20/03/2011
Harvard (01) Introduction : Les Business Schools sont des endroits dangereux...
La boutade vient de Marco Iansiti, professeur spécialisé dans les nouvelles technologies, au cours de la discussion en amphi d'une étude de cas sur Opel, l'un des tout premiers cas de la formation. Il faut dire que le contexte de cette étude est passablement compliqué. L'Allemagne étant alors en pleine réunification, la situation est très instable. Et, dans l'industrie automobile, les concurrents se livrent à une course de vitesse d'autant plus folle que, comme toute crise qui se respecte, la situation fait apparaître autant d'opportunités que de menaces. Lou Hugues, un jeune directeur financier qui vient de prendre la tête de la direction générale d'Opel dans ce pays, est par ailleurs rattaché à une hiérarchie complexe au sein de General Motors, entre un échelon européen plutôt prudent et un siège qui prend une position plus audacieuse mais moins monolithique qu'elle n'y paraît. Et puis un siège qui, par définition, est loin du terrain, l'est encore plus dans des circonstances historiques exceptionnelles.
La veille même, lors du travail préparatoire au sein de mon groupe de travail, les avis étaient aussi assez tranchés entre partisans de la prudence, par défaut de visibilité, et esprits entreprenants, plus sensibles au coup difficile mais fabuleux qui semble alors à jouer. Mark, un canadien venu de l'industrie des fournitures de bureau chez 3M, a même publié un essai, "The Great Reset" (titre que l'on pourrait traduire par : "Economie, année zéro"), qui constitue un pamphlet virulent contre la finance américaine et qui, en s'appuyant sur les déséquilibres monétaires du moment et l'état plus sinistré encore que l'immobilier résidentiel de l'immobilier commercial, annonçait l'aggravation de la crise à venir. De mon côté, dans la foulée de ma participation aux travaux de la commission pour la libération de la croissance française, je suis alors en train de publier un ouvrage sur l'emploi dont l'objectif essentiel est de faciliter l'insertion des jeunes diplômés sur le marché du travail.
Cela étant dit, sur Opel, Mark est beaucoup plus conservateur que moi, ce qui est d'ailleurs une caractéristique dont s'enorgueillissent généralement les Canadiens anglophones par opposition à leurs voisins américains qu'ils aiment à traiter, avec un brin de condescendance, comme de grands enfants. Sauf quand le feu que les enfants en question mettent à la maison finit par se propager chez le voisin. En réalité, l'intérêt de ce cas est qu'il reflète autant la nature des tempéraments que la rigueur de l'analyse. A l'évidence, la position qu'il conduit à prendre vient aussi du genre d'expériences auquel on s'est trouvé confronté.
Or il se trouve qu'il m'est arrivé de me retrouver dans une position comparable à celle de Hugues, même si elle fut de défense plus que de développement. Au milieu d'une crise stratégique et politique majeure que traversait alors le groupe que je venais de rejoindre, je me retrouvai en effet dans une situation plutôt inconfortable entre un président qui, du siège, me demandait de monter au créneau et une direction locale plus circonspecte. Ma chance fut que, pour une raison qui m'échappe encore, on finit par me prendre pour le neveu du président - et puis après tout, si je voulais tant aller au casse-pipe, eh bien, que j'y aille ! On verrait bien. J'en ai gardé l'idée pratique qu'en situation de crise, il ne faut pas mégoter sur les facteurs favorables, quand bien même ils seraient purement imaginaires.
Question de génération
Le cas Opel me renvoie aussi à une situation comparable, lors d'un séminaire de formation des hauts potentiels que j'animai quelques années plus tard au sein du même groupe. D'un projet de développement industriel en Chine, les prévisions financières présentées dans l'étude s'annonçaient mauvaises. Un large consensus se dégagea du coup rapidement contre le projet. Jusqu'à ce qu'un cadre suédois - un type brillant qui associait à une réflexion claire un sens remarquable du terrain - finisse par prendre la parole en expliquant que, dans le contexte de la croissance chinoise, cette prudence excessive n'était peut-être finalement qu'une énorme bêtise. L'expérience nous a appris par la suite à ne pas tomber sans précaution dans le piège de la croissance chinoise, faute de quoi le miracle pouvait rapidement tourner au mirage et la conquête prendre l'allure d'une déroute. Le problème, ce n'est pas que les Chinois soient des escrocs, c'est que les escrocs sont partout, y compris en Chine.
Il n'empêche que dans des circonstances qui associent pressions fortes et contradictoires d'un côté, évolutions rapides et chaotiques de l'autre, le discernement implique toujours autant le caractère que l'analyse. C'est souvent une bonne idée que de s'y mettre alors à plusieurs ; ce n'en est pas une mauvaise inversement, de savoir se défier des consensus confortables. Pour revenir à mon groupe de travail, qu'ils aient publié ou non quelque chose en rapport avec le sujet, ses membres furent d'emblée happés par cette problématique de la crise et entendaient bien le faire savoir, dans le cas où la direction de l'Ecole n'aurait pas pris la mesure du problème en substituant à la nécessaire analyse de la catastrophe ambiante le confort d'études de cas qui seraient trop tournées vers le passé.
Dans le débat passionné qui finit en tout état de cause par s'emparer de l'assistance dans l'amphi à propos de la stratégie d'Opel, l'option d'une prise d'autonomie accrue de la direction locale face à la hiérarchie du groupe finit par s'imposer. Après avoir tombé la veste, puis parcouru les travées de l'amphi en tous sens depuis une bonne heure pour stimuler le débat au contact des uns et des autres - un authentique marathonien de la pédagogie qui, comme j'étais placé au premier rang avec une capacité de recul limitée, me donna le tournis dès le premier quart d'heure -, Marco Iansiti redescend vers l'immense tableau qui surplombe le bureau, se retourne vers nous et marque alors une pause, un sourire malicieux aux lèvres.
"Alors c'est comme ça les gars, on prend parti contre sa hiérarchie ?". Une nouvelle pause, histoire de laisser le temps à chacun de bien mesurer les implications de la voie dans laquelle on s'embarquait alors gaiment. Puis de conclure : "Décidément, les écoles de commerce sont des endroits dangereux...". A l'évidence, c'est là qu'il voulait nous emmener. Pour une entrée en matière, ce n'était pas un mauvais départ. Un vent de révolte était-il en train de souffler sur le temple mondial des affaires ?
L'épicentre de la révolution
Tout bien pesé, Iansiti n'a pas eu besoin de beaucoup forcer son talent pour nous y pousser. Le moins que l'on puisse dire est que le terrain était alors mûr. Lorsque je rejoins le "General Management Program" en janvier 2009, l'économie mondiale traverse en effet le pire moment de la crise. Les banques sont sur la sellette et, bien que les premières parades internationales se mettent alors en place, tous les secteurs économiques souffrent. Partout, on licencie à tour de bras, à commencer par l'industrie minière que je viens de quitter - au Brésil, au Canada, en Russie, en Australie. A New York où je réside alors, l'industrie financière qui tire classiquement le dynamisme économique de la ville est totalement sinistrée. Parfois l'après-midi, les hauts de Broadway paraissent comme morts. On a l'impression que la ville entière retient son souffle dans l'attente de la prochaine catastrophe. Des gens jetés à la rue commencent à errer en tous sens dans Manhattan et, par contraste, c'est peut-être pire ici que dans les grandes mégapoles des nations pauvres où l'on s'est accommodé de longue date de la dureté de cycles dont on ne finit d'ailleurs par voir que les bas.
Les gens qui participent à cette formation n'ont plus vingt ans. Il faut une quinzaine d'années d'expérience pour y postuler, ce qui place la moyenne d'âge pour cette promotion-ci à environ quarante-deux ans selon Vicki Good, la directrice administrative du programme, entre les plus jeunes qui ont environ trente-cinq ans et les plus âgés qui ont passé la cinquantaine. Chacun dans leurs fonctions, ils ont déjà un parcours dense derrière eux et un certain nombre de réalisations à leur actif sans que cela soit nécessairement d'ailleurs une fonction de leur âge. Je ne suis pas plus pro-jeunes qu'anti-seniors, mais j'avoue que cette espèce de promotion à l'ancienneté de gens qui, au fond, n'ont fait peu ou prou que la même chose dans des oganisations comparables avec une belle assiduité commence à m'agacer sérieusement. Heureusement, les choses changent.
Un collègue DRH m'aurait dit : "C'est qu'au fond, vous voulez prendre le pouvoir". Mais ce n'est pas le sujet. Je ne sais plus qui disait que, tous les vingt ans, chaque génération finit par poser à la génération précédente une question à laquelle elle ne connaît pas la réponse. Le moins que l'on puisse dire est que, dans le cas de ma génération, les passeurs n'ont pas franchement fait leur travail (1) ; et que l'état dans lequel on trouve à la fois la société française et le monde, s'il offre quelques pistes engageantes, suscite davantage l'inquiétude que l'allégresse, y compris pour les tempéraments optimistes.
Peu de participants pourtant, dans ce contexte, sont dans l'état d'esprit de venir décrocher leur diplôme puis de repartir comme si de rien n'était. Au milieu du marasme, le business as usual n'est pas vraiment une option. Dans une fac de sciences humaines, ce serait sans surprise. Ici, c'est un peu plus inattendu. Cela me paraît plutôt bon signe et, même si la participation est réellement très internationale - une quarantaine de pays sont représentés pour une promotion d'une centaine de personnes qui ne compte pas plus d'un tiers d'Américains -, c'est finalement assez typique de la mentalité américaine dominante selon laquelle, pour faire court, si on laisse le soin à un gouvernement de résoudre un problème, les choses finissent inmanquablement par empirer.
Il y a comme ça des idées qui ont le don d'échauffer les esprits. Parlez d'égalité à un type de droite, il s'étouffe ; de marché avec un type de gauche, il s'étrangle ; de France avec un Texan, il dégaine ; d'Amérique avec un chevénementiste, il déclame. Seulement voilà : s'il y a bien un pays dans lequel cela n'aurait guère de sens de se rendre sans accepter de se dégager un instant de ses préjugés, c'est bien l'Amérique. Et s'il y a bien un endroit dans lequel cette idée de bon sens relève de l'exigence intellectuelle la plus élémentaire, c'est bien Harvard. Je raconterai plus loin comment j'ai commencé à réaliser, à travers cette expérience, que le centre de gravité de la pensée mondiale dominante dans ce qu'elle produit de plus neuf me semble déjà avoir glissé. Au moins la force de l'Amérique à cet égard, et quoi qu'en donnent à penser les sorties sporadiques d'un certain nombre d'élus du Congrès, est-elle d'examiner plutôt que de dénigrer et d'intégrer plutôt que de tenir à distance.
Le point décisif, à mes yeux, et qui commande la trame du récit de cette expérience est que, dans un monde en crise, sur tous les grands problèmes du moment - de la croissance à l'environnement et de l'éducation à l'innovation -, la pensée américaine s'est bel et bien mise en mouvement d'une façon qui, pour n'être pas encore totalement visible, n'en est pas moins en marche. D'ailleurs, quand tout cela finira par se voir, il sera trop tard pour ceux qui préfèrent les refrains à l'analyse et le repli à l'audace. So long. Or, réunissant une portion de L'Europe et de l'Afrique, de la Chine et de l'Amérique latine, du Japon et de l'Inde en passant par le monde arabe, Harvard est l'épicentre de ce qu'il faut bien appeler cette révolution contemporaine.
Corporations, ONG : même combat ?
Pour l'heure, je voudrais me borner à préciser ici que la série de chroniques qui va suivre ne constitue ni un cours, ni un résumé - on n'apprend vraiment qu'à travers ce à quoi on se confronte personnellement -, et pas davantage une brochure qu'une profession de foi. L'apolégétique n'est pas davantage mon sujet que le pouvoir : ce qui m'intéresse, c'est la solution que l'on peut apporter à un certain nombre de problèmes. Il s'agit en réalité du récit d'une expérience intellectuelle à la fois collective et personnelle - il faudrait presque dire intime, tant elle fut à la fois exigeante et stimulante -, dans laquelle les histoires font écho aux concepts, les études de cas s'imbriquent aux expériences vécues, les rencontres se mêlent aux travaux et les lectures aux conversations.
Ce livre (2) relève donc autant du témoignage que de l'apprentissage et s'appuie aussi volontiers sur les anecdotes personnelles que sur les analyses managériales. Son objectif essentiel est de donner au lecteur à la fois une envie et des idées : l'envie, ici ou ailleurs, de participer à quelque chose d'aussi stimulant ; des idées pour essayer d'envisager un certain nombre de problèmes différemment et de faire ce que l'on doit accomplir de la façon la plus éclairée et la plus efficace possible.
Cette série de chroniques s'organise en trois parties pour répondre à trois questions assez élémentaires : Comment ça marche ? A quoi ça sert ? Et, finalement, à quoi ça mène ?
Sous le titre "L'apprentissage et l'écosystème", la première partie s'intéresse à la fois à ce qui fait la puissance du modèle Harvard et à quelques unes des leçons fondamentales tirées de cette expérience en termes aussi bien de connaissance de soi que de rapport aux autres.
Dans la deuxième partie, "Le défi et l'outillage", on passera en revue quelques grandes tâches managériales en s'attachant à faire ressortir les concepts novateurs issus des développements les plus récents de la recherche.
La troisième partie, "La différence et la finalité", s'intéressera enfin davantage aux étapes de construction du leadership. Elle mènera tout naturellement, au terme de cette immersion, à un examen attentif des idées émergentes les plus porteuses issues de cette période et qui ont reçu depuis lors une formalisation et une concrétisation plus poussées aussi bien au sein des grands groupes mondiaux les plus éclairés que d'ONG pionnières ou d'agences gouvernementales innovantes. Non pas séparément, mais ensemble, dans cette sorte de triangulation révolutionnaire déplaçant la frontière classiquement admise du privé et du public en même temps qu'elle propose des solutions nouvelles.
La vraie question, c'est de savoir si nous sommes prêts à franchir le pas.
PS : Au fait, c'est bien l'option d'une autonomie conquérante dont Lou Hugues a pris le parti dans cette étude de cas. Il faut voir comment la nouvelle usine d'Opel construite à la frontière entre l'Est et l'Ouest fut inaugurée par la suite, en présence d'Helmut Kohl, au milieu d'un mélange d'engouement et de respect. Quant à Hugues, il fit par la suite une carrière remarquable.
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(1) Voir Fouks & Alli : "Les nouvelles élites", Plon, Paris (2007)
(2) Je prends donc le parti de le publier en ligne sur ce blog dans un premier temps, dans une approche qui me paraît présenter l'intérêt d'être à la fois plus progressive et plus vivante. Les quelques posts qui ont précédé sous la rubrique "Harvard Report" seront donc adaptés et intégrés à ce nouveau cadre d'ensemble.
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12/11/2010
Deux ou trois choses apprises à Harvard (4) La parole et le projet (portrait de la business school en tribu)
Il en va au fond des bonnes équipes comme des bons profs, des bons chefs ou des amis : elles sont finalement assez rares. Quoi : cinq bons profs, trois ou quatre bons chefs, une poignée de vrais amis ? Pour les bonnes équipes, c'est du même ordre de grandeur avec un peu de chance, mais c'est souvent moins - j'en vois deux, trois peut-être pour ma part. Ou alors, on ne parle pas de la même chose et c'est ce qu'il nous faut à présent clarifier... Revenons à Cambridge. Cette fois, on est au beau milieu du programme - une phase d'alternance qui permet à chacun non pas encore vraiment d'appliquer ce qu'il a appris (il ne faut pas confondre ivresse et divagation), mais en tout cas d'y réfléchir d'une façon plus personnelle. Deux épisodes.
Le premier, c'est le retour en amphi de toute la promo. Une petite centaine de personnes qui viennent d'à peu près tous les coins du monde, représentent une très large diversité d'industries et couvrent à peu près toutes les grandes fonctions de l'entreprise. 42 secteurs économiques qui vont de la mine aux nouvelles technologies et de la banque à l'automobile, en passant par l'énergie, les télécommunications, la grande distribution ou le conseil. 37 pays qui vont de la Finlande au Nigeria et du Brésil au Japon, en passant par le Vénézuela, l'Italie, le Liban ou la Russie (et une participation des Américains limitée à 30 % pour conserver au programme sa diversité culturelle, bien qu'un nombre non négligeable d'entre eux soient aussi d'origine diverse). Moyenne d'âge : 42 ans. C'est un bel âge d'expression de potentiel et de conquête de nouvelles frontières.
Pour les raouts qui sortent de l'ordinaire, on sort des amphis habituels, McCollum et McArthur, et on se retrouve au bâtiment Aldrich au milieu du campus, entre le Bloomberg Center et la maison du Dean. C'est le cas pour cette remise en jambes. Or ce qui se passe alors et qui retarde le démarrage de la session, c'est que l'amphi, si solennel lorsque le programme avait démarré quelques mois plus tôt, commence à prendre l'allure d'un vaste rassemblement amical sous le regard réjoui de Rajiv Lal et de Vicky Good. On se tape sur l'épaule, on se salue chaleureusement, des blagues fusent, des discussions de travées s'improvisent un peu partout... A cette échelle, on ne peut évidemment pas parler d'équipe ; mais c'est une atmosphère d'amitié et de respect entre pairs, de plaisir à se retrouver, un climat d'ensemble quasi fraternel qui, inversement, ne compte pas pour rien dans une aventure collective digne de ce nom (1).
Le second épisode suit de près le premier. Le soir-même, et le lendemain matin très tôt (2), le living group qui a retrouvé son quartier général reprend ses travaux sur les nouvelles séries de cas : SAP, Google, Southwest, American Airlines, Zara, eBay, etc. Et là, miracle : les échanges sont d'une fluidité remarquable, les interventions des uns n'annulent pas celles des autres mais les interrogent, les complètent ou les mettent en perspective. Le rythme est bon, ni précipité ni hâché, on est dans la bonne dynamique. Il y a même de courts silences qui donnent de l'épaisseur à la réflexion collective ; et l'humour est un ingrédient modéré mais normal de la discussion. Ce n'est plus une collection d'individualités cacophonique, mais une bande qui a appris et pris goût à travailler ensemble. Des dribbles à n'en plus finir qui se terminent dans les coins, on est passé à l'art de la relance, de la transversale, du rebond, du une-deux. La parole circule, comme on dit dans les tribus mélanésiennes et, comme pour la monnaie, c'est en circulant que sa valeur augmente.
Que s'est-il passé ? C'est un groupe qui a appris à se connaître, plus en profondeur que dans la plupart des relations de travail ordinaires. On s'est livré un peu. Il a aussi donné l'occasion à ses membres de rendre explicites leurs valeurs particulières, qu'elles soient culturelles ou personnelles ; de délibérer et de se mettre d'accord sur les normes qui vont organiser la vie du groupe ; de clarifier ses processus, de définir et d'harmoniser ses objectifs, de s'engager chacun à en être une part active. Puis de faire régulièrement le point sur la bonne marche de l'ensemble par un mélange de debriefings collectifs et de feedbacks croisés. Au début, le processus, comme tout comportement qui n'est pas spontané, paraît forcément un peu laborieux. Et puis l'architecture finit par s'effacer et l'on ne distingue plus bientôt la lourdeur de la structure sous l'élégance sobre de la façade (3).
En réalité, depuis les travaux de Tuckman dans les années 60, la question de la performance de l'équipe est plutôt bien balisée et n'a pas reçu de développement théorique majeur depuis lors. L'essor de l'équipe s'organise autour de quatre grandes étapes. La phase initiale de formation (forming) tout d'abord est centrée sur la définition des objectifs. C'est une phase dans laquelle règne l'incertitude et la prudence. La courtoisie domine et l'on évite le conflit. Les choses se gâtent lors de la deuxième phase, dite d'agitation (storming) : les tensions et les conflits prennent de l'ampleur ; ils peuvent porter par exemple sur la direction d'ensemble ou l'attribution des responsabilités. Une compétition apparaît entre les membres du groupe, les arguments défensifs fleurissent de toutes parts. Cette étape - celle-là même que j'ai évoquée à propos des premiers pas du living group dans le post précédent - est normale et même, tous ceux qui se sont coltinés des projets de changement difficiles vous le diront : souhaitable. Sauf pour les convaincus de la première heure, un engagement réel passe en effet, à un moment ou à un autre, par le conflit. Pour adhérer et pour faire corps, il faut que ça accroche.
Passe-t-on à l'action pour la troisième étape ? Pas encore... On est alors à la phase de clarification des normes (norming). Les aspects émotionnels conflictuels disparaissent, les désaccords s'expriment de façon plus positive et constructive, le niveau de la dynamique de groupe s'élève et l'équipe peut alors tout à la fois affirmer son identité et assumer sa raison d'être. Les règles de fonctionnement sont en place et les échanges sont marqués par une relative fluidité. A ce stade, les récalcitrants n'ont guère d'autre choix que de se conformer au groupe et la cohésion se renforce (4). Quatrième et dernière étape : la phase d'action (performing), enfin, est quant à elle totalement opérationnelle. De l'élaboration des règles, l'énergie du groupe peut à présent se focaliser entièrement sur la réalisation des tâches. Et l'équipe peut désormais tourner à plein régime.
Pour compléter cette approche centrée sur le processus, plusieurs critères clés se dégagent des études pour expliquer ce qui constitue une véritable équipe : une taille raisonnable (plus de 15 membres pose un problème de coordination, 5 à 7 permet à l'équipe d'être vraiment efficace) ; des objectifs et des moyens clarifiés ; des membres engagés, porteurs du projet (y compris en l'absence du leader) ; des compétences à la fois clés et complémentaires fonctionnant en bonne synergie ; des processus de communication et de négociation fluides et flexibles pour s'adapter aux changements inévitables ; un climat de confiance et de soutien motivant et, bien sûr, un leadership de qualité avec un leader capable de jouer différents rôles selon le degré de maturité de l'équipe, les circonstances, etc.
Or, ce que l'on sait les uns et les autres empiriquement est confirmé par la recherche. Peu d'équipes atteignent leur niveau de plein régime et, en réalité, la plupart des équipes ne dépassent guère le deuxième, voire le premier niveau de cette progression... Un élan un peu court, qui en dit assez long sur ce dont nous parlons généralement quand nous parlons d'équipe (5). Mais qui explique, inversement, la puissance de la redécouverte de ce principe élémentaire qui permet de passer, sur une base collective exigeante et, dans les plus belles réussites, confraternelle, de la parole à l'action et du problème au projet.
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(1) En réalité, non seulement un tel climat ne vaut pas rien en effet, mais il me semble aussi qu'il pourrait constituer un but en soi dans la mesure où il exprime simultanément l'orgueil et l'ambition, c'est-à-dire à la fois la fierté d'avoir accompli quelque chose ensemble et la confiance dans la capacité à mener à bien le reste du boulot. Ce qui se dégage de l'équipe de France en 1998, à mi-parcours, n'est pas tout à fait la même chose que ce qui ressort douze ans plus tard. On voit bien à cet égard la dynamique vertueuse de l'affaire au plan de la causalité : une telle ambiance n'est pas alors indépendante du nombre de victoires déjà enregistrées au compteur ; mais c'est aussi un facteur qui favorise l'avènement de succès ultérieurs.
(2) Le travail personnel se termine couramment entre minuit et deux heures du matin et reprend en équipe entre 7 et 8h00 le lendemain, avec en moyenne environ 4 à 500 pages de dossiers à avaler, à analyser et à discuter chaque semaine entre les séances en amphi et les diverses réunions, auxquelles s'ajoutent, sur l'ensemble du programme, la lecture de quelques ouvrages de référence. Un vrai camp de vacances.
(3) Encore faut-il relativiser la lourdeur en question. Notre groupe a ainsi choisi de se donner un nombre limité de normes de travail, sous l'impulsion notamment de la France (tout arrive). Des normes peu nombreuses donc mais qui, bien choisies, suffisent à assurer à la fois un équilibre correct entre travail personnel et travail en groupe, et un bon fonctionnement de l'équipe. Pratiquement, Tamir et Padma sont pour beaucoup dans la réussite de cette affaire.
(4) On peut bien sûr chercher à tout concilier. Et il faut sans doute l'avoir tenté au moins une ou deux fois en effet pour réaliser combien toute tentative d'intégration face à une opposition marquée consomme une énergie folle pour un résultat médiocre - et finit surtout par compromettre le groupe et le projet lui-même. C'est l'erreur habituelle, repérée de longue date par la sociodynamique, qui consiste à se focaliser sur ses opposants plutôt qu'à s'occuper de ses alliés. Et c'est une erreur qui coûte cher à toute équipe parce qu'elle ne se contente pas de la freîner, elle finit aussi par la paralyser.
(5) Mon hypothèse là-dessus est qu'au fond, les équipes qui fonctionnent de façon sous-optimale, c'est-à-dire qui ne se sentent pas à titre principal détentrices d'un objectif commun, pourraient bien en réalité former une situation qui arrange tout le monde dans un univers culturel français, dont la politique fournit à la fois le symbole et le modèle, qui me semble davantage déterminé par l'individuel que par le collectif, par la contestation que par la construction, par la rhétorique que par l'action, et dans lequel les délices du pouvoir l'emportent sur la passion du progrès.
22:17 Publié dans Harvard Report, Leadership, Management | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : harvard, équipe, tuckman
10/11/2010
Deux ou trois choses apprises à Harvard (3) L'acteur et le système (le baseball n'est pas un sport d'équipe)
Nous voici donc équipés d'un but et d'une stratégie. Sur le but, à défaut d'en avoir un immédiatement sous la main, on a au moins compris l'intérêt de consacrer un peu de son temps à réfléchir à la question, puis de s'organiser pour avancer dans la voie choisie - celle dans laquelle, en fonction de ses talents, de ses envies et, faudrait-il ajouter, des circonstances, on pourra faire une vraie différence. Et sur la stratégie, on sait maintenant qu'un bon plan de bataille se mesure aussi à l'excellence de son exécution et, plus encore, à la qualité de son animation (cela dit, un peu de chance en sus ne peut pas nuire). Fort bien. Que nous manque-t-il ? Je suis tenté là-dessus de rapprocher deux moments très différents de cette learning experience (1).
Premier moment : on est dans le quatrième et dernier module du programme. Les bases fondamentales sont posées, on a développé les compétences en matière de diagnostic. Le cursus qui est de façon générale très orienté vers l'action et le concret - c'est l'intérêt de la méthode des cas et de l'approche interactive -, se focalise à présent davantage sur les questions de leadership. Le programme touchant à sa fin et chacun ayant peu à peu mieux pris conscience de la dimension interpersonnelle de l'aventure, l'atmosphère se détend. Les occasions de passer du temps ensemble à l'extérieur se multiplient et rendent en particulier la session récapitulative et les trois études de cas du samedi matin de plus en plus laborieuses (quand on pense à leurs performances dans les pubs ou les clubs la veille, les Irlandais ou les Australiens font plutôt une figure honorable. Détruite, mais digne).
Comme on est à Boston, quelqu'un propose d'aller voir un match des Red Sox et c'est Tamir, un ancien médecin-nageur de combat des forces spéciales israëliennes reconverti dans une start-up du secteur médical high-tech à Cambridge, qui est dans notre groupe et qui s'impose très vite comme l'organisateur en chef des festivités pour toute la promo, qui s'en charge. On y va par petits groupes qui se retrouvent sur place. A une poignée de membres de mon groupe s'adjoignent notamment Fisher, un cadre dirigeant de l'industrie du ciment à Chicago, Amit, un responsable de Hewlett-Packard à Houston (il sera aussi élu speaker de la promo), quelques autres encore. A l'évidence, l'essentiel du plaisir de l'affaire est sur les gradins, dans les discussions entre les uns et les autres autour d'une bière et d'un hot-dog. Pour le reste, on s'ennuie. Le baseball n'est pas un sport d'équipe.
Second moment : cette fois, on est dans les tout premiers jours du cursus, juste après les présentations méthodologiques introductives. Le dimanche soir, les membres de chaque living group ont fait connaissance dans les appartements qui leur sont réservés dans le Baker Building, qui ferme l'angle nord-est du campus, au long de la Charles River. Le "living group", c'est l'équipe avec laquelle on travaille et on vit et qui fait le lien entre le travail personnel et les cours en amphi. Le mien comprend, outre Tamir déjà mentionné ; Carlos, un spécialiste de la supply chain qui travaille chez Apple à Austin ; Konstantin, un russe, manager à la BNP en Ukraine ; Makoto, qui vient d'un secteur immobilier japonais s'intéressant de près au marché chinois ; Marc, country manager chez 3M au Canada qui prépare un projet d'expatriation en Europe ; Padma, une experte en private equity chez Deloitte qui se partage entre Bombay et Milan tout en s'installant à Cleveland (Padma, c'est notre ordinateur de bord) ; Paul-Yvon, un banquier d'affaires belge envisageant une carrière d'entrepreneur ; Pierre, un brésilien spécialiste du marketing chez Polycom ; et moi-même avec un background communication, marketing et RH essentiellement dans l'industrie minière auquel s'ajoutent, au sens large, diverses expériences politiques (2).
Plutôt sympathique, non ? Eh bien, passé les politesses d'usage, la réponse est non. Très vite, les choses dégénèrent. Si tout revient à la normale entre les sessions, pendant, ça ferraille. La bataille pour prendre la parole, exposer un point de vue, influencer le groupe est permanente. On s'interrompt, ignore le point de vue des autres pour mieux affirmer le sien, on s'engouffre dans les brèches, écrase les hésitations, conteste plus qu'on adhère, ignore les points de vue divergents, martèle les idées plus qu'on ne les écoute, les considère, les partage, les discute ou les améliore... Bref, le travail d'équipe dans toute sa splendeur. Le coach qui viendra travailler avec nous deux ou trois jours plus tard s'avouera impressionné (et, à voir sa tête, il est manifestement un peu effaré aussi) par le niveau d'énergie autour de la table au cours de nos réunions. J'exagère un peu, mais à peine. Les réunions préparatoires sur les études de cas avant les sessions en amphi sont, disons, engagées.
Et côté sport, le spectacle principal n'est pas là où l'on penserait qu'il serait.
En fait, très en amont dans le programme, chaque équipe hérite d'un coach qui vient l'aider à déminer les problèmes et recadrer le travail collectif une fois que, passé les tout premiers jours, les groupes ont fait l'expérience de la situation sous-optimale ou contreproductive à laquelle les mène cette sorte de pensée sauvage. En créant les conditions pour aider les acteurs à prendre conscience du problème, le système joue parfaitement son rôle. Crozier et Friedberg dans "L'acteur et le système" : " Cette reconnaissance lucide du caractère blessant de notre monde, du caractère inévitable des relations de pouvoir, ne nous empêche pas toutefois de chercher à les changer". Un angle psychologique qui ne doit pas être sous-estimé et que les particularités de certaines cultures dans lesquelles la prise de parole s'opère dans un cadre plus codifié ou convivial peuvent accentuer.
Ces frictions, ces jeux de pouvoir et d'influence sont, après tout, monnaie courante dans la vie professionnelle : entre métiers, entre branches et groupe, filiales et sièges, management et syndicats, clients et fournisseurs, etc. Elles sont amplifiées ici par un double effet de concentration des expertises dans un contexte managérial et de huis clos psychologique dans un contexte d'indétermination délibérée de la règle du jeu initiale. Une sorte de télé-réalité éducative si l'on veut - et l'une des sessions de coaching ultérieure portant sur un exercice de délibération en situation de survie (le fameux "subartic exercise") sera d'ailleurs filmée.
Bref, entre l'acteur et le système, il y a donc l'équipe. De fait, on prend très vite conscience, et cela ira croissant tout au long des mois suivants, de l'importance décisive de l'équipe dans toute aventure, dans tout projet qui réussit. Rajiv Lal, là-dessus, est très clair : "Plus on progresse dans les organisations, dit-il, et plus le job a à voir avec les réseaux et les gens" (3). Reste à définir ce qu'est une équipe performante.
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(1) On dira : " Encore du franglais !" et on aura raison. Cela dit, je ne trouve pas d'équivalent simple et satisfaisant à cette expression en français. Sans parler de "formation", ni "expérience éducative" ni "expérience pédagogique" ne me semblent couvrir à la fois les dimensions d'apprentissage et d'implication, un peu comme avec la notion de consumer experience dans le domaine du marketing.
(2) On ne dira jamais assez combien les catégories habituelles de la compétence ne disent pas l'essentiel de ce que nous savons et aimons faire. Si on s'amuse à cet exercice de reformulation pour le groupe, la spécialité de Tamir, ce serait de montrer la voie d'un leadership authentique et de préserver la cohésion du groupe en toutes circonstances (son côté "je reviens d'une mission dans le désert") ; celle de Carlos de mettre en place des processus de prises de décision rigoureux (son côté américain converti, puisqu'il est d'origine bolivienne, et peut-être aussi son côté marié à une allemande) ; Makoto, de faire émerger une synthèse praticable entre des systèmes opposés (son côté japonais préparant Meiji II pour sortir du marasme) ; Marc, de proposer les options stratégiques offrant le meilleur équilibre entre performance et prudence (son côté canadien, ils sont un peu conservateurs) ; Padma, de monter des deals financiers compliqués en quelques instants sans machine à calculer et avec le sourire (son côté, "les gars, pendant que vous discutiez, j'ai fini le job") ; Paul-Yvon, de développer des affaires en associant jugement, sens commercial et engagement relationnel (son côté "bon, ce serait pas l'heure de l'apéro là ?"); Pierre, de transformer une discussion en conversation et une foire d'empoigne en réunion efficace (son côté carioca); quant à la mienne, elle serait de remettre sur les rails les machins qui partent de travers et de recréer du mouvement là où ça patauge en faisant travailler les gens ensemble (mon côté aventurier de l'arche perdue) ; accessoirement, d'expliquer simplement des trucs compliqués.
(3) "Réseaux" est à prendre ici au sens américain, positif et proactif, de capacité à bâtir des relations larges et diverses, et je dirais encore plus volontiers : des coalitions, c'est-à-dire des groupes de gens divers, qui n'ont pas nécessairement les mêmes vues ni les mêmes intérêts au départ, mais qui se trouvent réunis autour d'un projet qu'il s'agit de faire passer ensemble le plus efficacement possible d'un point A à un point B.
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06/11/2010
Deux ou trois choses apprises à Harvard (2) La ligne et le mouvement (la stratégie selon Sinofsky)
La deuxième leçon s'impose assez rapidement. On sent là-dessus non pas un retour en arrière mais une révision, un rééquilibrage par rapport aux excès du "tout stratégique" des décennies précédentes. C'est un vrai message opérationnel qui va traverser nombre d'études de cas - Opel, Black & Decker, Dell, Lincoln Electric, Toyota, BP, Dysney, General Electric pour n'en citer que quelques unes - et revenir avec la même force dans les travaux pratiques qu'il remonte des études de terrain.
C'est ce qui fait la puissance de la recherche dans ce système - ce que j'ai appelé précédemment la beauté des modèles et qui tient à leur capacité à synthétiser des questions souvent complexes en un schéma opérationnel simple. C'est cette recherche qui permet une théorisation en temps réel des enjeux les plus actuels de la vie des organisations, théorisation que l'effet de réseau, le suivi en ligne et les rendez-vous annuels prémunissent ensuite contre le double risque de l'abstraction et de l'obsolescence.
Pourtant, aussi bien dans sa formulation en anglais que dans sa traduction française, cette recommandation apparaît d'emblée sous un intitulé problématique. On parle en effet de "strategic integrity" - en français, il n'y a pas de piège : "intégrité stratégique", mais cela ne nous avance guère. De quoi s'agit-il ?
La piste morale (la stratégie de l'entreprise devrait être "intègre") n'est pas complètement absurde dans le contexte des scandales récents, mais ce n'est pas la bonne - on ne voit pas très bien malgré tout, au-delà d'aspects légaux évidents et d'un mauvais blabla corporate, ce qu'elle apporterait à la question stratégique. La piste de la rigueur (il faudrait respecter scrupuleusement la ligne stratégique sans jamais en dévier d'une virgule) peut aussi se défendre. Surtout chez ceux qui envient le sort de l'armée prussienne à la bataille d'Iena.
Il faut en réalité comprendre cette notion d'intégrité au sens premier et le plus simple du terme : celui d'entièreté ou de totalité. Cette approche a été formalisée par Marco Iansiti, le spécialiste des nouvelles technologies de l'Ecole, auteur de "One Strategy", co-signé avec Steven Sinofsky, le président de Windows (en privé, Iansiti, qui a une amitié ancienne et une admiration profonde pour Sinofsky, raconte comment la capacité de structuration et, plus encore, de concentration de son camarade de jeu a fait souffrir chez lui un esprit plus créatif et ouvert à la digression).
Accessoirement, le prof le plus sympathique, le plus engagé et le plus engageant de la Faculty. Le premier cours avec lui (j'avais alors été placé au premier rang entre un Belge énigmatique et une Espagnole prometteuse), j'ai attrappé un torticolis entre ses aller-retour permanents entre le haut de l'amphi et le tableau. Un marathon pédagogique qui donne le tournis, mais qui a le mérite d'embarquer dans le sujet, passionnant en l'occurence, d'un jeune type, Lou Hugues, propulsé directeur général de la filiale allemande d'Opel (General Motors) dans la période de la chute du Mur.
Or, que dit Iansiti ? En gros, qu'il y a dans toute organisation deux stratégies : l'une directive qui vient du haut ; l'autre émergente, liée à ses performances, à ses modes de décision, bref intimement mêlée au corps vivant qu'est l'organisation elle-même. Et dans de nombreux cas ces deux approches s'ajustent mal : il n'y a pas alignement entre la stratégie et l'exécution. D'où un double problème : celui posé par une stratégie mal appliquée ; mais aussi celui que pose un modèle stratégique incapable de s'appuyer sur le potentiel de créativité et d'engagement au sein de la firme.
J'ai passé un peu de temps dans un groupe qui a fait de la communication de la stratégie à l'ensemble de l'organisation la priorité de sa communication interne avec un président qui, quand je lui ai proposé d'inclure (dans son agenda de président) la tournée des sites partout dans le monde sur ce thème, m'a dit "oui" tout de suite. Ça donne des bases pour sentir l'effet d'irrigation et de motivation remarquable que peut susciter un partage de la stratégie avec les équipes.
C'est un point important, mais ce n'est pas le seul. Le sujet ne réside pas simplement dans la complémentarité, somme toute assez évidente lorsque sa nécessité est comprise, entre conception et communication, mais aussi dans le rétablissement d'un lien attentif et structuré entre la stratégie et l'exécution. Le premier sujet est technique : c'est l'application pratique d'une bonne idée sur le terrain ; le second est culturel : il touche à la représentation que le responsable se fait de son rôle.
Or rien ne sert d'élaborer une stratégie brillante si l'on n'est pas capable de mettre l'organisation en situation de la mettre en oeuvre et de l'adapter aux circonstances. Comme dit en substance Peter Drucker, les plans ne sont qu'un ensemble de bonnes intentions, à moins que l'on se mette à y travailler dur. Diriger dans ce contexte, c'est non seulement fixer un cap, communiquer une vision, mais c'est aussi investir une bonne partie de son énergie à fédérer, structurer, intégrer, piloter - bref, à animer. Ce qui est finalement une façon créative et pratique de dépasser une opposition qui me semble toujours un peu stérile entre un leadership qui inspire et un management qui organise.
20:32 Publié dans Harvard Report, Leadership, Management | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : harvard, stratégie, management, iansiti, sinofsky
29/10/2010
Deux ou trois choses apprises à Harvard (1) La différence et la finalité (là où les ponts s'écroulent)
Le commentaire a soudain fusé du dernier rang, en haut de l'amphi, au beau milieu d'une étude de cas sur Tesco - un leader mondial de la grande distribution d'origine britannique - de la part de Rajeev, docteur de son état, formé à Edimbourg et Houston, un chercheur au King Faisal Specialist Hospital se préparant à prendre la direction générale de la gestion d'un grand hôpital : "Finalement, lança-t-il, on a un peu l'impression que la plupart des leçons apprises ici sont des leçons de bons sens". Silence. Melissa, une jeune directrice générale experte ès environnement issue de l'industrie chimique, renchérit alors en mettant les frais de scolarité en balance avec le commentaire précédent.
Soudaine hilarité dans la salle, qui peut s'interpréter en partie comme une sorte de relâchement salutaire des tensions, des remises en cause et des apprentissages cumulés au cours des mois précédents. Le directeur du programme, Rajiv Lal, qui anime la discussion rebondit avec humour sur la répartie. Mais l'explosion de bonne humeur retombée, tout le monde sait bien, et le patron des programmes le premier, qu'on vient de toucher un point essentiel.
De quoi s'agit-il ? Les leçons fondamentales se résument souvent à deux ou trois choses assez simples qu'un détour aussi intense que rugueux ne laissait pas présager. Pour moi, quelques mois après le bouclage de ce programme, si je mets de côté ici deux ou trois détails - l'étude intensive d'une centaine d'études de cas, les trouvailles pratiques, une vingtaine d'ouvrages, la puissance de la recherche et, appelons-ça la beauté des modèles -, j'en vois trois.
La première n'a qu'un lointain rapport avec ce que l'on imagine a priori trouver au sein de la première business school du monde. Plus encore, vis-à-vis d'attentes essentiellement centrées sur un approfondissement des disciplines du management, elle relèverait plutôt de la surprise. Elle n'émerge et ne se développe d'ailleurs que dans le tout dernier quart du programme quand, après des étapes plus techniques, vient le temps des choses sérieuses. Il y a, au passage, une puissance pédagogique de la mécanique inductive que manque une Europe qui, en suivant Descartes, aurait oublié Socrate. Cette première leçon, qui aurait pu être hégélienne aussi bien, est formulée de la façon la plus claire au cours du séminaire par Richard J. Leider.
A côté de lui, son acolyte, Ed Rapp, le patron des finances de Caterpillar, censé témoigner de la portée pratique de la démarche, ne fera pas illusion longtemps, dans la deuxième phase de la session, avec son exercice grotesque de stratégie appliquée à la vie personnelle et familiale - une caricature de la culture du process et, pour un type qui revendique pourtant sa foi, d'une religiosité sans âme. A la fin de son topo, Borzou, un architecte passé à Wall Street, le plante d'une question en cinq mots : "Quelle est la part de la spontanéité dans votre système ?", qui est une question juste parce qu'elle souligne combien, dans cette approche, la mécanique a évacué la vie. Et il a raison. Ici, c'est une corrida : le type qui veut jouer ferait mieux d'aller jouer ailleurs. Policé, mais brutal.
Leider : un petit vieux qui ne paie pas de mine. Un type de Saint-Paul, Minnesota. Un bled du Midwest, à l'ouest de Chicago. Là où les ponts s'écroulent. Accessoirement, un des coachs les plus réputés au monde, qui passe chaque année un ou deux mois en Afrique, en Tanzanie, chez les Hadzas. Pour un peu, on bavarderait entre voisins en attendant le vrai prof. Sauf que quand il commence à parler, il faut faire silence, comme dirait Rilke. Fini de rigoler - au choix, avec le marketing, la stratégie, la finance, la communication, les questions d'organisation ou le pilotage du changement. Dans les études de cas, la parole fuse de partout. Là ? Rien. Tout le monde comprend qu'on va passer à autre chose. Mais quoi ?
L'Amérique, l'Afrique : rien de plus éloigné. L'intérêt vient justement de la déflagration née du rapprochement improbable entre la folie de l'abondance et une maigreur ou un dénuement qui donne soudain une épaisseur existentielle. D'instinct, je sens la portée du cheminement. Je le sens depuis qu'un dimanche gris et pluvieux, jeune cadre expatrié parti en courant du Quai d'Orsay à l'autre bout du monde pour le compte d'une compagnie minière, je suis allé, seul, représentant tout désigné du capitalisme colonial, à la rencontre d'une bande de chefs coutumiers kanaks, passablement échauffés par une histoire de massifs miniers qui dégénérait, au beau milieu d'une tribu hostile. Aucun appui. Pas de subterfuge possible. Rien. De loin, une diplomatie de hussard sans le sabre, pour un peu, ça ressemblerait d'assez près à un suicide.
Je ne dis pas qu'en se retrouvant pour de bon au milieu de l'arène, on n'est pas tenté par un : "Ah désolé, j'ai oublié un truc important, je reviens" en ajoutant un : "Je fais vite" qui signale davantage l'envie de décamper que celle de revenir. Impossible de toutes façons de rebrousser chemin. Pas d'échappatoire. Visages fermés, silence pesant. J'attends qu'on me fasse signe d'approcher et de rejoindre la table dressée sous une case ouverte au beau milieu de la tribu. A plusieurs dizaines de mètres, les gens de la tribu observent, en lisière. Un peu plus loin, des types guettent, planqués dans les arbres.
Des menaces de mort fusent même, à un endroit où, quelques années plus tôt comme quelques années plus tard aussi d'ailleurs, on a sorti les flingots et des gens sont tombés. Ici, c'est un peu l'oeil du cyclone de l'insurrection. Mais, au fond, je n'y crois pas. D'abord parce que ce n'est pas crédible : mes interlocuteurs savent très bien jouer sur les peurs issues de l'imaginaire colonial. Ça ne coûte rien d'essayer. Ensuite, parce que le type qui se pointe seul au milieu d'une tribu hostile, soit il est cinglé soit il a un truc à dire et, si on retient la seconde hypothèse, dans une culture de la parole et du respect, ça compte. Et puis enfin, parce que ce n'est pas le sujet.
Le sujet, c'est moins une explication improbable entre adversaires qu'une rencontre, qui me paraît possible, entre hommes. A ce moment-là, je me contrefous de l'industrie minière, comme je me contrefous du droit coutumier, des Indépendantistes et des Loyalistes avec. Ces types sont plus intelligents et, politiquement, plus subtils que moi. Mon avantage, c'est que je le sais et que je suis seul. On peut toujours dézinguer un malheureux à une centaine de supporters, mais on n'est pas chez les hooligans ou les sauvages ici. On est dans l'un des derniers ilôts de civilisation au monde et le comprendre fait une différence assez nette entre le canadien anglophone old English style qui prend les leaders indépendatistes pour des imbéciles et un type dont l'éducation politique s'est faite aussi autour de la figure de Tjibaou.
L'idée de Leider, c'est qu'on peut très bien vivre sans véritable but ou alors en endossant les buts que des conventions puissantes se chargent de fixer pour nous en nous laissant, entre les petites secousses ordinaires des vicissitudes de l'ambition et du bonheur, le terrain de jeu rétréci des existences qui finissent en fanfare - et à la fosse commune, comme tout le monde. Mais trouver sa voie, ou finir par trouver sa voie, fait une différence. We educate leaders who make a difference in the world. C'est le slogan de l'Ecole et ça fait toujours bien, le type qui, en guise d'intitulé de poste, explique sobrement qu'il se voit bien en leader faisant une différence dans les affaires du monde. Evidemment, le premier réflexe qui vient à l'esprit dans un cas pareil dirait l'un de mes anciens présidents, qui ne s'en est d'ailleurs pas privé, ce serait de lui mettre les mains dans le cambouis de la première bourgade venue, histoire de s'assurer qu'il a bien compris, en fait de différence, celle qui sépare le monde en question de Saint-Hilaire-la-Palud.
Mais pas plus que la géographie ne fait une direction, le bricolage ne fait un projet. "Rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion", c'est-à-dire au fond, sans travail. A "La raison dans l'Histoire" répond ici la morale de Leider. La surprise du chef, avec lui, c'est qu'on comprend soudain qu'on ne va pas pouvoir vraiment tricher avec ça - poursuivre un but véritable, faire parler si possible moins la poudre que sa différence, accomplir quelque chose - et que cette affaire, solitaire dans une large mesure, a aussi à voir avec la rencontre. Ce n'est pas qu'il faille tout faire en caravane, ou alors en laissant parfois les chiens aboyer - il y a même un certain nombre de cas où c'est l'option la plus recommandable. Mais, dit autrement, quand on sent vraiment un truc, il faut le faire. Avec les autres, autant que possible.
23:39 Publié dans Harvard Report, Leadership, Management | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : coaching, harvard, leider, kanaks, finalité