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20/11/2009

L'art de la jauge (4) Jogging ou basket ?

On l'aura compris, il n'y a pas de bons ni de mauvais patrons : il y en a rarement d'exécrables, il y en a plus souvent de très bons et puis - le monde de l'entreprise ne fait pas exception à la vie ordinaire -, il y entre les deux toute une combinaison possible de qualités et de défauts, de talents et de points faibles qui fait l'essentiel de l'affaire.

La façon dont on définit le défaut peut aussi déterminer une partie du talent. Les Anglo-Saxons l'ont bien compris qui parlent, non de points faibles, mais de "areas for improvement" (domaines d'amélioration). Managérialement correct ? Sans doute, mais c'est aussi psychologiquement juste. Il y a, de fait, une différence non négligeable entre un responsable qui vit sur ses acquis et un autre qui cherche à progresser.

Nombre d'entre eux se sont d'ailleurs engagés dans les démarches dites "360 degrés" qui permettent de s'évaluer à travers les perceptions de son entourage professionnel - pairs et collaborateurs. Le talent du chef, ce n'est pas de savoir tout faire, c'est de savoir s'entourer de compétences complémentaires et de mettre l'attelage au travail et la partition en musique pour aboutir à un résultat aussi efficace (et, ajouterait le communiquant : audible) que possible.

Pour le collaborateur, cette différence entre le chef qui sait tout et celui qui apprend encore n'est pas seulement de principe : elle est aussi de dynamique dans la mesure où elle transmet, au-delà des savoirs, une attitude en mouvement. Le point d'arrivée, ce n'est pas l'aboutissement du projet en cours, le prochain entretien d'évaluation ou la promotion qui suit : c'est l'apprentissage continu du mouvement et, plus encore, de la transformation à l'oeuvre.

Il y a à cela une nuance et une conséquence.

La nuance, c'est que le progrès continu n'est pas la remise en cause permanente. Il y a un temps pour s'arrêter et remettre les choses à plat, un temps pour avancer et les remettre en perspective. Il n'y a rien de plus vain et inefficace à cet égard que de multiplier les réflexions et les plans, qui commencent en fanfare et finissent sur la comète. Leur addition confuse signale seulement la faiblesse de départ ou, diraient les Chinois, son insuffisante plasticité. Le bon patron n'est ni un intellectuel ni un psychologue : c'est un homme d'action dont les équipes attendent (sauf peut-être en Suède où il faut débattre de tout, y compris des orientations du chef) qu'il dirige l'organisation, c'est-à-dire oriente, rassemble, arbitre, aide et évalue.

La conséquence, c'est que le collaborateur doit se mettre lui-même en position de progresser au premier chef, non seulement pour lui-même, mais aussi parce que, s'il devient bon dans son domaine - ce qui, même avec du talent, prend toujours un peu de temps -, il peut aussi contribuer à faire progresser son responsable. Selon les personnalités et les contextes culturels, c'est plus ou moins difficile. Mais c'est faisable, et cela fait même une ambition honnête.

Si bien que le vrai sujet, ce n'est pas plus le chef que le collaborateur - et d'autant moins qu'on est le plus souvent à la fois collaborateur de l'un et chef d'un autre : c'est la capacité de l'un et de l'autre à faire d'une diversité de talents et de défauts une entité plus intelligente et efficace ensemble que ne le sont chacun de ses éléments séparément - en un mot, de faire équipe. On a tort à cet égard de faire du sport une pure hygiène individuelle : c'est une oeuvre sociale. Obama ne fait pas du jogging, il joue au basket.

 

15/10/2009

L'art de la jauge (2) Le Superfétatoire, le Petit Chef et le Faux Dur

Le bon patron ferait grandir, et le mauvais régresser ? Le point est certes fondamental. Mais, outre qu'il n'est généralement pas retenu par les conseils d'administration, non seulement il s'illustre pour l'essentiel après coup, mais il se laisse aussi malaisément théoriser. Les paramètres d'un travail heureux font écho, de ce point de vue, aux critères d'une éducation stimulante : s'il nous est difficile de les définir avec précision, nous pouvons, généralement sans hésiter, citer les quelques rares personnes-références qui ont marqué notre parcours.

Dans certaines administrations, on fait des listes d'affectations possibles en tenant compte de deux critères essentiels : la proximité de plages et la qualité du patron (traduisez : son caractère plus ou moins cool). L'inventaire des plages convenables étant un art difficile et risqué eu égard aussi bien aux préférences individuelles qu'aux risques de poursuites en cas de noyade, le mieux est donc encore, non pas de faire la liste, qui pourrait être longue, mais d'établir une sorte de typologie des Chefs qui nous ont fait perdre notre temps ou empoisonné la vie.

A tout seigneur, tout honneur : quiconque n'a pas croisé de Petit Chef en chemin ne peut prétendre à une carrière accomplie. Tout petit déjà, le Petit Chef voulait être chef, le plus souvent parce qu'il n'a pas été aimé (bien que l'on trouve aussi des vocations de Petits Chefs prenant leur origine dans un surcroît d'amour inconditionnel, ce dernier type menant généralement aux carrières de Petits Chefs Supérieurs). Il s'agit moins pour lui d'une ambition de conquête que d'un désir de revanche. Déchu et déçu par les coups de pied reçus dans la cour de récréation, le Petit Chef entend remodeler le monde à sa main. Il veut régner en Maître sur une classe docile et disciplinée, sans génie mais aussi sans surprise. Certain soir, il arrive que le Petit Chef prenne une conscience aiguë des limites de son modèle. Mais, quand même, il ne peut pas s'empêcher de recommencer le lendemain. Le Petif Chef a en effet pour lui une certaine persévérance dans la tyrannie. Avec le Petit Chef, il faut attendre que ça passe. Mais c'est souvent long.

Le Timoré se trouve à l'autre bout du couloir. Le petit Timoré n'a rien d'un Grand Timonnier : ça se voit tout de suite à la peur qu'il a de son ombre, voire de lui-même s'il venait à manquer, dans un moment d'absence, à l'exercice zélé de sa charge. Pour le Timoré, la voie, c'est la Procédure et, pour lui, la routine est le gage d'un bonheur constant. Le manuel incendie passe toujours avant le feu (s'il se déclare, au moins, que ce soit dans les formes), la prudence primera inmanquablement sur l'occasion et la hiérarchie sur le génie. Son premier allié d'ailleurs, c'est le Couvre-Chef. Avec le Timoré, les choses prennent souvent du temps : au moins est-on sûr qu'elles n'aboutiront pas et que l'on n'aura pas ajouté au désordre du monde l'outrecuidance d'un (faux) pas de plus.

La Brute tranche avec le reste de la troupe. Ce qu'elle préfère néanmoins, c'est trancher dans la troupe elle-même. Elle a perdu son Sabre en cours d'histoire, mais Elle est armée de Ratios qui lui disent ce qu'il faut faire, surtout lorsqu'Elle les extrapole à sa manière, toujours tranchante. On trouve deux types de brutes : la Placide, souvent étrangère, et la Grossière, parfois alcoolique. La Brute Placide est redoutable car Elle ne paie pas de mine et peut donc jouer à plein de l'effet de surprise ; même dans la confusion, elle fait de belles coupes claires. La Brute Placide est possédée par le Démon des Economies : on dirait même que, lorsqu'elle en fait, ce qui occupe une partie non négligeable de son temps, ce n'est ni pour la France, ni pour la Bourse, ou plutôt si, mais pour la sienne - ce qui ne manque pas d'arriver quand le Conseil se penche sur ses résultats trimestriels.

Quant à la Brute Grossière, Elle ne s'embarrasse guère des bonnes manières, qu'Elle connaît mal et qui lui paraissent même suspectes, pour tout dire : il est toujours plus difficile de se débarrasser d'un collègue respecté (Elle n'a pas d'amis, seulement parfois une poignée de soudards), encore que la Brute Grossière fasse montre d'une indéniable polyvalence dans l'art de couper les têtes. La Brute Grossière est parfois avinée : cela est dû à ses origines médiévales et, en particulier, à l'abus des pauses cervoise entre les inaugurations de châteaux forts et les célébrations de batailles sanglantes.

Avec la Brute apparaît un dilemme existentiel aigu puisqu'avec Elle, il est aussi risqué de se faire remarquer que de se faire oublier. Les pistes de l'anticipation sont également hasardeuses : "Le suicide n'est pas une solution, disait Sartre, car il supprime le problème". La Brute aurait d'ailleurs bien supprimé Sartre, si Sartre avait été comptable ou employé de manutention, ce qu'Elle a crû un jour en le voyant monté sur son tonneau de Billancourt, jusqu'à ce qu'Elle tombe par hasard, à la faveur d'un petit coup non seulement de mou, mais aussi de trop, un dimanche après-midi, sur le manuel de philosophie du fiston. Par ailleurs, la Brute ascendant Corleone sait très bien gérer les fuites, tôt ou tard. Bref, avec la Brute, c'est sauve qui peut. Mais la Brute ne l'emportera pas dans sa tombe : au fond d'elle-même, elle le sait bien et cela la rend misérable. Du coup, pour compenser, elle remijote un bon petit plan de coupe le lendemain, first thing in the morning, en mordant un peu sur la viande, avec le hâchoir, pour le cas où on lui aurait caché encore un peu de gras quelque part.

Le faux Dur. Ah, le Faux Dur ! Avec lui, c'est dans l'ensemble plus convivial qu'avec la Brute. Sauf quand il se prend pour une Brute justement. La devise du Faux Dur, c'est : "Vous allez voir ce que vous allez voir". Seulement voilà : on ne voit pas grand chose, ce qui, à la longue, finit par se remarquer et rend le Faux Dur moins sympathique et plus nerveux - situations dans lesquelles il faut se montrer particulièrement affairé auprès du Faux Dur. En fait, le problème du Faux Dur, c'est que le monde lui résiste : comme il dit (et répète) ce qu'il faut faire, c'est tout de même malheureux que ça ne se fasse pas. Il s'étonne que la puissance de son inspiration ne fasse pas avancer les choses : c'est qu'au lieu de souffler dans les voiles du Progrès avec la constance qui sied à l'exercice, il se consacre pour l'essentiel à souffler dans les bronches des rameurs qui s'efforcent, tant bien que mal, de le suivre (le Faux Dur aime à prendre les devants avec un vieux Zodiac, dont la marche pétaradante couvre la performance modeste) avant de le laisser courir seul à sa perte. Bref, avec lui, c'est : et que vogue le navire ! Mais le navire se transforme vite en galère et la galère finit un jour ou l'autre par sombrer. Il préfère parfois : à l'abordaaaage ! ce qui a au moins le mérite de précipiter la fin du supplice, surtout quand un rameur, dans une erreur qui ressemble tout de même beaucoup à un sabotage, a malencontreusement omis de préparer les passerelles pour l'accostage. Et que le Faux Dur se retrouve ainsi à portée de boulets (souvent de couleur rouge) de l'Ennemi, qui n'attendait que ça.

Le Superfétatoire, enfin, est un spécimen en voie de disparition. Il se définit essentiellement par ce qu'il n'est pas et a une prédilection pour les postes d'adjoints, surtout quand il n'y a rien, ou si peu, à adjoindre (l'organisation des congés annuels, les alertes incendie, l'audit quinquennal du plan de crise, etc). Le Superfétatoire a aussi une passion secrète pour "L"être et le néant" : ce n'est pas qu'il l'ait lu - sa charge d'adjoint ne lui permet pas de lire comme il le souhaiterait, c'est-à-dire de 9h00 à 13h00 et de 15h00 à 19h00 - mais enfin, "ça, c'est un titre", dit-il souvent, en insistant davantage sur l'Etre de peur d'être démasqué.

Il existe en réalité deux sous-types de Superfétatoires : le Superfétatoire Heureux et le Superfétatoire Crispé. Le Superfétatoire Heureux a une hiérarchie, une épouse, une maîtresse et des collaborateurs, mais n'utilise vraiment que les deux derniers termes de l'équation de plaisir et de je-m'en-foutisme à laquelle se résume le plus souvent son existence indolente. Le Crispé est moins tranquille : ce n'est pas qu'il se pique d'être utile - un Superfétatoire qui se met à vouloir se rendre utile est un Superfétatoire dépressif et/ou dangereux -, mais il voit bien que le temps passe (il aime d'ailleurs à cocher les jours sur son calendrier, parfois même les heures, les jours sans heurts) et ne voudrait tout de même pas que son talent infini ne fût pas in fine reconnu. En fin de carrière, le Superfétatoire accompli, c'est-à-dire protégé ou chanceux, devient Maréchal. A défaut de se faire trop d'illusions sur ce que la fonction recouvre, il en exhibe fièrement le bâton. Avec le Superfétatoire, on s'amuse bien deux minutes ; c'est à partir de la troisième que ça devient long.

On nous pardonnera sans doute cette typologie trop sommaire : elle ne demanderait qu'à être complétée, s'il n'était pas si rare de rencontrer de piètres chefs, et si fréquent de l'être toujours un peu soi-même.

18/08/2009

L'art de la jauge (1) Prendre un nouveau job, c'est d'abord choisir un nouveau patron

En mettant la dernière main à une sorte de guide de recrutement ("Petit traité de libération de la croissance à l'usage des salariés malheureux : comment se faire recruter (presque) à coup sûr en dix leçons") (1), comme en me remémorant quelques discussions animées avec d'anciens collègues - ils sont, dans des entreprises et organisations diverses, relativement nombreux -, qui pestaient contre leur chef sans se décider à franchir le pas (2), il ne me semble pas inutile de revenir sur un point, souvent sous-estimé et cependant essentiel, de toute vie au travail et, plus encore, de tout développement de carrière.

Prendre un nouveau job, ce n'est pas d'abord prendre de nouvelles responsabilités. Avec un peu de métier, et sauf reconversion ou changement d'ampleur, les principales problématiques d'une fonction donnée sont connues et il revient à l'impétrant de prendre la mesure de son nouveau territoire avec les adaptations qui s'imposent. Dans le monde professionnel, rien de plus ici que "la vie normale" dans laquelle, au-delà du tintamarre d'usage, tout changement n'est pas nécessairement un challenge.

Prendre de nouvelles responsabilités, ce n'est pas davantage aspirer, à titre principal, à une nouvelle rémunération. Bien sûr, l'argent n'est pas la dernière considération de l'affaire; mais enfin, nouveau territoire ne veut pas dire no man's land et les grilles de rémunération ne donnent pas sur la cour des miracles. Sauf circonstance particulière, tout nouveau poste au sein de la même entreprise s'accompagne d'une progression de l'ordre de 5 à 10 % et d'environ 15 à 20 % pour les changements d'entreprise les plus ambitieux. Seul le couplage d'un nouveau poste et d'une expatriation permet en général d'aller au-delà de ce seuil. Les règles sont, là-dessus, généralement connues et encadrées.

D'autant que, les experts en motivation le savent bien, la rémunération est une composante du poste sans en constituer nécessairement l'élément essentiel. Si l'on estime à environ 20 % l'écart entre la rémunération réelle et la rémunération psychologique (ou désirée), l'on sait bien qu'un élément clé reste l'intérêt du travail et le sentiment, ou non, de s'y réaliser au contact d'une nouvelle communauté de travail.

Prendre un nouveau job, c'est en effet déjà un peu plus rejoindre un nouveau groupe humain. Patrick Lemattre, professeur à HEC, a bien montré à ce sujet combien il était nécessaire, en particulier pour la nouvelle génération, d'évoluer au sein d'un milieu vivant, dont le sens de l'humour ne serait pas une anomalie mais au contraire le signe d'un minimum de fluidité et le gage d'un certain épanouissement. Bref, un domaine dans lequel, sur le marché du recrutement des plus jeunes, toute authentique ringardise se paierait cash.

Mais cette triple exigence de fond (compétence), de forme (communication) et de tréfonds (engagement) s'applique d'abord à la relation directe avec le responsable hiérarchique. Prendre un nouveau job, c'est en effet d'abord passer un contrat avec un nouveau responsable. Un contrat explicite bien sûr, autour d'un certain nombre de missions et de règles de fonctionnement ; mais aussi implicite, en relation avec le plus ou moins grand degré de partenariat susceptible de s'instaurer.

Pourtant, ce qu'il est crucial de savoir identifier à ce point du processus, ce n'est pas tant la qualité d'une relation : non seulement celle-ci n'en est qu'à ses balbutiements, mais elle n'a pas non plus pour vocation première de vous donner un sentiment de franche camaraderie. Le respect et la sympathie sont deux choses différentes : le premier s'impose, la seconde est à la fois plus subtile et moins indispensable. Ce qui doit être jaugé bien plutôt dans ce contexte, c'est la qualité propre du patron en question. 

Ce point est fondamental en effet parce que, s'il est sous-estimé - ce qui est souvent le cas pour les candidats en prise avec une procédure de recrutement, comme s'il s'agissait là d'un détail, ou du moins d'un élément parmi d'autres du package -, cet aspect des choses peut se révéler la source d'un certain nombre d'ennuis plus ou moins embêtants.

Au rang des "moins" embêtants, il faut bien sûr compter un fonctionnement disharmonieux, qui complique la vie quotidienne sur le terrain, disons, de la communication au sens large. Plus gênant est la superposition, aux dossiers à traiter, de problèmes issus des faiblesses du responsable hiérarchique en question - par exemple, incohérences répétées ou incapacité pathologique à trancher. Si une fonction donnée se justifie d'abord par la nécessité de résoudre un certain nombre de problèmes, il est préférable d'éviter d'avoir à y gérer, en plus, l'incompétence de votre responsable hiérarchique.

En réalité, c'est le bon exercice de vos responsabilités dans leur ensemble que finit par compromettre le mauvais patron. Plus grave, un mauvais patron, en vous mettant à dessein dans des situations acrobatiques, peut compromettre les développements de carrière auquel vous aspirez, sans doute légitimement. Si un mauvais patron, de ce point de vue, est quelqu'un qui vous fait perdre votre temps, le plus préoccupant dans l'affaire, ce sont moins les ennuis de fonctionnement aujourd'hui que les conséquences, demain, sur la suite de votre parcours.

Traduit en termes de développement personnel, le bon patron vous apprend deux ou trois choses utiles et vous fait "grandir" ou, du moins, progresser ; le mauvais vous fait perdre votre temps et votre énergie, et vous fait piétiner, ou même reculer s'il est vraiment mauvais. Ne reste plus qu'à établir une typologie des bons et des mauvais patrons. Manichéen ? - Sans doute. Mais salutaire, assurément. (à suivre)

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(1) Ouvrage qui fait suite à ma participation aux travaux de la Commission Attali l'an dernier sur la "libération de la croissance française", dont le projet est cette fois, non pas de prolonger les analyses menées à l'échelle de la société française dans son ensemble, mais de donner aux individus qui s'estiment frustrés, mal reconnus ou pire, bloqués dans leur évolution, un certain nombre de clés pour sortir de l'impasse.

(2) C'est naturellement à eux, comme à leurs innombrables compagnons d'infortune, qu'est d'abord dédié l'ouvrage en question.

 

05/12/2007

L'expatriation est un sport dangereux (1) La carte n'est pas le territoire

"Bravo, c'est courageux" m'avait lancé un dirigeant alors que je le saluais au moment de quitter mon ancien groupe. Et moi, incrédule et conquérant, de lui rappeler en quoi la perspective proche de l'expatriation outre-Atlantique me semblait, dans l'ensemble, plutôt bordée. J'avais certes un projet à concrétiser et des envies à réaliser. Mais enfin, je ne partais pas seul, nous avions quelques réserves et un poste d'accueil pour l'un d'entre nous au moins, dans une compagnie américaine réputée qui avait su nous faire venir dans un lieu : Columbus, qui, au départ, ne nous enthousiasmait pourtant guère.

Aujourd'hui pourtant, je sais bien que le jour où je quitterai cet endroit, ce sera avec la tristesse de laisser derrière moi, à travers un moment rare, les prémices d'une expérience tout à fait singulière et, pour tout dire, un moment de ressourcement propre aux nouveaux départs. America, America ! Cette idée de rebond ou de nouvelle voie qui a généralement partie liée ici, soit avec la richesse, soit avec la jeunesse, soit encore avec l'idéal, est bien sûr fondamentalement américaine - encore que, par son parti pris de rupture sabbatique au cours des premiers mois, mon expérience propre en diffère ici sur un point non négligeable.

Pennac, dans "Chagrin d'école" : "Maléfice du rôle social pour lequel nous avons été instruits et éduqués, et que nous avons joué toute notre vie (...) Otez-nous le rôle, nous ne sommes même plus l'acteur". Ces ruptures, poursuit l'auteur, "évoquent un désarroi assez comparable au tourment de l'adolescent qui, croyant n'avoir aucun avenir, éprouve tant de douleur à durer. Réduits à nous-mêmes, nous nous réduisons à rien. Au point qu'il nous arrive de nous tuer. C'est à tout le moins, conclut-il, une faille dans notre éducation". Ce point, quoique décrit ici dans quelques unes de ses manifestations les plus extrêmes (la retraite, la crise d'adolescence), est essentiel, on le retrouvera plus tard.

Rien, pourtant, ne m'obligeait à partir. Cela faisait quatre ans que, débauché du Quai d'Orsay, où je m'ennuyais, j'étais revenu de Nouvelle-Calédonie où j'avais fait mes classes dans un contexte et d'une façon qu'à tous points de vue - la comparaison avec l'administration diplomatique est cruelle -, je souhaite à bien des jeunes cadres pour la richesse considérable de l'expérience. Je m'étais affirmé, vers 35 ans, l'un des plus jeunes parmi mes collègues au sein des plus grands groupes français, dans des fonctions de dircom qui s'élargissaient souvent, de surcroît, à des rôles RH, avec une maîtrise des interventions médiatiques et une aptitude à la gestion des crises et aux affaires institutionnelles que m'avait permise une expérience dense, riche de ses espaces d'autonomie... et de risque. C'est le propre du métier : ça passe - c'est la voie normale, celle du métier qui parle - ou ça casse - et c'est l'accident, celui du risque qui s'actualise et qui, dans ce métier, se paie cash. Ce pourquoi, soit dit en passant, les clauses dites "parachute" peuvent s'appliquer à cette fonction, dans certains cas, avec une certaine décence.

La culture de la communication progressait au sein du groupe. Les moyens s'étoffaient. Les projets aboutissaient les uns après les autres, ouvrant de nouveaux espaces d'investigation et de conquête : dossiers sensibles toujours, mais aussi campagne d'image, stratégies web, motivation des équipes, missions internationales tous azimuts. Rien donc, n'aurait dû me conduire à partir... Rien, sinon le sentiment croissant, après dix années passées dans ce groupe et à l'approche de la quarantaine, qu'il me fallait profondément renouveler mon corpus intellectuel, professionnel et personnel en me confrontant à quelque chose de neuf qui m'obligeât à me remettre en cause. Et puis, je me sentais aussi en pleine expression de potentiel. Bref, j'avais passé cinq ans dans le Pacifique Sud, j'irais donc en Amérique.

Et Yves Rambaud, l'ancien président du groupe, de résumer il y a peu : "Eh bien, comme ça, vous aurez fait les deux côtés !". Oui, cela est vrai de la géographie : les subtilités claniques et la puissance du process. Mais aussi du domaine d'action : l'intelligence de la politique et la performance (au sens anglo-saxon de faire, de réaliser) du privé. Et même de la formation : les sciences politiques et la littérature, le marketing et l'ethnologie. Ou encore du sport : l'exigence des sports individuels et la discipline des sports collectifs. Ouvrir le spectre et échapper aux cases - voilà la règle, être à la fois engagé et mobile.

L'histoire ne commence pourtant réellement qu'avec les premières difficultés, que le regard panoramique avait sous-estimé sur la carte mais que la réalité eut tôt fait de révéler. Ce qui me semble essentiel ici, avec le recul, c'est la solidité - non pas financière, non pas professionnelle, pas davantage morale, non, mais cette ressource interne, cette sorte de nappe phréatique du caractère dans laquelle il faut bien, de temps à autre, se décider à puiser à tâtons quand les jauges habituelles ne suffisent plus à alimenter la mécanique.

Alors bien sûr, comme dirait Korzybski, la carte n'est pas le territoire : la représentation n'est pas la réalité, le projet n'est pas sa réalisation, le voyage n'est pas le séjour - et il faut sans doute en être averti. Mais, s'il est vrai aussi que rien de grand ne se fait sans passion, à tout le moins sans envie, je crois aussi à la force motrice des représentations ou, pour parler comme les stratèges et les coaches, à l'intérêt de développer une vision propre. Et il me semble là-dessus qu'il faut s'habituer à faire un peu plus confiance à ce que l'on sent.

Quitte à se retrouver seul, au beau milieu de l'Amérique, sans la moindre mélodie d'Ennio Morricone alentour pour signifier que ce serait juste le temps de faire un peu de cinéma.

16/06/2007

Changer, pour quoi faire ? Le marketing interne contre la vengeance démocratique

Rien de plus éloigné, en apparence, que les fonctions marketing et ressources humaines au sein de l'entreprise. Par quel miracle pourtant pourrait-on se dispenser d'une connaissance fine des attentes internes au moment de lancer des changements d'ampleur quand celles du consommateur font l'objet de toutes les attentions à l'heure du lancement de nouveaux produits ?

Si la règle n°1 du marketing est de connaître son client, force est de constater que peu de temps et d'énergie sont investis dans cette connaissance fine des cibles d'un projet de changement. A quoi bon ? Il suffirait ainsi de s'en remettre à la précarité du contrat de travail aux Etats-Unis ou à l'exercice imposé de la concertation sociale en France pour satisfaire à ses obligations en la matière, selon un minimalisme de moyens qui suffirait à établir la rationalité de ses buts.

Prenant ce parti, on mésestime pourtant la capacité de résistance, explicite ou implicite, du corps social de l'entreprise. Qui n'a expérimenté cette sorte de vengeance démocratique ? Une telle résistance peut vite se charger de transformer un projet conquérant en piteux échec. Si les équipes n'achètent pas le projet parce que celui-ci ne leur donne aucune raison de le faire, comment, hors les cas-limites de licenciements massifs ou de fermetures de sites, espérer réaliser les gains affichés ?

Autre règle d'or du marketing : segmenter la clientèle en cibles spécifiques parce que les groupes différents ont des besoins différents et qu'une approche uniforme échouerait à tirer tout le parti possible d'un nouveau produit à travers des déclinaisons adaptées. Il en va de même des projets de changement : si un socle de référence commun est nécessaire pour donner sa cohérence voire son équité au projet, comment imaginer le vendre de la même manière à la diversité des groupes - de métiers, de statuts, de générations, de cultures, d'histoires - qui composent l'entreprise ?

Dans le cas d'une réforme d'ampleur dans un hôpital américain, Stacy Aaron, partner chez LLC, identifie ainsi ainsi une vingtaine de groupes susceptibles de faire l'objet de stratégies de communication distinctes - ce qui ne va pas sans la mise en place d'une véritable ingénierie sociale du changement.

Un autre précepte de l'approche marketing consiste à rechercher le moyen de satisfaire les besoins non encore satisfaits de ses clients. C'est là sans doute, au plan conceptuel, la part la plus délicate du management du changement. Comment en effet transformer des objectifs business en quelque chose qui, identifié comme un besoin par les employés, puisse du coup susciter engagement et attention de leur part ?

La configuration la plus favorable est certes donnée dans ce domaine par les cas de crise grave ou de problématique de survie : le point important n'est pas alors qu'elles ne laissent objectivement guère le choix - dans les cultures marquées par la faiblesse du compromis social et de la culture économique, cette situation peut toujours se trouver contestée au plan sinon des faits, du moins de l'idéologie, et mener à pire issue - mais qu'elles fournissent de puissantes justifications collectives, de raisons pour le corps social d'acheter le projet, et de s'y engager.

Après de nombreuses difficultés et divers tâtonnements stratégiques, la construction au Canada de la réforme publique s'est ainsi appuyée, ces dernières années, sur une dialectique citoyenne assimilant la croissance de l'endettement public à une perte effective de souveraineté ; le sujet, au départ financier, devenait une affaire d'Etat et, plus encore, un problème civique.

Cet exemple dit assez combien l'intérêt général de la collectivité, que celle-ci soit publique ou privée, doit être sollicité à l'origine de tout projet de changement, à charge d'être ensuite décliné plus finement auprès des différentes parties au projet. L'exigence sociologique le cède encore trop souvent sur le terrain du changement au sous-investissement intellectuel, au prix de fiascos retentissants ou de résultats médiocres. En irait-il autrement sur le terrain du marché ?