26/08/2007
La théorie de la fosse et l'art de l'attaque (comment on gagne la bataille de l'opinion, 3)
Les medias jouent naturellement dans l'affaire un rôle prééminent, metteurs en scène selon Jean-Pierre Lassalle d'une pièce de théâtre dont les acteurs seraient partis et candidats. Plus encore, Lassalle explique que "tout se passe désormais comme s'il existait une sorte "d'écriture médiatique" d'une campagne, avec, comme règle principale, de livrer à un public qui baigne dans une culture du divertissement un feuilleton à épisodes dont les candidats sont les stars" (Le démocratie américaine à l'épreuve).
Dans ce contexte, la stratégie de l'équipe Bush a été claire et efficace : être la première à définir le candidat démocrate de telle manière que cette image créée s'impose comme l'étalon de référence des faits et gestes de celui-ci d'un bout à l'autre de la campagne. Pour cela, le camp républicain peut s'appuyer sur le relais sans faille de Fox News dont le patron, Roger Ailes, qui conseilla Bush, est à l'origine de la théorie de la fosse selon laquelle l'anecdote l'emporte toujours sur l'information de fond : si un candidat est ainsi amené à annoncer par exemple un effort important en matière de recherche mais qu'il tombe dans la "fosse aux journalistes" en quittant le podium, ce n'est, pour l'essentiel, que cette dernière image qui sera retenue par la presse.
D'après Ailes en effet, "les medias ne sont intéressés que par quatre choses en politique: les scandales, les gaffes, les sondages et les attaques. Trois de ces choses sont mauvaises pour un homme politique. Si l'on veut avoir une couverture médiatique, il faut passer au mode offensif et s'y tenir". Ainsi les relations entre médias et candidats ne sont-elles pas univoques aux Etats-Unis. Elles sont aussi complexes et ambiguës : les médias n'hésitent ainsi pas à critiquer, mais il est également d'usage à travers la pratique de "l'endorsement" que les journalistes prennent position en faveur de l'un ou de l'autre candidat.
En poussant cette logique à l'extrême, on aboutit à la création de canaux dédiés comme ce fut le cas avec la création de Fox News en 1996 par Ruppert Murdoch qui, en 4 ans, parvint à détrôner CNN de l'info en continu. Avec une efficacité incontestable : en 2004, deux tiers des téléspectateurs de cette chaîne étaient convaincus de l'existence d'un lien démontré entre Al Qaeda et l'Irak ; un téléspectateur sur trois était persuadé que des armes de destruction massive avaient bien été trouvées en Irak et que l'opinion publique internationale était majoritairement en faveur des Etats-Unis.
Le slogan de la chaîne annonçant chaque jour : "Nous sommes à J-x jours avant la réélection de George Bush à la Maison Blanche..." ? - "Fair and balanced" (juste et objectif). C'est qu'aux Etats-Unis, l'idéologie conservatrice est aussi populaire qu'un certain nombre de médias comme le New York Times, le Washington Post ou CNN apparaissent comme le reflet d'une élite en décalage avec les préoccupations de la population. Entre les deux idéologies médiatiques, la guerre fait rage et l'affrontement est brutal. C'est dans ce contexte que se positionnèrent les stratégies publicitaires des deux candidats.
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17/07/2007
Des échanges pas si libres sur le libre-échange
C'est Alan S. Blinder, professeur à Princeton et ancien Vice-président de la FED, qui a mis les pieds dans le plat. Selon lui, entre 30 et 40 millions d'Américains pourraient perdre leur job au profit de travailleurs moins chers du fait du jeu naturel de l'économie de marché. Et d'émettre quelques doutes dans la foulée sur les bénéfices de la liberté du commerce - position toujours délicate à assumer dans la patrie du libre-échange.
"Il y a trop d'idéologie dans tout cela" soupire, dans une interview récente au New York Times, Blinder, qui étend le débat au salaire minimu ou à la politique industrielle, quitte à s'attirer les foudres du courant, prépondérant dans les institutions et les universités, des économistes libéraux. " On perd sa qualité d'économiste reconnu si l'on ne dit pas que toute forme de régulation est néfaste et que le libre-échange est bon à tout coup" renchérit David Card, économiste à Berkeley.
La plupart des économistes américains se rallient en effet au modèle néo-classique, dont le temple reste l'Université de Chicago - la ville dans laquelle vient de se créer le Chicago Mercantile Exchange Group, la plus grande bourse du monde, et où Milton Friedman publia les thèses qui inspirèrent la révolution néo-libérale des Reaganomics. Son président, Phillip J. Reny, insiste sur l'importance des preuves factuelles mises en évidence par l'analyse scientifique des données, réputée éviter tout biais personnel.
Les grands sujets lancés par les candidats à l'élection présidentielle - inégalités de revenus, mérites respectifs du protectionnisme et du libre-échange - ont cependant pour effet d'élargir le nombre des personnalités qui s'invitent au débat. Ainsi des contributions récentes de Lawrence H. Summers, ou du prix Nobel George A. Akerlof mettant en évidence ce que les auteurs considèrent comme les défauts du laissez-faire.
Le consensus, qui prévalait sur ces sujets dans le pays depuis trente ans, est en train de se fissurer sous l'effet de l'accroissement des inégalités de revenus et des bouleversements introduits par la globalisation et la révolution des technologies de la communication. Se trouve de même mises en cause les limites de la comptabilité classique dans la mesure des inégalités ou des dommages à l'environnement. Pour tout un courant d'économistes, c'est la réalité elle-même qui conduit à réinterroger quelques unes des hypothèses fondamentales du libéralisme économique.
Pour Frédéric S. Lee par exemple, qui édite une newsletter rassemblant les écrits de tous les économistes américains "hétérodoxes" (soient 5 à 10 % des économistes que compte le pays), ce qui détermine le prix de l'essence, ce n'est pas le jeu du marché, mais la politique des compagnies pétrolières. De même, les travaux de Card et Krueger sur les effets - favorables à l'emploi - du salaire minimum dans le New Jersey n'ont pas été sans susciter quelque émoi.
Pour Alan Blinder, il faut s'intéresser davantage au monde réel plutôt que modéliser dans les laboratoires. Selon lui, "l'économie n'est pas suffisamment scientifique. Les mathématiques sont utiles, mais elles ne sont pas scientifiques parce qu'elles ne génèrent pas d'hypothèses réfutables".
Une chasse aux sorcières (hétérodoxes) se serait-elle donc installée au sein des milieux universitaires ? Sans aller jusque là, la lutte est certes âpre avec le courant dominant, implacable dès lors qu'il s'agit de truster les revues et d'obtenir les subventions.
Mais le problème pourrait être de nature plus culturelle : beaucoup d'économistes, qui admettent que d'autres hypothèses puissent être formulées dès lors qu'elles respectent les règles de l'art, craignent en effet qu'en émettant quelques doutes sur les fondamentaux parmi les cercles autorisés, cela ne finisse par faire boule-de-neige à l'extérieur. Et ne donne, finalement, des munitions aux ennemis du libre-échange, qualifiés de "barbares". A moins que, comme le souligne Rodrick pour encourager le libre-débat, il n'y ait, sur tout sujet, des barbares au sein de chaque camp.
Voilà en tout cas un débat qui montre que les questions qui travaillent périodiquement les Européens - et, singulièrement les Français -, reprennent également vigueur Outre-Atlantique, et ne sont pas sans légimité dès lors qu'elles privilégient les faits en évitant les dogmes. Ce sont aussi, au-delà des cercles académiques, des thèmes suivis de très près, de part et d'autre de l'Atlantique, par les champions nationaux qui, de l'aéronautique à l'agro-alimentaire et des nouvelles technologies à l'industrie du luxe, entendent bien faire entendre leur voix dans le concert des notions.
07:14 Publié dans Politiques publiques | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : économie, politique, libre-échange, Chicago, Europe, mondialisation
15/07/2007
Des idées pour demain (Montaigne fait son show)
"La France vient d'élire un nouveau chef de l'Etat qui, pendant 5 ans au moins, dirigera notre pays. Ce quinquennat doit être celui de l'action. Depuis plusieurs mois, il souffle dans notre pays un profond désir de changement, inédit dans la période récente. Cette aspiration est propice à une vraie modernisation de la France" lance l'Institut Montaigne en avant-propos du Vademecum 2007-2012 qu'il vient de rendre public sous le titre : "Moderniser la France".
Contrairement à la situation qui prévaut aux Etats-Unis, qui les voit jouer un rôle souvent puissant et actif - voir la vénérable Hoover Institution, proche du Parti républicain -, les think tanks français sont généralement plus modestes et discrets. Prenant le contrepied de cette situation, l'Institut, fondé en 2000 par Claude Bébéar, descend résolument dans l'arène politique au nom de la société civile.
Un positionnement non partisan, créatif et libre que lui assure un système de financement dans lequel aucune contribution n'excède 2,5 % du budget et qu'encourage une approche plurielle associant chefs d'entreprise, cadres, hauts fonctionnaires et universitaires notamment au sein de nombreux groupes de travail et de publications variées.
En 130 pages denses, Montaigne rend ainsi publics les travaux de sept années d'une recherche à la fois rigoureuse et pragmatique autour de trois thèmes fondamentaux : la cohésion sociale, la modernisation de la sphère publique, la stratégie économique et européenne. Lever les obstacles qui empêchent les PME de grandir, améliorer l'aide aux demandeurs d'emploi par une meilleure synergie des acteurs concernés, réduire la frontière entre secteurs public et privé, muscler les universités et la recherche, améliorer les politiques de ressources humaines de la fonction publique - un rapport présidé par Yves Rambaud a fait sur ce sujet quelques propositions judicieuses (Montaigne, Novembre 2005) -, ou encore remettre le Parlement au coeur du jeu institutionnel et simplifier le fonctionnement de la justice - telles sont quelques unes des pistes explorées, de façon pragmatique, par les groupes de travail.
Pour les dirigeants de l'Institut, s'aventurer sur les chemins de la réforme passe, au fond, dans notre pays par trois conditions centrales : en finir d'abord avec la tradition monarchique qui a trop longtemps en France marqué l'exercice du pouvoir ; mais aussi changer de regard et de discours sur l'Etat et ceux qui le servent en ayant bien conscience qu'aucune réforme d'ampleur ne pourra se faire sans l'adhésion et l'intéressement des acteurs concernés ; changer enfin notre approche de la compétitivité en libérant le potentiel productif du pays et en abordant différemment la mondialisation dans une approche à la fois offensive et équitable.
Pour valoriser cette boîté à idées, le laboratoire d'idées de la rue Mermoz a engagé une politique de communication ambitieuse. Outre l'habitude de présenter sous forme très synthétique ses propositions aux décideurs publics à l'occasion de chaque publication, l'Institut a enrichi son site internet d'un blog, et accompagné la publication de son Vademecum d'un cd-rom qui reprend les videos réalisées au cours de la campagne présidentielle (et diffusées avant le 20h00) sur le thème : "Des idées pour demain", autour du slogan : "C'est possible, alors faisons-le !".
Au total, un ensemble de propositions et de supports cohérent, créatif et percutant qui vient apporter, au-delà des limites et des censures du jeu politique traditionnel, un potentiel remarquable de renouvellement des pratiques françaises dans une approche concrète et responsable. S'il n'était pour Montaigne "de désir plus naturel que le désir de connaissance", il n'est, pour l'Institut de volonté plus ardente que celle de réformer.
22:17 Publié dans Politiques publiques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : politique, France, Yves Rambaud, think tanks, réformes, blog, Institut Montaigne
15/05/2007
La puissance ou la grandeur ? Une perspective franco-américaine sur le changement
Dans son entreprise de déchiffrage en miroir des deux cultures et, plus encore, dans sa tentative de poser les bases d'une cohabitation fructueuse entre elles, Pascal Baudry esquisse une liste des points forts respectifs des cultures américaine et française - ce qui constituerait en quelque sorte leur "génie culturel" propre.
Côté américain, quels seraient ces points forts ?
Des objectifs peu dispersés et d'une grande constance, une orientation vers le futur et l'action, un intérêt marqué pour l'innovation considéré comme un process qui peut être managé, un optimisme foncier, une croyance dans les capacités de l'individu et une grande sûreté en soi ("a can-do attitude"), la capacité d'identifier et de nommer ce qui ne va pas sans tourner à l'attaque personnelle et de faire des changements abrupts s'il le faut, l'habitude de voir grand et de mettre le paquet sans aucune énergie perdue en lamentations stériles, une glorification du travail et une grande attention portée à la tâche, des relations non féodales, la recherche préférentielle du "win-win", la préférence donnée au dynamique sur le statique, un contraste fort entre récompense et punition, un système juridique fait pour fonctionner et constant, des valeurs claires et explicites, un accent mis sur "l'accountability", une idéologie qui pousse à l'effort, et un sens développé de l'intérêt national.
Et côté français, quels seraient ces atouts culturels ?
Une culture riche en contexte, la variété, le sens critique, la finesse, l'art de vivre, l'esthétique, la dimension historique, le sens des racines, la grandeur passée, la fidélité, la dimension affective, le capital intellectuel, la tradition scientifique, la créativité, le système D, une certaine forme d'adaptabilité, l'héroïsme, le sens de l'honneur, sa situation géographique, l'appartenance à l'Europe, sa diversité ethnique et culturelle, l'ouverture sur la francophonie, la réussite de certaines entreprises.
Et l'auteur d'appeler de ses voeux "un sursaut collectif surprenant, une vraie refondation, qui puiserait non pas sur la capacité révolutionnaire destructrice mais sur cette énorme affectivité, celle qui saisit le pays au soir de l'importante et symbolique victoire en Coupe du Monde de footbal, mais en allant au-delà de l'événementiel et de l'éphémère. Quand je vois, ajoute-t-il, le génie culturel à l'oeuvre chez un Aimé Jacquet - sens du don et dépassement de soi, astuce, opiniâtreté, "niaque", confiance dans son intuition qui n'empêche pas le professionnalisme, sens de l'équipe, humilité, autorité, coeur, résistance à l'adversité (...), je suis fier d'être né français".
En réfléchissant plus avant au blocage français, Baudry, qui est à la fois manager et psychothérapeute, réintroduit dans cette approche une perspective freudienne, d'ailleurs lancinante ces derniers temps parmi les analyses de la campagne présidentielle (voir par exemple les points de vue récents et opposés d'Alain Touraine et Laurent Cohen-Tanugi autour de ce sujet dans le Monde du 2/03).
Pour lui, dans le prolongement d'un mode d'éducation déjà évoqué ici (voir la note "De quelques différences entre Français et Américains"), la société française serait victime de son maternage, d'un glissement net ces dernières années des figures paternelles vers des représentations plus maternelles (il s'agit bien ici de postures psychologiques, et non d'individus particuliers). Conséquence : la priorité donnée à l'écoute sur l'action, et la difficulté à assumer un rôle d'autorité ou, disons plutôt, de direction tant le père dans l'inconscient collectif français ne saurait être que tyrannique ou absent. Exception notable de ces dernières années selon l'auteur : Sarkozy qui, place Beauvau, s'est "réellement pris" pour le ministre de l'Intérieur et a commencé à appliquer la loi, et à le dire - et l'on a vu alors, pour prendre un exemple relativement incontesté, les automobilistes, certes d'abord en rechignant, finir par rentrer dans le rang.
Aux Etats-Unis, où le sevrage social est plus précoce et où l'exploration de la réalité extérieure par l'enfant se fait aussi de façon plus positive et responsabilisante (au rebours d'une éducation maternelle française souvent surprotectrice), ce sont au contraire les figures paternelles qui prévalent - les plus maternels se voyant qualifiés de "wimps" (poules mouillées). "Issus de l'acte courageux de leurs pères fondateurs, constate notre analyste, les Américains souhaitent un leadership politique fort, tant en entreprise que dans le monde politique, et ils adulent leurs dirigeants".
Finalement, dans un système français qui à défaut d'avoir changé déjà, se transforme peu à peu, le véritable affrontement à venir aurait moins lieu entre la gauche et la droite qu'entre les partisans du statu quo et ceux qui oeuvreront pour que le pays en sorte. Ce qui, au passage, est d'ailleurs aujourd'hui le positionnement politique de Bayrou, qui légitime l'analyse qu'avait déjà faite Olivier Duhamel il y a une quinzaine d'années, au moment du référendum sur Maastricht, en notant que la recomposition politique française se construirait sur la question européenne en tant que question politique moderne.
Et si les femmes ont un rôle le à y jouer, ce serait alors moins sur un mode maternel, à la manière des mères sévères que furent Edith Cresson ou Martine Aubry ("des dirigeantes de première génération qui sont temporairement acceptables pour les hommes car elles les rassurent en ayant l'air comme eux, et les infantisent en même temps"), que proprement féminin, dans une voie qui éviterait le double écueil de la réforme à la hussarde et de la frilosité impuissante - mieux à même, peut-être, de porter à la fois une vision de l'avenir et l'exigence de l'effort qui permet de la construire.
04:27 Publié dans Interculturel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : changement, Etats-Unis, droite, gauche, Sarkozy, femmes, politique