerry

Sur le papier, c’est Kerry qui, par ses études, son action pendant la guerre puis au retour, par son dévouement au pays depuis de longues années, devait l’emporter de loin. La jeunesse passablement dissolue de Bush Jr en faisait, par opposition, un piètre président potentiel.

La mise en œuvre du scénario contraire a reposé en grande partie sur la capacité du camp républicain à définir Kerry très en amont dans l’opinion comme un type indécis (« flip-flopper »), ne sachant pas très bien où il allait et apparaissant en conséquence peu en mesure de conduire le pays de façon fiable.

Par extension, un des facteurs clés de réussite d’une réforme publique consiste, pour Larry Moscow à installer, non seulement le lexique, mais aussi le cadre du débat. L’accent mis dans le camp conservateur dès la fin des années 90 sur les valeurs participe de cette stratégie consistant à préempter le terrain du débat. Bush s’est par la suite largement appuyé sur ce capital. « At the end, principle trumped polish » résume une étude du cabinet sur l’élection de 2004.

Comment flinguer une réforme ?

Le cas des retraites, pour lequel Luntz a procédé à plusieurs focus groups, est un bon exemple de l’efficacité des méthodes lexicales mises en œuvre. Celles-ci ont en effet permis d’identifier les thèmes et expressions à forte portée émotionnelle sur ce sujet de société par excellence (le sujet étant clos et pour répondre à mon intérêt pour cet exemple, Moscow me remet même le dossier des focus groups sur le sujet).

La contre-attaque qui a suivi a pu ainsi s’appuyer sur un positionnement original qui pouvait se résumer à cette proposition : le but n’est pas de donner plus aux retraités, mais de protéger l’avenir de nos enfants. Ce positionnement a donné lieu à des dizaines de spots télévisés soutenus, comme on sait, par une campagne téléphonique intensive auprès des élus.

La tentative de réforme du système de santé proposée par Hilary Clinton il y a quelques années a été largement mise en échec par l’assimilation d’un système « universel » à une médecine « socialisée », un concept totalement repoussoir aux Etats-Unis (cf « Sicko »). L’évolution possible vers une réforme du système passera sans aucun doute, pour Larry Moscow, par l’invention d’un autre vocable de référence pour désigner une future réforme de ce système.

L’immigration est un sujet très sensible qu’a ravivé, il y a peu, le projet de l’administration Bush d’une légalisation des immigrés illégaux. Les études conduites par Luntz font apparaître que toutes les argumentations développées sur le thème de la sécurité nationale ont peu d’effets sur ce sujet pour toucher les gens. En revanche, les argumentaires qui font référence, sur ce sujet, à des thèmes comme ceux de la santé, de l’éducation ou des impôts, ont beaucoup plus d’impact dans l’opinion parce qu’elles font écho à des préoccupations concrètes.

Des formules qui tuent

Par l’impact concentré que lui confère sa concision et qui la rend à la fois synthétique et facile à retenir, la formule va souvent plus loin que le message. Luntz est ainsi connu pour avoir inventé ou relayé quelques exemples célèbres dans le domaine socio-politique.

Ainsi de l’impopulaire « estate tax », perçue comme une taxe légitime portant sur les biens des plus riches, en « death tax » concernant potentiellement tout le monde et à la connotation négative. De même, dans un domaine concernant davantage le secteur privé mais qui n’est pas sans conséquence politique en ces temps de réchauffement climatique, les activités de forage pétrolier, perçues par le public comme très polluantes, sont devenues une activité d’exploration en eaux profondes (« deep water exploration »). Le remplacement, déjà identifié, dans le domaine des retraites de « privatizing » par « personalizing » lui devrait aussi beaucoup.

De telles formules, faciles à reprendre dans les titres de la presse ou les interviews à la télévision, sont très utiles pour fixer l’opinion dans le sens souhaité comme l'ont montré les mémorables : « socialized medicine », ou « flip-flopper » qui, chacune, dans leur domaine, ont fait l’objet d’un matraquage médiatique impressionnant.

Bref, en sortant de chez Luntz, à Alexandria, de l'autre côté du Potomac, dans l'état de Virginie, on se dit deux choses : 1) ces types, comme on dit sur CBS, sont des experts ; 2) la communication est un métier dangereux...

17/12/2007

Liberté, mobilité, représentation : sur le marché du travail

Tandis que je participais l'autre soir, à l'Institut Montaigne, à une réunion sur la communication de la réforme publique, la commission Attali planchait de son côté sur le marché du travail.

Il y a d'ailleurs, soit dit en, passant, bien des proximités entre le travail de l'Institut créé par Claude Bébéar en 2000 - lui-même est d'ailleurs un membre actif de la commission, on l'a bien vu sur la question de l'environnement notamment - et la mission fixée à la commission Attali l'été dernier. Dans les deux cas, c'est à réformer que l'on travaille et c'est la diversité des talents et des expériences qui est à l'oeuvre.

Autre signe de proximité récent et qui s'inscrit bien dans la diversité culturelle de cet écosystème réformateur actuel : Franco Bassanini, ancien ministre italien de la fonction publique, et autre membre éminent de la commission de libération de la croissance, vient également d'être auditionné par l'Institut sur la réforme de l'administration, d'ailleurs remarquable, qu'il a conduite en Italie - oui, en Italie, et avec le soutien des principaux syndicats du pays.

Rien que de très positif dans ces interactions qui contribuent non seulement à éclairer les problématiques françaises des meilleures expériences étrangères, mais aussi à produire un consensus transpartisan, qui représente souvent la clé d'une réforme réussie.

Je ne veux pas revenir ici sur les principales propositions faites par le think tank de la rue Mermoz sur le marché du travail dans son Vademecum 2007-2012, "Moderniser la France", dont j'ai déjà parlé par ailleurs, mais seulement évoquer quelques idées complémentaires qui me tiennent à coeur et que j'ai communiquées à la commission.

D'abord, il me semble évident qu'il nous faut faciliter la rupture pour favoriser l'embauche. Il est en effet d'autant plus difficile d'embaucher que l'on sait que la rupture éventuelle sera difficile. Il ne s'agit pas ici de rendre possible n'importe quoi et encore moins sans concertation - la protestation contre le CPE l'a clairement montré.

Il ne s'agit pas non plus de basculer du jour au lendemain dans une logique américaine (voilà bien un point en effet sur lequel les deux systèmes socio-économiques diffèrent réellement) -, mais enfin, si l'on n'ouvre pas le dispositif, on ne voit pas comment l'on pourrait redonner du mouvement et de la dynamique à la mécanique économique.

La notion de sécurisation des parcours professionnel, qui avait été mise en avant par DSK au cours de la campagne présidentielle, trouve ici son intérêt et l'intérêt du salarié qui, les études le démontrent, est en France, comparativement aux autres grands pays industrialisés, aussi protégé qu'anxieux.

Combien de salariés chez nous, aussi bien d'ailleurs dans le public que dans le privé, se sentant à la fois protégés et... inutiles (ou mal compris, peu épanouis, etc) ? La liberté ici, cela doit être aussi la possibilité plus accessible pour chacun, sans prendre de risques démesurés mais sans s'enfermer à l'inverse dans des impasses mortifères, de renouveler le sens, la contribution et l'enthousiasme, oui, de sa vie professionnelle.

L'information sur les métiers doit aussi être ouverte. L'accès à cette information est, on le sait, un élément d'inégalité important dans la vie des futurs salariés. Associé à un manque de perspectives objectif dans tel ou tel bassin d'emploi local, elle conduit au pessimisme, au renoncement, voire à la colère et à la violence. Couplée au contraire avec une propension un peu plus élevée à la mobilité géographique, elle peut ouvrir des pistes là où l'on croyait son destin scellé.

Troisième idée : l'ouverture de la fonction publique à d'autres parcours et à d'autres expériences ferait un bien considérable à notre système bureaucratique pour le rendre, précisément, moins bureaucratique et plus en prise avec les dynamiques de la société. Le Président de la République a déjà évoqué ces pistes ; la commission y reviendra. Au-delà, c'est aussi la question du statut qui est naturellement posée.

Je me souviens d'exposés aussi techniquement habiles que politiquement nuls à Sciences-Po expliquant qu'il n'était pas nécessaire de modifier le statut de la fonction publique pour faire évoluer l'administration... Eh bien, nous n'en sommes plus là. Il y a un contrat à refonder entre le pays et son administration... dans lequel le pays, lui aussi, doit s'habituer peu à peu à attendre moins de l'administration.

Quatrième idée : aider les futurs salariés à apprendre à gérer les ruptures. Si la vie contemporaine se caractérise par une forte instabilité, alors il faut en tirer les conséquences et intégrer, dès la fin de l'enseignement secondaire, un enseignement de psychologie puis, par la suite, prévoir la possibilité d'une sorte de coaching, permettant de mieux faire face aux ruptures et aux changements : parce que les opportunités qu'elles peuvent représenter dans nos vies s'imposent d'abord, sauf exception, comme des sources d'angoisse et de difficultés que nous sommes mal préparés à affronter et à négocier.

Cinquième idée enfin : il me semble qu'il faut renforcer cette dynamique d'un plus grand appel aux talents étrangers - dans les écoles, dans les entreprises, dans la société. C'est comme si en France, chacun avait le talent, remarquable, de connaître le monde en se dispensant de le rencontrer et de s'y confronter... Travers d'un universalisme mal compris, tout d'intellect et de suffisance, qu'il nous faut reprendre en développant, tôt dans les apprentissages, un goût plus modeste mais plus actif de la diversité, de l'expérimentation, de la confrontation positive - de l'exploration.

Sur ce plan comme en beaucoup de points du travail de la commission - et c'est ce qui justifie l'atelier relatif aux mentalités et à la réforme publique, auquel Jacques Attali m'a plus particulièrement demandé de participer -, le changement ne va pas sans une modification des représentations. Ce n'est pas là la part la plus facile de l'affaire. Mais en même temps, notre pays a sans doute rarement eu autant d'atouts en main pour matérialiser, ici aussi, le changement de génération.

14/12/2007

L'âne, l'éléphant, le web et les lobbies (entretien n°1/8 avec Jeff Surrell, chez Edelman)

Je commence ici la publication des compte rendus d'entretiens menés à Washington DC pour le compte de l'Institut Montaigne dans le cadre de l'étude que nous réalisons sur le thème : "communiquer la réforme".

La com est son métier

Jeff Surrell est Executive Vice President d’Edelman. Fondée dès 1952 par Daniel J. Edelman, un pionnier des relations publiques qu’il a promues comme domaine d’intervention propre, distinct de la publicité, l’agence est la plus grosse entité indépendante de relations publiques de la place. Elle a notamment compté parmi ses dirigeants Michael Deaver, ancien conseiller en communication de Ronald Reagan.

Edelman a une cinquantaine de bureaux dans le monde et compte 3000 employés, dont 200 travaillent à Washington. L’agence intègre un large spectre de clients (énergie, alimentation, santé, télécommunications…) et d’interventions (lobbying, veille, communication de crise, reputation management…), avec une orientation particulière affaires publiques à Washington.

Artillerie lourde

La communication politique opère aux Etats-Unis dans un cadre contraint du fait en particulier de la nouvelle législation sur le financement de la vie politique mise en place à l’initiative du sénateur MacCain en 2002, qui limite les montants des dons pendant les campagnes électorales.

La pratique consistant à associer les spécialistes de la communication dès l’origine des projets de réforme s’est fortement développée dans les milieux gouvernementaux, à la suite des pratiques aujourd’hui généralisées au sein des grandes compagnies privées (la campagne environnementale de Wall Mart est un cas de référence récent dans ce domaine).

Les développements de la communication politique au sens large peuvent s’appuyer aux Etats-Unis, au-delà des 450 membres du Congrès, des 100 Sénateurs et dizaines de comités et sous-comités institutionnels que compte Washington, sur un personnel politique de quelque 25 000 personnes, dont le quart environ occupe une fonction en relation avec la communication et les medias.

Lobbies contre lobbies

Beaucoup de projets gouvernementaux donnent lieu ici à des batailles de lobbies titanesques. C’est par exemple le cas du projet de loi sur le frêt régulièrement réexaminé par le Congrès, dont les enjeux financiers se chiffrent en milliards de dollars pour les principales parties intéressées, en l’occurrence camionneurs et rail.

Le dernier épisode en date a vu une action intensive des camionneurs auprès du Congrès pour rattraper le terrain perdu, mobilisation qui s’est appuyée sur des études d’opinion fines (notamment à travers des focus groups) permettant de combattre le projet de loi en s’appuyant sur les principaux inconvénients exprimés par les citoyens, en l’espèce les interruptions de circulation qui seraient induites par l’accroissement de la place du rail.

Un consensus sinon rien

Un des facteurs clés de succès d’une réforme gouvernementale aux Etats-Unis tient à la capacité d’une élaboration bi-partisane du projet de loi concerné dans la mesure où elle neutralise par avance les oppositions potentielles.

Ce fut par exemple le cas avec la réforme de l’éducation primaire « No Child Left Behind », à laquelle ont été associées des personnalités démocrates de renom telles que Ted Kennedy ou George Miller. A contrario, le seul engagement du Président permet difficilement de remporter l’adhésion.

Le sens de la formule

L’élaboration de « crafty » messages (à la fois ingénieux et retors) joue un rôle clé. Le cas de la tentative de réforme des retraites en donne un exemple connu avec le remplacement de « privés » par « personnels » à propos des comptes d’épargne (autres exemples à suivre suite à la réunion chez Luntz & Maslansky)

Il est à noter toutefois que l’échec de la tentative de réforme des retraites s’explique aussi par un mauvais timing : alors qu’elle passait par des investissements en bourse plus importants, elle a ainsi été proposée juste après une forte baisse des valeurs à Wall Street.

Au-delà de Washington, localiser les messages peut aussi favoriser les réformes. Classiquement, des débats comme celui portant sur les standards environnementaux (C.A.F.E., Corporate Average Fuel Economy) s’appuient ainsi largement sur des éléments liés aux emplois locaux qui seraient potentiellement concernés par une modification des normes dans tel ou tel Etat. Inversement, c’est parce qu’il n’était pas de la région qu’une personnalité comme Henry Kissinger a pu, dans le Michigan, être récusée pour intervenir sur une question sensible relative au libre-échange agricole.

"A soft bigotry of lower expectation"

L’importance d’une formule juste est aussi avérée dans la réforme de l’éducation. Ainsi la formule de George Bush stigmatisant les travers de la complaisance à l’égard des minorités défavorisées (a « soft bigotry of lower expectation ») a fait mouche et contribué à convaincre qu’il était nécessaire de relever le niveau de l’éducation primaire à travers des standards fédéraux plus exigeants que les normes, diverses et globalement moins élevées, qui étaient fixées par les différents Etats. Condoleezza Rice a même confié que cette formule avait été le déclencheur de son ralliement à George Bush.

Les blogs au centre du débat

L’importance des blogs dans le débat politique s’est cristallisée aux Etats-Unis sur 10 à 15 blogs majeurs (plus quelques sites) qui font l’opinion en ligne. Ces blogs sont de fait suivis chaque jour par 10 à 20 000 lecteurs influents. Parmi ces blogs, on peut par exemple mentionner Daily Kos (démocrate) ou Drudgereport (républicain).

L’importance de la blogosphère s’étend aux grands enjeux de société. Sur les questions environnementales par exemple, un site tel que Treehugger.com est, avec plus de 1 500 000 visiteurs mensuels, une référence centrale capable d’orienter fortement le débat public. De tels blogs sont désormais l’objet de toutes les attentions dans les stratégies d’influence : voyages de presse ou réunions thématiques particulières sont ainsi régulièrement proposés à ses animateurs sur des sujets d’actualité sensibles.

Sécurité sociale, le retour

Dans le domaine de la santé, l’initiative « Divided we fail » illustre certes le pouvoir des lobbies, d’autant plus quand ils s’allient en réunissant, en l’occurrence, à la fois l’AARP, le BRT (Business Roundtable), le SEU (Service Employees Union) et le NFIB (National Federation of Independant Business). Elle atteste, simultanément, de la puissance confirmée des plateformes internet sur les grands sujets du débat socio-politique.

Le logo de cette initiative, déjà médiatisée par ailleurs notamment à la télévision, associe l’âne démocrate et l’éléphant républicain pour appeler à un consensus sur la réforme du système de santé.

Il est intéressant de noter que cette réforme est présentée moins comme un droit social que comme un élément de la compétitivité à long terme du pays. Cela, porté par des lobbies économiques, pourrait de fait contribuer à faire avancer un sujet qui été combattu avec virulence sur le plan idéologique sous la présidence Clinton.

Chères études

Pour analyser l’opinion, de nombreux focus groups sont organisés en permanence. Beaucoup de ces groupes portent d’ailleurs sur des membres du Congrès, du moins de leurs équipes (cf le nombre de personnes dédiées à la communication). Mais ces études sont également de plus en plus réalisées à partir d’investigations sur internet.

La montée en puissance d’internet dans les grandes campagnes de communication en faveur des grandes réformes ou des sujets sensibles est précisément une conséquence directe des études qui montrent que, autant la défiance augmente vis-à-vis des instances (entreprises, institutions) et medias traditionnels (même si la télévision et la presse demeurent des références bien établies), autant la confiance est de plus en plus associée au réseaux sociaux qui, au-delà d’internet, touchent à des communautés de proximité ou d’affinités (collègues, amis et famille).

Confiance et transparence

Il faut souligner à cet égard que le baromètre établi par Edelman dans plusieurs grandes zones culturelles montre une défiance envers les institutions et les medias traditionnels bien plus marquée en Europe, et notamment en France, qu’aux Etats-Unis.

Cela tient sans doute à une transparence institutionnelle culturellement très différente entre les deux pays, ainsi qu’à un rôle régulateur beaucoup plus marqué des contre-pouvoirs en Amérique.