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06/11/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (2) La ligne et le mouvement (la stratégie selon Sinofsky)

La deuxième leçon s'impose assez rapidement. On sent là-dessus non pas un retour en arrière mais une révision, un rééquilibrage par rapport aux excès du "tout stratégique" des décennies précédentes. C'est un vrai message opérationnel qui va traverser nombre d'études de cas - Opel, Black & Decker, Dell, Lincoln Electric, Toyota, BP, Dysney, General Electric pour n'en citer que quelques unes - et revenir avec la même force dans les travaux pratiques qu'il remonte des études de terrain. 

C'est ce qui fait la puissance de la recherche dans ce système - ce que j'ai appelé précédemment la beauté des modèles et qui tient à leur capacité à synthétiser des questions souvent complexes en un schéma opérationnel simple. C'est cette recherche qui permet une théorisation en temps réel des enjeux les plus actuels de la vie des organisations, théorisation que l'effet de réseau, le suivi en ligne et les rendez-vous annuels prémunissent ensuite contre le double risque de l'abstraction et de l'obsolescence.

Pourtant, aussi bien dans sa formulation en anglais que dans sa traduction française, cette recommandation apparaît d'emblée sous un intitulé problématique. On parle en effet de "strategic integrity" - en français, il n'y a pas de piège : "intégrité stratégique", mais cela ne nous avance guère. De quoi s'agit-il ? 

La piste morale (la stratégie de l'entreprise devrait être "intègre") n'est pas complètement absurde dans le contexte des scandales récents, mais ce n'est pas la bonne - on ne voit pas très bien malgré tout, au-delà d'aspects légaux évidents et d'un mauvais blabla corporate, ce qu'elle apporterait à la question stratégique. La piste de la rigueur (il faudrait respecter scrupuleusement la ligne stratégique sans jamais en dévier d'une virgule) peut aussi se défendre. Surtout chez ceux qui envient le sort de l'armée prussienne à la bataille d'Iena.

Il faut en réalité comprendre cette notion d'intégrité au sens premier et le plus simple du terme : celui d'entièreté ou de totalité. Cette approche a été formalisée par Marco Iansiti, le spécialiste des nouvelles technologies de l'Ecole, auteur de "One Strategy", co-signé avec Steven Sinofsky, le président de Windows (en privé, Iansiti, qui a une amitié ancienne et une admiration profonde pour Sinofsky, raconte comment la capacité de structuration et, plus encore, de concentration de son camarade de jeu a fait souffrir chez lui un esprit plus créatif et ouvert à la digression).

Accessoirement, le prof le plus sympathique, le plus engagé et le plus engageant de la Faculty. Le premier cours avec lui (j'avais alors été placé au premier rang entre un Belge énigmatique et une Espagnole prometteuse), j'ai attrappé un torticolis entre ses aller-retour permanents entre le haut de l'amphi et le tableau. Un marathon pédagogique qui donne le tournis, mais qui a le mérite d'embarquer dans le sujet, passionnant en l'occurence, d'un jeune type, Lou Hugues, propulsé directeur général de la filiale allemande d'Opel (General Motors) dans la période de la chute du Mur.

Or, que dit Iansiti ? En gros, qu'il y a dans toute organisation deux stratégies : l'une directive qui vient du haut ; l'autre émergente, liée à ses performances, à ses modes de décision, bref intimement mêlée au corps vivant qu'est l'organisation elle-même. Et dans de nombreux cas ces deux approches s'ajustent mal : il n'y a pas alignement entre la stratégie et l'exécution. D'où un double problème : celui posé par une stratégie mal appliquée ; mais aussi celui que pose un modèle stratégique incapable de s'appuyer sur le potentiel de créativité et d'engagement au sein de la firme.

J'ai passé un peu de temps dans un groupe qui a fait de la communication de la stratégie à l'ensemble de l'organisation la priorité de sa communication interne avec un président qui, quand je lui ai proposé d'inclure (dans son agenda de président) la tournée des sites partout dans le monde sur ce thème, m'a dit "oui" tout de suite. Ça donne des bases pour sentir l'effet d'irrigation et de motivation remarquable que peut susciter un partage de la stratégie avec les équipes.

C'est un point important, mais ce n'est pas le seul. Le sujet ne réside pas simplement dans la complémentarité, somme toute assez évidente lorsque sa nécessité est comprise, entre conception et communication, mais aussi dans le rétablissement d'un lien attentif et structuré entre la stratégie et l'exécution. Le premier sujet est technique : c'est l'application pratique d'une bonne idée sur le terrain ; le second est culturel : il touche à la représentation que le responsable se fait de son rôle.

Or rien ne sert d'élaborer une stratégie brillante si l'on n'est pas capable de mettre l'organisation en situation de la mettre en oeuvre et de l'adapter aux circonstances. Comme dit en substance Peter Drucker, les plans ne sont qu'un ensemble de bonnes intentions, à moins que l'on se mette à y travailler dur. Diriger dans ce contexte, c'est non seulement fixer un cap, communiquer une vision, mais c'est aussi investir une bonne partie de son énergie à fédérer, structurer, intégrer, piloter - bref, à animer. Ce qui est finalement une façon créative et pratique de dépasser une opposition qui me semble toujours un peu stérile entre un leadership qui inspire et un management qui organise.

29/10/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (1) La différence et la finalité (là où les ponts s'écroulent)

 

Le commentaire a soudain fusé du dernier rang, en haut de l'amphi, au beau milieu d'une étude de cas sur Tesco - un leader mondial de la grande distribution d'origine britannique - de la part de Rajeev, docteur de son état, formé à Edimbourg et Houston, un chercheur au King Faisal Specialist Hospital se préparant à prendre la direction générale de la gestion d'un grand hôpital : "Finalement, lança-t-il, on a un peu l'impression que la plupart des leçons apprises ici sont des leçons de bons sens". Silence. Melissa, une jeune directrice générale experte ès environnement issue de l'industrie chimique, renchérit alors en mettant les frais de scolarité en balance avec le commentaire précédent.

Soudaine hilarité dans la salle, qui peut s'interpréter en partie comme une sorte de relâchement salutaire des tensions, des remises en cause et des apprentissages cumulés au cours des mois précédents. Le directeur du programme, Rajiv Lal, qui anime la discussion rebondit avec humour sur la répartie. Mais l'explosion de bonne humeur retombée, tout le monde sait bien, et le patron des programmes le premier, qu'on vient de toucher un point essentiel.

De quoi s'agit-il ? Les leçons fondamentales se résument souvent à deux ou trois choses assez simples qu'un détour aussi intense que rugueux ne laissait pas présager. Pour moi, quelques mois après le bouclage de ce programme, si je mets de côté ici deux ou trois détails - l'étude intensive d'une centaine d'études de cas, les trouvailles pratiques, une vingtaine d'ouvrages, la puissance de la recherche et, appelons-ça la beauté des modèles -, j'en vois trois.

La première n'a qu'un lointain rapport avec ce que l'on imagine a priori trouver au sein de la première business school du monde. Plus encore, vis-à-vis d'attentes essentiellement centrées sur un approfondissement des disciplines du management, elle relèverait plutôt de la surprise. Elle n'émerge et ne se développe d'ailleurs que dans le tout dernier quart du programme quand, après des étapes plus techniques, vient le temps des choses sérieuses. Il y a, au passage, une puissance pédagogique de la mécanique inductive que manque une Europe qui, en suivant Descartes, aurait oublié Socrate. Cette première leçon, qui aurait pu être hégélienne aussi bien, est formulée de la façon la plus claire au cours du séminaire par Richard J. Leider.

A côté de lui, son acolyte, Ed Rapp, le patron des finances de Caterpillar, censé témoigner de la portée pratique de la démarche, ne fera pas illusion longtemps, dans la deuxième phase de la session, avec son exercice grotesque de stratégie appliquée à la vie personnelle et familiale - une caricature de la culture du process et, pour un type qui revendique pourtant sa foi, d'une religiosité sans âme. A la fin de son topo, Borzou, un architecte passé à Wall Street, le plante d'une question en cinq mots : "Quelle est la part de la spontanéité dans votre système ?", qui est une question juste parce qu'elle souligne combien, dans cette approche, la mécanique a évacué la vie. Et il a raison. Ici, c'est une corrida : le type qui veut jouer ferait mieux d'aller jouer ailleurs. Policé, mais brutal.

Leider : un petit vieux qui ne paie pas de mine. Un type de Saint-Paul, Minnesota. Un bled du Midwest, à l'ouest de Chicago. Là où les ponts s'écroulent. Accessoirement, un des coachs les plus réputés au monde, qui passe chaque année un ou deux mois en Afrique, en Tanzanie, chez les Hadzas. Pour un peu, on bavarderait entre voisins en attendant le vrai prof. Sauf que quand il commence à parler, il faut faire silence, comme dirait Rilke. Fini de rigoler - au choix, avec le marketing, la stratégie, la finance, la communication, les questions d'organisation ou le pilotage du changement. Dans les études de cas, la parole fuse de partout. Là ? Rien. Tout le monde comprend qu'on va passer à autre chose. Mais quoi ?

L'Amérique, l'Afrique : rien de plus éloigné. L'intérêt vient justement de la déflagration née du rapprochement improbable entre la folie de l'abondance et une maigreur ou un dénuement qui donne soudain une épaisseur existentielle. D'instinct, je sens la portée du cheminement. Je le sens depuis qu'un dimanche gris et pluvieux, jeune cadre expatrié parti en courant du Quai d'Orsay à l'autre bout du monde pour le compte d'une compagnie minière, je suis allé, seul, représentant tout désigné du capitalisme colonial, à la rencontre d'une bande de chefs coutumiers kanaks, passablement échauffés par une histoire de massifs miniers qui dégénérait, au beau milieu d'une tribu hostile. Aucun appui. Pas de subterfuge possible. Rien. De loin, une diplomatie de hussard sans le sabre, pour un peu, ça ressemblerait d'assez près à un suicide.

Je ne dis pas qu'en se retrouvant pour de bon au milieu de l'arène, on n'est pas tenté par un : "Ah désolé, j'ai oublié un truc important, je reviens" en ajoutant un : "Je fais vite" qui signale davantage l'envie de décamper que celle de revenir. Impossible de toutes façons de rebrousser chemin. Pas d'échappatoire. Visages fermés, silence pesant. J'attends qu'on me fasse signe d'approcher et de rejoindre la table dressée sous une case ouverte au beau milieu de la tribu. A plusieurs dizaines de mètres, les gens de la tribu observent, en lisière. Un peu plus loin, des types guettent, planqués dans les arbres.

Des menaces de mort fusent même, à un endroit où, quelques années plus tôt comme quelques années plus tard aussi d'ailleurs, on a sorti les flingots et des gens sont tombés. Ici, c'est un peu l'oeil du cyclone de l'insurrection. Mais, au fond, je n'y crois pas. D'abord parce que ce n'est pas crédible : mes interlocuteurs savent très bien jouer sur les peurs issues de l'imaginaire colonial. Ça ne coûte rien d'essayer. Ensuite, parce que le type qui se pointe seul au milieu d'une tribu hostile, soit il est cinglé soit il a un truc à dire et, si on retient la seconde hypothèse, dans une culture de la parole et du respect, ça compte. Et puis enfin, parce que ce n'est pas le sujet.

Le sujet, c'est moins une explication improbable entre adversaires qu'une rencontre, qui me paraît possible, entre hommes. A ce moment-là, je me contrefous de l'industrie minière, comme je me contrefous du droit coutumier, des Indépendantistes et des Loyalistes avec. Ces types sont plus intelligents et, politiquement, plus subtils que moi. Mon avantage, c'est que je le sais et que je suis seul. On peut toujours dézinguer un malheureux à une centaine de supporters, mais on n'est pas chez les hooligans ou les sauvages ici. On est dans l'un des derniers ilôts de civilisation au monde et le comprendre fait une différence assez nette entre le canadien anglophone old English style qui prend les leaders indépendatistes pour des imbéciles et un type dont l'éducation politique s'est faite aussi autour de la figure de Tjibaou.

L'idée de Leider, c'est qu'on peut très bien vivre sans véritable but ou alors en endossant les buts que des conventions puissantes se chargent de fixer pour nous en nous laissant, entre les petites secousses ordinaires des vicissitudes de l'ambition et du bonheur, le terrain de jeu rétréci des existences qui finissent en fanfare - et à la fosse commune, comme tout le monde. Mais trouver sa voie, ou finir par trouver sa voie, fait une différence. We educate leaders who make a difference in the world. C'est le slogan de l'Ecole et ça fait toujours bien, le type qui, en guise d'intitulé de poste, explique sobrement qu'il se voit bien en leader faisant une différence dans les affaires du monde. Evidemment, le premier réflexe qui vient à l'esprit dans un cas pareil dirait l'un de mes anciens présidents, qui ne s'en est d'ailleurs pas privé, ce serait de lui mettre les mains dans le cambouis de la première bourgade venue, histoire de s'assurer qu'il a bien compris, en fait de différence, celle qui sépare le monde en question de Saint-Hilaire-la-Palud.

Mais pas plus que la géographie ne fait une direction, le bricolage ne fait un projet. "Rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion", c'est-à-dire au fond, sans travail. A "La raison dans l'Histoire" répond ici la morale de Leider. La surprise du chef, avec lui, c'est qu'on comprend soudain qu'on ne va pas pouvoir vraiment tricher avec ça - poursuivre un but véritable, faire parler si possible moins la poudre que sa différence, accomplir quelque chose - et que cette affaire, solitaire dans une large mesure, a aussi à voir avec la rencontre. Ce n'est pas qu'il faille tout faire en caravane, ou alors en laissant parfois les chiens aboyer - il y a même un certain nombre de cas où c'est l'option la plus recommandable. Mais, dit autrement, quand on sent vraiment un truc, il faut le faire. Avec les autres, autant que possible.

31/01/2010

Méfiez-vous des imitations (la leçon de Porter)

J'ai toujours été frappé par la façon dont, le plus souvent dans les organisations, les stratégies marketing se résument à des pratiques de benchmarking ressassées à l'envi. On se compare à ses concurrents, on en déduit un certain nombre de standards et l'on incorpore ensuite ces "meilleures pratiques" aux plans d'actions en vue d'améliorer ses propres performances ou, à tout le moins, de les hisser au niveau de ses concurrents.

Ce jeu-là est essentiel précisément en matière de performances ou, disons, d'efficacité des organisations. Il garantit qu'une entreprise, ou éventuellement une institution lorsqu'elle est incitée à changer, n'enregistre pas durablement une performance sous-optimale compte tenu des actifs (financiers, humains, techniques, administratifs...) qu'elle mobilise pour accomplir sa mission.

Or, si cela définit bien une homogénéisation, cela ne fait en aucun cas une différenciation. C'est la leçon de Porter et elle porte loin : l'efficacité n'est pas la stratégie. L'une s'accommode en effet fort bien de l'imitation, l'autre a d'abord à voir avec le talent particulier et l'avantage compétitif d'une organisation.

De même, les proclamations visant à faire d'une organisation le leader dans un domaine donné servent peut-être la recherche d'une efficacité accrue (du moins lorsqu'elles se traduisent à la fois par une mobilisation et un pilotage sérieux), mais elles ne résolvent en rien la question essentielle de savoir quel est l'avantage qu'une organisation peut cultiver et détenir durablement sur ses concurrents.

Toute stratégie passe naturellement par un examen scrupuleux des données concurrentielles, mais ne se résume pas à cette compilation et implique d'aller plus loin dans la définition de l'excellence dans un coeur de métier spécifique. Sinon, il n'y aurait après tout guère de différence entre le Moyen Age et la Renaissance.

Dans le contexte économique, financier et géopolitique actuel, il faut lire cette leçon, déjà ancienne, de Porter comme une exigence renforcée d'innovation, comme une invitation renouvelée à la créativité. Or, ce qui vaut pour les organisations ne vaut pas moins pour les individus... à charge pour chacun d'identifier et de cultiver son génie propre. Activité incertaine, spéculative, vaine ? Non, c'est notre tâche essentielle et qui a à voir aussi bien avec notre talent qu'avec... notre identité, en quoi le politique emprunte à l'économique et l'entreprise n'est pas le contraire de l'aventure.

22/11/2009

L'intelligence selon Gardner

Howard Gardner est professeur de sciences cognitives et de pédagogie à Harvard et spécialiste international reconnu de ces questions à travers notamment sa théorie des intelligences multiples. Il dirige le projet "Harvard Zero", un ensemble de recherches visant à approfondir la compréhension et à améliorer les modes d'apprentissage, de réflexion et de créativité aussi bien dans les arts et les humanités que dans les disciplines scientifiques.

Il est l'auteur, chez Odile Jacob, d'un petit essai stimulant intitulé : Les 5 formes d'intelligence pour affronter l'avenir. Un sujet sur lequel, au milieu de l'aimable bricolage contemporain qui gouverne tant la profusion des savoirs que le désordre des pédagogies, la remise en ordre s'impose autant que la remise en perspective.

Il y a d'abord, nous dit Gardner, l'esprit discipliné, qui suppose la maîtrise d'au moins une manière de réfléchir, un mode non pas seulement de connaissance mais aussi de réflexion caractérisant une discipline intellectuelle ou un métier. Il faut au moins dix ans pour accéder à ce niveau de maîtrise, et cela ne va pas sans rechercher en continu les moyens d'améliorer ses compétences et sa compréhension. "S'il ne possède pas au moins une discipline, souligne l'auteur, l'individu sera forcément réduit à se plier aux exigences d'un autre". Bref, la discipline, c'est la liberté.

Vient ensuite l'esprit synthétique. Il s'agit de collecter, comprendre et évaluer des informations à différentes sources et d'être capable de les présenter d'une façon qui fait sens pour soi et les autres. Une forme d'intelligence d'autant plus cruciale que tant la masse que les sources d'informations disponibles croissent à une vitesse vertigineuse.

Troisième forme d'intelligence : l'esprit créatif. L'objectif est ici d'innover, d'avancer de nouvelles idées, de poser des questions inhabituelles, d'inventer de nouveaux modes de pensée et d'arriver, si possible, à des réponses inattendues, qui peuvent déboucher sur des concepts innovants ou des produits d'avant-guarde.

Discipline, synthèse, créativité ne suffisent pas. Il est aussi nécessaire selon Gardner de développer, au-delà "de sa coquille ou des limites de son territoire", un esprit respectueux capable de repérer et d'accueillir les différences entre les individus et les groupes, de s'efforcer de comprendre l'autre et de chercher à collaborer efficacement avec lui.

Plus encore, une cinquième forme d'intelligence s'impose : il s'agit de l'esprit éthique, ouvrant à une réflexion sur la nature de son travail et aux besoins et désirs de la société dans laquelle on vit. Un domaine qui relève davantage cette fois d'un mode d'action désintéressé capable de s'impliquer et d'apporter une contribution au bien commun.

"Ces cinq esprits sont ceux qui jouent un rôle de premier plan dans le monde actuel, dit Gardner au terme de sa recherche,  et qui auront encore plus d'importance demain". On peut en discuter. Il y avait aussi, nous dit l'auteur, l'esprit technologique et l'esprit numérique, le mercantile et le démocratique, l'esprit nuancé et l'esprit émotionnel, le stratégique et le spirituel... Mais pas plus qu'une typologie exhaustive ne fait une théorie stimulante, un détail ne fait une perspective ni une dissection un projet.

Comprendre, c'est changer et changer, c'est agir. C'est bien là l'intérêt d'une démarche qui combine focalisation et ouverture, connaissance et réflexion, analyse et mouvement, mais aussi savoir et morale selon une perspective qui donne des clés à chacun pour progresser et devenir à la fois plus intelligent et plus efficace, plus utile et plus épanoui, dans une approche dépoussiérée qui valorise moins le cumul des titres que l'éveil des curiosités. Après tout, n'est-ce pas seulement une fois ses études terminées que l'on commence son véritable apprentissage ?

L'approche proposée par Gardner se définit ainsi davantage par son mouvement que par son héritage. L'on pourrait dire de même qu'il en va des acquis pédagogiques comme des acquis sociaux : ils valent le temps que durent les mondes anciens, nous laissant aussi acrimonieux qu'impuissants au milieu du désastre si nous n'avons pas su échafauder autre chose que la collection de fadaises qui nous tient ordinairement lieu de pensée. En ce sens, le monde n'est pas un champ de massacres lointain : il est, selon la belle expression d'Hannah Arendt, une oeuvre de nos mains et c'est en quoi il est aussi urgent d'y investir des neurones que des fonds et de mettre si possible, à cette affaire, un peu de coeur à l'ouvrage.

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(1) Un projet qui n'est pas sans faire écho à "l'Oxford Muse Foundation" développé à l'initiative de Theodore Zeldin, qui fut une brillante incarnation, au sein de la Commission pour la libération de la croissance française, d'une prise en compte en profondeur de la culture comme paramètre clé du changement.