Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

27/12/2007

The Republican Noise Machine (entretien n°8/8 avec Douglas Smith)

Politique.com

Douglas Smith a été un des conseillers en communication de l’équipe Clinton de 1994 à 1999. Après avoir conseillé un cabinet d’avocats dans une procédure de « class action » victorieuse contre un grand fabricant de tabac en 1999, Smith a fondé en 2000 une agence spécialisée sur les questions politiques sur internet (voters.com), dont l’audience aurait rivalisé avec CNN Politics.

Il est aujourd’hui consultant chez Hill & Knowlton, agence de communication, relations publiques et affaires publiques, au sein de laquelle il travaille notamment à la promotion de Chicago pour les Jeux olympiques de 2016. Smith livre ici un éclairage davantage orienté bataille électorale que communication de réforme.

Prems !

La première règle de communication à observer en politique, c’est de définir le terrain en premier. C’est cette stratégie qui a par exemple permis à Bush de triompher plus facilement d’Al Gore lors de l’élection présidentielle de 2000 parce que l’équipe Bush a été la première à proclamer dans les medias : « On a gagné ! », position qui plaçait Al Gore dans le rôle, inconfortable, du mauvais joueur qui conteste le résultat pour tenter de lui substituer le sien propre.

The « Big Mo »

Deuxième précepte : déclencher, puis cultiver ce que Douglas Smith appelle le «momentum » (le « Big Mo »), sorte de mix entre la vitesse et la dynamique, ce moment qui, dans un débat, dans une campagne, fait soudain entrer dans une logique à la fois d’accumulation et d’accélération. C’est cette dynamique qu’a par exemple suscitée John Kerry en 2004 après le caucus de l’Iowa.

L’intendance suivra (ceci n’est pas qu’un précepte gaullien)

Cela ne va pas, derrière, pour entretenir le mouvement et se positionner à la hauteur des attentes suscitées, sans une forte ténacité et une très solide organisation. Contre-exemple d’actualité : c’est le problème que rencontre aujourd’hui Mike Huckabee chez les Républicains à la suite d'une progression aussi forte qu'inattendue dans les sondages.

Il faut donc une armée à la bataille, des tonnes de spots publicitaires, ciblés selon les enjeux géographiques du moment, puis une production de mailings à grande échelle qui tournent 24/24 h. Objectif recherché, le «GOTV », Get Out The Vote, consistant à déclencher le passage de l’adhésion au vote lui-même en faveur du candidat.

D'abord dégainer

Troisième règle : ne jamais laisser une attaque sans réponse. Kerry s’est montré, de ce point de vue, bien trop tendre face à l’équipe Bush en 2004. Il faut aussi savoir parfois ne pas laisser une accusation sans démenti lorsqu’elle émane… de son propre camp sans avoir reçu l’aval officiel du leader : ainsi des allusions à la consommation de marijuana d’Obama lorsqu’il était adolescent en provenance d’un membre du staff d’Hilary Clinton, retirées par la candidate dans les jours qui ont suivi.

Ensuite bombarder

Prolongement logique de cette confrontation : le matraquage. Bush, à cet égard, n’est pas le meilleur communiquant qui soit. Mais il peut s’appuyer sur une remarquable organisation qui, de ses secrétaires d’Etat jusqu’au moindre comité local en passant par la plupart des medias, peut relayer ses messages de façon très efficace. Il y a là un double effet de bombardement et d’amplification qui, associé au « bully puppet » (ce privilège du Président d’être suivi et relayé dans ses moindres propros), donne une puissance considérable à sa communication – on le voit bien en la comparant, ces temps-ci, à celle, fût-elle très active, de la Présidente de la Chambre, Nancy Pelosi, pourtant troisième personnage du pays.

The « Republican Noise Machine »

L’un des anciens conseillers du camp républicain, David Brock, a raconté certaines des pratiques en vigueur dans ce domaine, qui vont plus loin que ce qui était déjà connu avec Karl Rove… Brock est d’ailleurs un cas : journaliste, puis activiste au service du camp républicain, il a fini par tourner le dos à cet engagement et aux excès commis en son nom. Il est notamment l’auteur de « The Republican Noise Machine », ouvrage dans lequel il critique la mécanique médiatique républicaine. Il est aussi le fondateur de l’ONG « Media Matters For America » dont l’objectif est de contrer le travail de désinformation des Républicains dans les medias.

Réformes, quelles réformes ?

Pour Douglas Smith, démocrate convaincu, peu de réformes sortent du lot au cours des dernières années. Succès initial, No Child Left Behind s’est peu à peu transformé en échec - et, sous la pression des enseignants, la réforme est d'ailleurs vivement critiquée aujourd'hui par les candidats démocrates. Le projet de réforme des retraites a été détruit par l’AARP (le lobby des seniors), qui dispose d’un potentiel de mobilisation considérable dans le pays à travers sa capacité à mener de front stratégies « grasstops » et «grassroots » (avec notamment des retraités souvent très disponibles) pour renforcer indirectement le message vers les décideurs. L’immigration, tout au long de ces derniers mois, a donné lieu à une foire d’empoigne dans les deux camps. C’est donc l’augmentation du salaire minimum, il y a 6 mois, avec l’accord des Républicains, qui pourrait faire office de réforme réussie…

Globalement, l’affaire est pourtant entendue : il est beaucoup plus facile de détruire que de proposer. Et, à ce jeu-là, les politiques américains – avec leurs conseillers – sont passés maîtres.

24/12/2007

Comment on réinvente l'administration (entretien n°7/8 avec William Galston)

Un artisan de la reconquête démocrate

William A. Galston est un résident de la Brookings Institution, spécialiste lui aussi des questions politiques et électorales. Il a notamment été un membre actif de l’équipe qui, au sein du Democratic Leadership Council et du Progressive Policy Institute, a préparé, dès la fin des années 80, l’avènement de l’équipe Clinton au pouvoir.

Il a conseillé, par la suite, aussi bien Bill Clinton que Al Gore. Il est aussi membre du conseil d’administration du Council for Excellence in Government, association qui a pour but d’encourager les meilleures pratiques publiques.

L’exception administrative américaine

Du point de vue de la place et du statut des services publics au sein de la société américaine, la période qui va des années 30 aux années 60 est tout à fait exceptionnelle. L’extension alors à l’œuvre a été favorisée à la fois par le modèle d’organisation bureaucratique en vigueur au sein des grandes compagnies américaines et par l’expérience productive de l’économie de guerre au cours de la Seconde Guerre Mondiale.

Or, plusieurs études d’opinion ont fait apparaître, à la fin des années 80, que les citoyens américains souhaitaient une modernisation en profondeur de leur administration. De nombreuses critiques étaient formulées à l’encontre de l’administration : lenteur, routine, absence d’innovations, manque d’efficacité, etc.

Confronté à cet empilement administratif, les citoyens américains avaient le sentiment de perdre, vis-à-vis du gouvernement fédéral, une liberté individuelle qui constitue un concept central de la culture politique américaine. Reagan avait cherché au début des années 80 à réduire la place de l’administration. Mais les études d’opinion montraient aussi qu’il y avait une attente réelle à l’égard des services publics, à la condition toutefois que ceux-ci soient améliorés. Une équipe démocrate s’est alors mise au travail à la fin des années 80 sur le sujet en visant une modernisation de l’administration, et cela dans la perspective de la conquête du pouvoir par Bill Clinton.

« Reinventing Government »

Sur le plan de la communication, un moment fondateur de cette dynamique fut lié à la publication d’un livre qui, au début des années 90, a fait date sur le sujet, en rencontrant d’ailleurs dans le public un succès inattendu. Il s’agit de « Reinventing Government » de David Osborne et Ted Gaebler. La préparation de la modernisation de l’administration effectivement conduite au cours de la décennie 90 s’est ainsi appuyée à la fois sur un effort de renouveau théorique et sur une préparation du terrain socio-politique.

Il est à noter, sur le plan de la communication du changement, que des entreprises de cette nature, aux Etats-Unis, s’habillent souvent de concepts ou d’expression ambitieux et porteurs qui ont vocation à populariser le changement dans l’opinion bien au-delà de leurs aspects concrets.

Clinton – et Gore, qui allait par la suite être plus directement en charge du programme –, ont alors sillonné le pays, visitant des services publics, rencontrant les acteurs administratifs, participant à des conférences, etc. De sorte que, le moment venu, non seulement le pays et l’administration avaient été préparés, mais les nouveaux dirigeants démocrates étaient aussi prêts à passer à l’action. Ils l’étaient d’autant plus qu’ils bénéficièrent, entre 1992 et 1994, d’une période de « united governement » en ayant alors en main tous les leviers du pouvoir institutionnel.

« It was not like people singing around a camp fire »…

Commença alors un processus de modernisation à travers lequel on visait moins de bureaucratie et plus d’efficacité, en remplaçant le culte des règles par la culture du résultat, notamment par une meilleure définition des objectifs poursuivis par les différentes administrations. Ce processus s’inspira en partie du « reegineering » qui se développait alors dans le secteur privé, échange favorisé par la structure de la société civile qui, aux Etats-Unis, voit les gens circuler aisément entre l’Université, le conseil, la politique, le secteur privé et les think tanks – think tanks qui constituent d’ailleurs un carrefour privilégié de cette mobilité professionnelle et intellectuelle.

La modernisation de l’administration qui a alors été engagée dans le cadre du National Partnership for Reinventing Government a, par la suite, non seulement été poursuivie par les Républicains, mais aussi encouragée au sein de la société civile par différentes institutions telles que la Fondation Ford ou encore le Council for Excellence in Government. Ces institutions encouragent les meilleures pratiques par une communication soutenue qui passe notamment par des remises de prix, divers articles dans les medias ainsi que par la publication d’études et d’enquêtes d’opinion.

Le mouvement n’en a pas moins suscité de fortes résistances ici ou là au sein de l’administration (« It was not like people singing around a camp fire » résume Galston). Plusieurs sujets posèrent naturellement problème : la réduction des postes aux employés, l’accroissement de l’autonomie des employés aux supérieurs ou l’affaiblissement de la représentation collective aux syndicats. Le processus n’en avança pas moins en s’appuyant sur le Government Performance and Results Act selon lequel chaque agence fédérale devait, chaque année, rendre compte de ses résultats, sous l’égide en particulier du General Accountability Office du Congrès. Et, comme les rapports de la Cour des Comptes, les publications du GAO formulaient souvent des avis critiques, et médiatisés, des résultats de telle ou telle agence.

Médiatisation et efficacité

Al Gore, qui était plus directement en charge de la supervision de ce programme, n’a pas ménagé ses propres efforts pour rendre populaire l’action entreprise. L’animation du programme reposait en effet sur une politique de récompenses et de prix régulièrement attribués aux meilleures réalisations. Le vice-président déploya aussi une communication régulière qui visait à frapper les esprits pour matérialiser les progrès réalisés. On se souvient ainsi l’avoir vu à la télévision jeter à la poubelle des piles de documents administratifs que l’effort considérable d’informatisation des services publics avait permis de supprimer comme autant de tâches et de dépenses inutiles.

Il se pourrait que cette réforme qui représente dans son domaine un modèle du genre et qui, pourtant, n’a guère été médiatisée aussi bien en Amérique qu’à l’extérieur, entre bien dans le cadre de ce que Jonathan Rauch appelait « incremental change », le changement progressif - un changement peu spectaculaire mais réel. Et, finalement, perçu comme tel par l'opinion : cet effort de modernisation s’est en effet traduit par une forte hausse de la confiance des citoyens américains dans leur administration, hausse qui, en retour, encourageait la poursuite du mouvement dans un cercle devenu vertueux entre une communication positive et une action, du coup, dynamisée.

23/12/2007

La société contre l'Etat (entretien n°6/8 avec Jonathan Rauch à la Brookings)

Jonathan et les pouvoirs

Résident de la Brookings Institution, Jonathan Rauch est journaliste (National Journal, Atlantic Monthly) et essayiste, spécialiste de la politique intérieure américaine. Il est notamment l’auteur de : « Government’s End : Why Washington Stopped Working ». Jonathan est aussi un militant engagé de la cause homosexuelle.

Quant à la Brookings Institution, elle est le plus ancien think tank américain (1916) et l’un des principaux think tanks démocrates bien que souvent considérée comme centriste ; elle compte aussi des conservateurs dans ses rangs. Dirigée par Steve Talbott, un ancien de l’administration Cliton, elle se focalise sur les politiques publiques en matière institutionnelle, socio-économique et internationale.

Une confiance en déclin

La confiance des Américains dans le gouvernement fédéral a complètement basculé entre les années 60 et la décennie 80. En 1965, les ¾ des Américains déclaraient avoir confiance en leur gouvernement pour résoudre les problèmes. Au début des années 80, le rapport s’inverse : seuls 25 % des personnes interrogées déclarent continuer à faire confiance au gouvernement, majoritairement perçu comme une instance de suppression plutôt que de résolution des problèmes.

En fait, entre les années 80 et 2000, le pays n’a connu que 3 grandes vagues de réforme.

Reagan sur la scène : primat de l’image sur le réel

La première vague a été conduite sous Ronald Reagan, qui s’est appuyé pour ce faire sur un homme clé : David Stockman. Reagan a certes laissé l’image d’un communiquant efficace : on se souvient notamment du moment où, à la télévision, il s’était saisi du très épais projet de budget qu’on lui demandait de signer en bloc en expliquant, gestes à l’appui, qu’il n’accepterait de signer qu’un document beaucoup moins épais mais beaucoup plus clair et qu’il ne signerait, en tout état de cause, le projet de budget qu’après avoir soigneusement passé en revue les programmes les uns après les autres.

Mais, contrairement aux idées reçues sur le sujet et à l’expérience qui fut menée dans le même temps par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, l’expérience a donné, en réalité, peu de résultats concrets. Seuls quelques programmes symboliques ou très anciens ont en effet été alors supprimés.

Bill, Hilary et les ennuis

La deuxième vague est intervenue au début de la présidence Clinton en 1993. L’objectif majeur fut alors de faire évoluer l’administration plutôt que de la réduire. La logique des monopoles publics a ainsi peu à peu laissé la place à une compétition ouvrant à l’usager le choix entre plusieurs offres. Des avancées ont été réalisées, mais la réforme s’est aussi heurtée à la difficulté de réduire l’importance de l’administration. Simultanément, la tentative d’Hilary Clinton de réformer le financement du système de santé s’est soldée par un complet fiasco.

Le « Contract With America » de Gingrich

La troisième vague a commencé juste après avec le « Contract with America » lancé par Newt Gingrich, d’ailleurs avec le conseil du Dr Luntz, qui permit aux Républicains de revenir au pouvoir (pm. L’expression a été caricaturée par Clinton sur le mode mafieux en substituant « on » à « with »). Gingrich voulait alors aller plus loin que Stockman et entama avec le Président un bras de fer sur la mise en œuvre d’un important programme de suppression d’agences gouvernementales. Un bras de fer qu’il finit par perdre après avoir tenté un coup de force en essayant de faire passer Clinton pour responsable aux yeux de l’opinion de la fermeture des agences gouvernementales qu’il avait ordonnée pour protester contre le refus du Président de signer ses projets de lois.

Globalement, les réformes qui ont été tentées au cours de cette période se sont donc plutôt soldées par des échecs. Trois exceptions notables sont cependant à mentionner : la réforme des retraites en 1983 du fait d’une situation de crise financière ; la réforme des impôts en 1986, les Démocrates s’associant alors au nettoyage d’un système devenu opaque et complexe, réclamé par l’opinion ; la réforme de la lutte contre la pauvreté en 1995 enfin, qui s’est traduite par moins d’assistance et plus d’emplois.

L’heure du « compassionate conservatism »

Aparaissant sur la scène en 1999, Bush tire les leçons de ces échecs répétés des tentatives de réformes : ce sera l’heure du « compassionate conservatism ». Il se concentre alors sur quelques sujets populaires en baissant les impôts et en augmentant le rôle du gouvernement et les subventions à divers secteurs d’activité.

Sorti de ces sujets faciles, les autres actions sont elles aussi marquées par des échecs ou demi-échecs. Ainsi de la réforme du programme Medicare, dédié à la santé des personnes âgées, qui ne modifia le système qu’à la marge, de la tentative de réforme des retraites début 2005 ou, plus récemment, des projets de réforme de l’immigration qui s’est traduit non seulement par un échec, mais aussi par de profondes divisions.

Seule exception, de nouveau : l’éducation avec « No Child Left Behind ». Cette loi est d’ailleurs intervenue au début du premier mandat de Bush, lorsque le nouveau Président se montrait encore ouvert à travailler avec les Démocrates. 9/11, puis la guerre en Irak ont ensuite complètement changé la donne et radicalisé l’opposition idéologique.

Petits blocages entre ennemis

En réalité, toute réforme d’ampleur est polémique par essence dans la mesure où elle touche à des intérêts établis prêts à se défendre. De ce point de vue, on peut rapprocher la rue en France de la minorité institutionnelle aux Etats-Unis : chacune, avec ses moyens propres, a le pouvoir de bloquer les réformes (là-dessus, l’école du «public choice » a dit des choses qui restent pertinentes à beaucoup d’égard pour éclairer le comportement des acteurs institutionnels). Et rien n’est en effet possible, dans ce contexte, sans un minimum d’accord bi-partisan.

Au total, d’un point de vue pratique, le système socio-institutionnel américain ne paraît guère capable d’intégrer plus d’une réforme majeure tous les dix ans, période nécessaire pour laisser le temps au système de digérer le changement introduit – deux, lorsque les circonstances sont exceptionnellement favorables.

Toute tentative de modifier l’équilibre du système se heurte ainsi à une résistance intense des opposants, ce qui oblige à étayer toute action d’ampleur par un sérieux élargissement des soutiens possibles. Beaucoup de facteurs sont en réalité requis pour avancer parmi lesquels, outre une coopération entre les partis, l’appui des organisations concernées, des moyens financiers et un fort leadership du Président.

L’exception incrémentale

Faute de pouvoir réunir ces ingrédients, le changement ne peut être que modeste et progressif. Cette approche est d’ailleurs intéressante sur le plan de l’action (voir les analyses de… Michel Rocard sur le sujet à la fin des années 80) ; la difficulté est qu’elle est invendable politiquement pour gagner une élection du fait de sa posture modeste et laborieuse, aux antipodes des exigences imposées tant par le fonctionnement des medias que par la mécanique politique. Ce type de réforme, dans le cadre de laquelle rentre dans une large mesure la modernisation de l’administration engagée sous Clinton dans les années 90, reste donc assez rare.

Il s’agirait ainsi d’un « sticky system » dans lequel il est beaucoup plus facile de créer des services, des subventions ou des avantages supplémentaires que d’en supprimer – tout nouveau service créé, en créant simultanément une clientèle, s’installant lui aussi dans la durée. De la même façon que l’on a parlé « d’eurosclerosis » pour l’Europe à la fin des années 70, Rauch évoque aujourd’hui une « demosclerosis » du pays, 95 % du système visant selon lui au statu quo.

Changer, pour quoi faire ?

Ce qui se révèle au total, c’est une opposition systémique très forte entre un système politique tendant à l’immobilisme et une société dynamique et innovante. Et c’est ce dynamisme à l’œuvre dans la société et l’économie qui permet dans une large mesure de contourner les obstacles institutionnels tandis que l’opinion semble, quant à elle, être passée en deux décennies de la colère à la résignation.

Traduction para-institutionnelle : en cinquante ans, notamment entre 1945 et 1995, le nombre des lobbies de toute nature a complètement explosé aux Etats-Unis, explosion qui révèle l’âpreté d’une sorte de combat pour la rente. Et qui atteste que les systèmes institutionnels ont souvent moins vocation, voire intérêt, au changement qu’à la continuité.

22/12/2007

Who You Gonna Believe, Me Or Your Lying Eyes ? (entretien n°5/8 avec Nancy Mathis)

De Kennedy à Clinton

Nancy Mathis est la présidente de First Take Communications, un cabinet spécialisé dans le conseil en interventions médiatiques. Nancy a notamment été journaliste dans la presse, à la radio puis à la télévision notamment sur CBS. Puis elle a fait ses classes en communication politique avec Joe Kennedy (le fils de Bobby), alors Représentant démocrate du Massachusetts, ainsi que pour un comité sur les questions bancaires à la Chambre des Représentants. Elle a, par la suite, travaillé pendant cinq ans avec l’équipe Clinton comme directeur de la communication d’un programme relatif à l’apprentissage pour l’ensemble des Etats-Unis.

No Child Left Behind

Toute réforme aux Etats-Unis se situe au milieu du triangle « politics, policy and press » dont il faut gérer les pôles et les interactions en permanence. Bien qu’élaborée et suivie sur une base bi-partisane, la réforme « No Child Left Behind » dans la domaine de l'éducation n’a pas échappé à la règle.

Les désaccords, notamment sur la question des moyens affectés à la réforme, entre les Etats et le Gouvernement fédéral ont conduit à de premières interpellations, puis à de larges critiques exprimées dans les medias qui ont, pour le coup, semé la confusion sur le sujet en donnant lieu à une véritable « guerre médiatique ».

Celle-ci a du coup crée un sentiment de demi-réussite (pour les Républicains) ou de demi-échec (pour les Démocrates). Beaucoup des publications récentes de l’American Enterprise Institution tentent d’ailleurs de réhabiliter la réforme. Nancy résume l’état de la question d’une formule : « Good tenet, poorly implemented ».

Le cas des subprimes

La crise actuelle des subprimes, dont beaucoup de spécialistes du monde bancaire et financier s’accordent à penser qu’elle s’aggravera dans des proportions significatives au cours des prochains mois, donne simultanément à voir une sorte d’optimisme de façade à l’œuvre aussi bien dans le monde politique que dans les grands medias. Bien sûr, l’objectif de ne pas effrayer les marchés, qui aurait un effet en retour encore plus dévastateur, est central dans l’affaire.

Objectivement, si l’on suit l’idée du rôle déclencheur que peut avoir une situation de crise dans toute réforme, ce contexte devrait cependant pouvoir se traduire par l’amorce d’une posture différente de la part des autorités fédérales (sans préjuger de la suite de la crise mais en raisonnant en termes de potentiel, y compris en ayant présent à l’esprit la crise parallèle du système de retraite et de santé, on peut, à la limite, être tenté d’établir une comparaison avec les années 30). Mais l’idéologie du «free market » est tellement prégnante dans les institutions et les esprits ici qu’elle empêche toute ouverture de cette nature.

Le fait surprenant reste bien l’omniprésence, fragile mais très large, de cet optimisme de façade. On pense à ce propos à la formule bien connue pour illustrer la puissance de certains discours semant le doute face à des aspects pourtant tangibles de la réalité : « Who You Gonna Believe, Me Or Your Lying Eyes ? »…

« Grasstops » et « grassroots » politics

Toute stratégie de communication, sur un sujet sensible de réforme, commence naturellement ici par une étude en profondeur de l’opinion s’appuyant sur les sondages et des focus groups qui sont aujourd’hui la norme absolue, quel que soit le sujet à traîter, pour fixer l’image de départ, le rapport des forces et les marges de manœuvre. Souvent, l’attention se porte sur, disons, les 40 % de gens au milieu du débat qui n’ont pas au départ d’avis très tranché sur le sujet.

C’est à partir de cette photographie de départ (« baseline poll ») que se déploient les stratégies dites de « grasstops politics » qui visent à toucher directement les décideurs. Ces approches sont complétées de stratégies de « grassroots politics » qui, elles, cherchent à mobiliser l’opinion et d’abord sur le terrain local. On s’appuie, pour ce faire, sur des groupes intermédiaires, par exemple des associations représentatives du domaine concerné, pour faire remonter, dans les medias, les messages du terrain qui sapent la légitimité de Washington à réformer.

Cette association du pouvoir politique et des pouvoirs intermédiaires qui permet de mobiliser en masse le moment venu est encore puissante par exemple dans le lien qui unit les Démocrates et les grands syndicats, notamment autour de la personne de John Edwards. Même s’il est vrai que le démantèlement du système des retraites, et d’abord au sein des grandes compagnies qui ne pouvaient plus en assumer le coût (multiplié par quatre en une vingtaine d’années), a fortement affaibli les grands syndicats américains.

Le cas de la NRL

La NRL en particulier excelle dans l’art de la « grassroots politics ». Elle s’appuie d’abord sur le sentiment, culturellement très puissant, de la liberté individuelle garantie en l’occurrence par le second amendement, qui pose le droit à porter une arme à feu. Surtout, elle sait entretenir la confusion sur la question. Le doute : il est de notoriété publique, depuis « An Inconvenient Truth », qu’il s’agit là d’un des premiers ressorts de toute stratégie de déstabilisation de la part des grands lobbies (on s’en souvient, Al Gore fait, dans ce film, référence à celui du tabac).

Au lieu de se placer sur le terrain des tueries mettant en cause les fusils d’assaut, le puissant lobby laisse entendre que ce sont les droits des chasseurs, notamment dans le Sud, qui seraient menacés. « Washington ne vous aime pas ! », explique-t-il en substance, "l’Etat fédéral veut remettre en cause votre mode de vie !".

Tous les moyens de communication sont alors bons pour mobiliser la cible : newsletters, mailings, réunions, mobilisation des membres de l’association en prenant régulièrement soin de leur laisser entendre que leurs pratiques seraient menacées par les projets fédéraux.

Témoin vs expert

Mais le plus important en matière de mobilisation à fort impact médiatique reste encore l’utilisation du témoignage direct : le bon chasseur qui semble injustement pénalisé, le parent d’une victime qui légitime aux yeux de tous le droit de se défendre, etc. L’essentiel de la stratégie ici consiste à ne jamais se laisser embarquer sur le terrain de l’argumentation rationnelle, mais de rester sur celui, émotionnel, et donc à beaucoup plus fort impact, du témoignage en lui-même absolu et non négociable.

« C’est ma vérité, j’en témoigne concrètement devant vous, dans ma vie ou mon malheur et cela, vous le voyez bien, vaut bien plus que toutes les arguties » pourrait-on résumer. Redoutablement efficace. Surtout quand cette stratégie s’accompagne après cela d’une communication vers les élus légitimant le message par la sensibilité du sujet dans l’opinion.

L’art du deal

Sur l’ensemble de ces sujets, les communiquants sont bel et bien aux avant-postes aujourd’hui : le moindre dossier un peu sensible permet d’associer au minimum un spécialiste du lobbying local et/ou national, un expert en études d’opinion, un conseiller medias et plusieurs porte-parole connectés à des groupes d’intérêt. Dans de nombreux cas, le déploiement de ces stratégies aboutit à des deals souvent passés au sein d’alliances contre nature. Par exemple, si l’implantation de jeux d’argent dans un Etat donné suscite l’opposition des communautés religieuses locales, une négociation s’ouvre assez facilement pour, en échange de la neutralité des porte-paroles de la communauté dans les medias, apporter des fonds qui pourront être utilisés à des investissements dans l’éducation.

Et vogue le navire

Un autre exemple d’actualité en cours concerne les activités nautiques. Face à un projet de loi à finalité écologique à l’étude pour créer un permis de navigation, dont le coût est élevé, les lobbies se mobilisent. Ils font valoir que l’industrie nautique américaine reste une des rares industries prospères du pays, que les embarcations particulières ne sont pas les gros navires, que l’activité contribue au respect de l’environnement autour par exemple des activités de pêche (en Floride et en Arizona notamment) mieux que ne saurait l’imposer une loi fédérale. Tout cela avec constance, une grande cohérence et une efficacité telle auprès de l’opinion et des autorités que Washington finit par renoncer.

Il s’agit là d’un point essentiel, manifeste dans le cas des retraites : la communication publique, aux Etats-Unis, sert beaucoup plus à faire échouer les projets qu’à faire avancer les réformes…

21/12/2007

L'Amérique contre la réforme ? (entretien n°4/8 avec Norman Ornstein à l'American Enterprise)

Je poursuis ici le compte rendu de mes entretiens à Washington DC sur le thème : "Communiquer la réforme".

Une star de l'American Enterprise Institute

Norman Ornstein est un des commentateurs les plus réputés de la vie politique américaine. Il est notamment membre de l’American Enterprise Institute for Public Policy Research (AEI), un des principaux think tanks conservateurs. L’AEI promeut, sans surprise, des valeurs de référence telles qu’un gouvernement restreint, l’entreprise privée, la liberté individuelle, la responsabilité politique, etc. Avec environ 175 personnes sur Washington DC, il est structuré en trois pôles principaux : politiques économiques, questions politiques et sociales, affaires étrangères et défense. Il sert à l’occasion de vivier ou d’accueil pour le camp républicain.

Spécialiste des questions politiques intérieures et notamment du Congrès et des élections, Norman Ornstein est aussi analyste politique pour CBS et contribue régulièrement au Roll Call. Il collabore plus occasionnellement avec d’autres journaux et revues tels que le New York Times, le Washington Post, WSJ ou encore Foreign Affairs. Ornstein a également été l’un des artisans de la réforme MacCain/Feingold du financement des campagnes électorales. Il est membre de l’Académie américaine des arts et des sciences depuis 2004.

Changement ou statu quo ?

Selon Norman Ornstein et contrairement à une idée reçue, le système institutionnel américain ne favorise pas la réforme. Il viserait même à l’empêcher par un certain nombre de contraintes techniques, voire de pratiques détournées telle celle, célèbre, du « filibuster » par lequel un sénateur peut monopoliser la parole pendant le temps qu’il veut sans pouvoir être interrompu pour faire échec à un projet de loi (le record est toujours détenu par Wayne Morse qui s’efforça, dans les années 50, de faire échec à une loi pétrolière par un discours de plus de 20 heures dans lequel il se borna à lire l’annuaire téléphonique...). Cet usage, lorsqu’il est mis en œuvre, ce qui a été le cas dans la période récente, ne peut être interrompu que par la constitution d’une majorité renforcée de 60 sénateurs déclarant la cloture des débats.

Le cas des armes

Un exemple souligne la difficulté à réformer dans ce système. 80 % des citoyens américains se déclarent, à un titre ou à un autre, favorables à un contrôle des armes. Mais cette tendance de l’opinion (alimentée par d’innombrables exemples de tueries dans les lieux publics, qui se succèdent semaines après semaines) ne parvient pas à déboucher sur une réforme parce qu’elle est opposée à 20 % de gens remarquablement bien organisés et efficaces pour préserver la situation actuelle, autour notamment de l’American Rifle Association (NRA).

Des périodes d’exception

En réalité, les périodes de fortes réformes sont concentrées, aux Etats-Unis, sur des moments historiques très brefs : les années 30 bien sûr avec l'administration Roosevelt, la nouvelle société de Johnson en 1965-66 et le tout début de l’ère Reagan. Ces périodes sont généralement marquées, soit par une crise majeure ressentie comme telle par l’opinion, soit encore par la très large victoire d’un camp politique sur un autre. Une des rares exceptions à ce schéma est la réforme fiscale adoptée en 1986 à un moment où Reagan n’était pas en position de force, mais où les Démocrates étaient également d’accord pour répondre à une forte demande de réduction et de simplification des impôts dans la société américaine.

Bush's honeymoon

Les deux principales réformes mises en œuvre par Bush ont été l’éducation et la fiscalité. Le succès de la réforme de la fiscalité s’est appuyé sur le fait que, pour la première fois depuis les années 1953-54, le Gouvernement était unifié avec une Présidence, un Sénat et une Chambre des Représentants républicains (Reagan, lui, n’avait pas la Chambre des Représentants). Cette réforme a été facilitée par un classique état de grâce (« Bush’s political honeymoon ») et une configuration qui était alors de type parlementaire. Pour « No Child Left Behind », la stratégie a consisté à tout de suite aller chercher des alliés démocrates de renom car ce domaine apparaissait moins facile à réformer que ne l’avait été la politique fiscale.

L’échec des retraites

S’il n’y a pas de crise à proprement parler, il faut créer un sentiment d’urgence et fixer le cadre du débat (c’est là, semble-t-il, une idée fixe du camp conservateur). Mais pourquoi la tentative de réforme des retraites n’a-t-elle pas abouti en 2005 ? Le pays était en effet déjà parvenu par le passé à réformer son système de « social security » (pm. l’expression ne désigne que le système de retraites aux Etats-Unis), en 1983. Mais cela n’avait été rendu possible, à l’époque, que par la conjonction d’une crise de financement du système et d'un large consensus. Une commission spéciale, présidée par Alan Greenspan, avait alors en effet réuni un large spectre d’acteurs, y compris les syndicats. Or, si une commission a bien été mise en place en 2005, cela a été fait, cette fois, selon une approche beaucoup plus étroite et partisane.

Demain, le système de santé ?

La règle peut finalement apparaître assez simple : il est inutile de chercher à vendre une réforme auquel les gens ne croient pas. Il faut aussi gagner le support des élites. Si la réforme du système de santé a une chance de se faire à l’avenir, ce ne sera qu’à la condition qu’elle soit érigée en priorité essentielle du nouveau président. Elle pourra d’ailleurs s’appuyer sur un sentiment de crise ou d’insécurité qui s’est largement développé ces dernières années sur ce sujet au sein de la société américaine.