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25/11/2010

Management et créativité : avantage aux expatriés (il faut souffrir pour être bon)

C'est bien connu : les voyages forment la jeunesse... mais ce n'est pas tout, nous disent trois chercheurs en management (Maddux à l'INSEAD, Galinsky à Kellogg et Tadmor à l'Université de Tel Aviv) : ils font aussi de meilleurs managers, plus créatifs et plus entreprenants. Cet enseignement résulte d'une série de tests pratiqués auprès d'échantillons d'étudiants et de managers, y compris des professionnels en formation, associant des personnes ayant toujours évolué dans le même environnement culturel et des gens ayant au contraire vécu (et non seulement voyagé) à l'étranger.

Le test dit "de la bougie" par exemple qui oblige à voir et à utiliser autrement un des objets proposés pour fixer une bougie sur un mur de carton a montré un écart d'environ 20 % de bonnes réponses (60 contre 42) en faveur de ceux qui ont vécu à l'étranger. Un autre test appelé le "Remote Associates Task" met les participants en présence de listes de mots qu'il faut relier par un chaînon manquant. Par exemple, les mots "manières", "rond" et "tennis" doivent suggérer le concept de "table" qu'ils ont en commun. Là encore, un avantage net est obtenu par les étudiants ayant vécu à l'étranger.

Fait intéressant, cet écart se révèle plus prononcé encore lorsque les expatriés ont su s'extirper localement des communautés d'expatriés pour mieux aller à la rencontre des gens du pays et faire l'effort de s'adapter réellement à la culture du pays d'accueil. Un élément assez évident mais important à rappeler tant la tentation de reproduire son milieu ou de retrouver des membres de sa communauté d'origine se révèle souvent forte pour l'expatrié perdu au milieu d'un environnement parfois profondément nouveau, avec ce que cela implique de remise en cause. C'est spécialement le cas dans des expatriations "hors cadre", qui se font par exemple en dehors d'une mutation d'un siège vers une filiale au sein d'un même groupe (il faut d'ailleurs avoir connu les deux types de situations pour se faire une idée très concrète de ce qui les sépare radicalement).

Une étude complémentaire portant sur des managers d'origine israëlienne travaillant dans la Silicon Valley a également montré que les expatriés ayant séjourné suffisamment longtemps à l'étranger pour s'approcher d'une identité biculturelle étaient également mieux reconnus en termes de réputation professionnelle et étaient aussi promus plus rapidement que ceux s'inscrivant dans un contexte exclusivement monoculturel. Pourquoi ? Et bien, ces individus montrent une plus grande capacité à intégrer et à synthétiser des perspectives multiples. Cette aptitude particulière se traduit en général par un meilleur niveau de performance ainsi que par une plus grande capacité à proposer de nouveaux produits ou services.

Bref, plus l'on se confronte personnellement et concrètement à des cultures étrangères, plus l'on devient créatif, entreprenant, capable au fond de faire travailler efficacement les gens ensemble et de produire de "l'intelligence collective" selon l'expression qui revenait récemment avec force dans la bouche de participants aux "Danone Communities" qui réunissent des participants bénévoles mobilisés sur la cause du social business. Une autre façon en somme de valider ce que l'on sait déjà depuis longtemps : on ne se développe réellement qu'en sortant de sa zone de confort. Autrement dit : il faut souffrir pour être bon.

12/11/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (4) La parole et le projet (portrait de la business school en tribu)

Il en va au fond des bonnes équipes comme des bons profs, des bons chefs ou des amis : elles sont finalement assez rares. Quoi : cinq bons profs, trois ou quatre bons chefs, une poignée de vrais amis ? Pour les bonnes équipes, c'est du même ordre de grandeur avec un peu de chance, mais c'est souvent moins - j'en vois deux, trois peut-être pour ma part. Ou alors, on ne parle pas de la même chose et c'est ce qu'il nous faut à présent clarifier... Revenons à Cambridge. Cette fois, on est au beau milieu du programme - une phase d'alternance qui permet à chacun non pas encore vraiment d'appliquer ce qu'il a appris (il ne faut pas confondre ivresse et divagation), mais en tout cas d'y réfléchir d'une façon plus personnelle. Deux épisodes.

Le premier, c'est le retour en amphi de toute la promo. Une petite centaine de personnes qui viennent d'à peu près tous les coins du monde, représentent une très large diversité d'industries et couvrent à peu près toutes les grandes fonctions de l'entreprise. 42 secteurs économiques qui vont de la mine aux nouvelles technologies et de la banque à l'automobile, en passant par l'énergie, les télécommunications, la grande distribution ou le conseil. 37 pays qui vont de la Finlande au Nigeria et du Brésil au Japon, en passant par le Vénézuela, l'Italie, le Liban ou la Russie (et une participation des Américains limitée à 30 % pour conserver au programme sa diversité culturelle, bien qu'un nombre non négligeable d'entre eux soient aussi d'origine diverse). Moyenne d'âge : 42 ans. C'est un bel âge d'expression de potentiel et de conquête de nouvelles frontières.

Pour les raouts qui sortent de l'ordinaire, on sort des amphis habituels, McCollum et McArthur, et on se retrouve au bâtiment Aldrich au milieu du campus, entre le Bloomberg Center et la maison du Dean. C'est le cas pour cette remise en jambes. Or ce qui se passe alors et qui retarde le démarrage de la session, c'est que l'amphi, si solennel lorsque le programme avait démarré quelques mois plus tôt, commence à prendre l'allure d'un vaste rassemblement amical sous le regard réjoui de Rajiv Lal et de Vicky Good. On se tape sur l'épaule, on se salue chaleureusement, des blagues fusent, des discussions de travées s'improvisent un peu partout... A cette échelle, on ne peut évidemment pas parler d'équipe ; mais c'est une atmosphère d'amitié et de respect entre pairs, de plaisir à se retrouver, un climat d'ensemble quasi fraternel qui, inversement, ne compte pas pour rien dans une aventure collective digne de ce nom (1).

Le second épisode suit de près le premier. Le soir-même, et le lendemain matin très tôt (2), le living group qui a retrouvé son quartier général reprend ses travaux sur les nouvelles séries de cas : SAP, Google, Southwest, American Airlines, Zara, eBay, etc. Et là, miracle : les échanges sont d'une fluidité remarquable, les interventions des uns n'annulent pas celles des autres mais les interrogent, les complètent ou les mettent en perspective. Le rythme est bon, ni précipité ni hâché, on est dans la bonne dynamique. Il y a même de courts silences qui donnent de l'épaisseur à la réflexion collective ; et l'humour est un ingrédient modéré mais normal de la discussion. Ce n'est plus une collection d'individualités cacophonique, mais une bande qui a appris et pris goût à travailler ensemble. Des dribbles à n'en plus finir qui se terminent dans les coins, on est passé à l'art de la relance, de la transversale, du rebond, du une-deux. La parole circule, comme on dit dans les tribus mélanésiennes et, comme pour la monnaie, c'est en circulant que sa valeur augmente.

Que s'est-il passé ? C'est un groupe qui a appris à se connaître, plus en profondeur que dans la plupart des relations de travail ordinaires. On s'est livré un peu. Il a aussi donné l'occasion à ses membres de rendre explicites leurs valeurs particulières, qu'elles soient culturelles ou personnelles ; de délibérer et de se mettre d'accord sur les normes qui vont organiser la vie du groupe ; de clarifier ses processus, de définir et d'harmoniser ses objectifs, de s'engager chacun à en être une part active. Puis de faire régulièrement le point sur la bonne marche de l'ensemble par un mélange de debriefings collectifs et de feedbacks croisés. Au début, le processus, comme tout comportement qui n'est pas spontané, paraît forcément un peu laborieux. Et puis l'architecture finit par s'effacer et l'on ne distingue plus bientôt la lourdeur de la structure sous l'élégance sobre de la façade (3).

En réalité, depuis les travaux de Tuckman dans les années 60, la question de la performance de l'équipe est plutôt bien balisée et n'a pas reçu de développement théorique majeur depuis lors. L'essor de l'équipe s'organise autour de quatre grandes étapes. La phase initiale de formation (forming) tout d'abord est centrée sur la définition des objectifs. C'est une phase dans laquelle règne l'incertitude et la prudence. La courtoisie domine et l'on évite le conflit. Les choses se gâtent lors de la deuxième phase, dite d'agitation (storming) : les tensions et les conflits prennent de l'ampleur ; ils peuvent porter par exemple sur la direction d'ensemble ou l'attribution des responsabilités. Une compétition apparaît entre les membres du groupe, les arguments défensifs fleurissent de toutes parts. Cette étape - celle-là même que j'ai évoquée à propos des premiers pas du living group dans le post précédent - est normale et même, tous ceux qui se sont coltinés des projets de changement difficiles vous le diront : souhaitable. Sauf pour les convaincus de la première heure, un engagement réel passe en effet, à un moment ou à un autre, par le conflit. Pour adhérer et pour faire corps, il faut que ça accroche.

Passe-t-on à l'action pour la troisième étape ? Pas encore... On est alors à la phase de clarification des normes (norming). Les aspects émotionnels conflictuels disparaissent, les désaccords s'expriment de façon plus positive et constructive, le niveau de la dynamique de groupe s'élève et l'équipe peut alors tout à la fois affirmer son identité et assumer sa raison d'être. Les règles de fonctionnement sont en place et les échanges sont marqués par une relative fluidité. A ce stade, les récalcitrants n'ont guère d'autre choix que de se conformer au groupe et la cohésion se renforce (4). Quatrième et dernière étape : la phase d'action (performing), enfin, est quant à elle totalement opérationnelle. De l'élaboration des règles, l'énergie du groupe peut à présent se focaliser entièrement sur la réalisation des tâches. Et l'équipe peut désormais tourner à plein régime.

Pour compléter cette approche centrée sur le processus, plusieurs critères clés se dégagent des études pour expliquer ce qui constitue une véritable équipe : une taille raisonnable (plus de 15 membres pose un problème de coordination, 5 à 7 permet à l'équipe d'être vraiment efficace) ; des objectifs et des moyens clarifiés ; des membres engagés, porteurs du projet (y compris en l'absence du leader) ; des compétences à la fois clés et complémentaires fonctionnant en bonne synergie ; des processus de communication et de négociation fluides et flexibles pour s'adapter aux changements inévitables ; un climat de confiance et de soutien motivant et, bien sûr, un leadership de qualité avec un leader capable de jouer différents rôles selon le degré de maturité de l'équipe, les circonstances, etc.

Or, ce que l'on sait les uns et les autres empiriquement est confirmé par la recherche. Peu d'équipes atteignent leur niveau de plein régime et, en réalité, la plupart des équipes ne dépassent guère le deuxième, voire le premier niveau de cette progression... Un élan un peu court, qui en dit assez long sur ce dont nous parlons généralement quand nous parlons d'équipe (5). Mais qui explique, inversement, la puissance de la redécouverte de ce principe élémentaire qui permet de passer, sur une base collective exigeante et, dans les plus belles réussites, confraternelle, de la parole à l'action et du problème au projet.

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(1) En réalité, non seulement un tel climat ne vaut pas rien en effet, mais il me semble aussi qu'il pourrait constituer un but en soi dans la mesure où il exprime simultanément l'orgueil et l'ambition, c'est-à-dire à la fois la fierté d'avoir accompli quelque chose ensemble et la confiance dans la capacité à mener à bien le reste du boulot. Ce qui se dégage de l'équipe de France en 1998, à mi-parcours, n'est pas tout à fait la même chose que ce qui ressort douze ans plus tard. On voit bien à cet égard la dynamique vertueuse de l'affaire au plan de la causalité : une telle ambiance n'est pas alors indépendante du nombre de victoires déjà enregistrées au compteur ; mais c'est aussi un facteur qui favorise l'avènement de succès ultérieurs.

(2) Le travail personnel se termine couramment entre minuit et deux heures du matin et reprend en équipe entre 7 et 8h00 le lendemain, avec en moyenne environ 4 à 500 pages de dossiers à avaler, à analyser et à discuter chaque semaine entre les séances en amphi et les diverses réunions, auxquelles s'ajoutent, sur l'ensemble du programme, la lecture de quelques ouvrages de référence. Un vrai camp de vacances.

(3) Encore faut-il relativiser la lourdeur en question. Notre groupe a ainsi choisi de se donner un nombre limité de normes de travail, sous l'impulsion notamment de la France (tout arrive). Des normes peu nombreuses donc mais qui, bien choisies, suffisent à assurer à la fois un équilibre correct entre travail personnel et travail en groupe, et un bon fonctionnement de l'équipe. Pratiquement, Tamir et Padma sont pour beaucoup dans la réussite de cette affaire.

(4) On peut bien sûr chercher à tout concilier. Et il faut sans doute l'avoir tenté au moins une ou deux fois en effet pour réaliser combien toute tentative d'intégration face à une opposition marquée consomme une énergie folle pour un résultat médiocre - et finit surtout par compromettre le groupe et le projet lui-même. C'est l'erreur habituelle, repérée de longue date par la sociodynamique, qui consiste à se focaliser sur ses opposants plutôt qu'à s'occuper de ses alliés. Et c'est une erreur qui coûte cher à toute équipe parce qu'elle ne se contente pas de la freîner, elle finit aussi par la paralyser.

(5) Mon hypothèse là-dessus est qu'au fond, les équipes qui fonctionnent de façon sous-optimale, c'est-à-dire qui ne se sentent pas à titre principal détentrices d'un objectif commun, pourraient bien en réalité former une situation qui arrange tout le monde dans un univers culturel français, dont la politique fournit à la fois le symbole et le modèle, qui me semble davantage déterminé par l'individuel que par le collectif, par la contestation que par la construction, par la rhétorique que par l'action, et dans lequel les délices du pouvoir l'emportent sur la passion du progrès. 

10/11/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (3) L'acteur et le système (le baseball n'est pas un sport d'équipe)

Nous voici donc équipés d'un but et d'une stratégie. Sur le but, à défaut d'en avoir un immédiatement sous la main, on a au moins compris l'intérêt de consacrer un peu de son temps à réfléchir à la question, puis de s'organiser pour avancer dans la voie choisie - celle dans laquelle, en fonction de ses talents, de ses envies et, faudrait-il ajouter, des circonstances, on pourra faire une vraie différence. Et sur la stratégie, on sait maintenant qu'un bon plan de bataille se mesure aussi à l'excellence de son exécution et, plus encore, à la qualité de son animation (cela dit, un peu de chance en sus ne peut pas nuire). Fort bien. Que nous manque-t-il ? Je suis tenté là-dessus de rapprocher deux moments très différents de cette learning experience (1).

Premier moment : on est dans le quatrième et dernier module du programme. Les bases fondamentales sont posées, on a développé les compétences en matière de diagnostic. Le cursus qui est de façon générale très orienté vers l'action et le concret - c'est l'intérêt de la méthode des cas et de l'approche interactive -, se focalise à présent davantage sur les questions de leadership. Le programme touchant à sa fin et chacun ayant peu à peu mieux pris conscience de la dimension interpersonnelle de l'aventure, l'atmosphère se détend. Les occasions de passer du temps ensemble à l'extérieur se multiplient et rendent en particulier la session récapitulative et les trois études de cas du samedi matin de plus en plus laborieuses (quand on pense à leurs performances dans les pubs ou les clubs la veille, les Irlandais ou les Australiens font plutôt une figure honorable. Détruite, mais digne).

Comme on est à Boston, quelqu'un propose d'aller voir un match des Red Sox et c'est Tamir, un ancien médecin-nageur de combat des forces spéciales israëliennes reconverti dans une start-up du secteur médical high-tech à Cambridge, qui est dans notre groupe et qui s'impose très vite comme l'organisateur en chef des festivités pour toute la promo, qui s'en charge. On y va par petits groupes qui se retrouvent sur place. A une poignée de membres de mon groupe s'adjoignent notamment Fisher, un cadre dirigeant de l'industrie du ciment à Chicago, Amit, un responsable de Hewlett-Packard à Houston (il sera aussi élu speaker de la promo), quelques autres encore. A l'évidence, l'essentiel du plaisir de l'affaire est sur les gradins, dans les discussions entre les uns et les autres autour d'une bière et d'un hot-dog. Pour le reste, on s'ennuie. Le baseball n'est pas un sport d'équipe.

Second moment : cette fois, on est dans les tout premiers jours du cursus, juste après les présentations méthodologiques introductives. Le dimanche soir, les membres de chaque living group ont fait connaissance dans les appartements qui leur sont réservés dans le Baker Building, qui ferme l'angle nord-est du campus, au long de la Charles River. Le "living group", c'est l'équipe avec laquelle on travaille et on vit et qui fait le lien entre le travail personnel et les cours en amphi. Le mien comprend, outre Tamir déjà mentionné ; Carlos, un spécialiste de la supply chain qui travaille chez Apple à Austin ; Konstantin, un russe, manager à la BNP en Ukraine ; Makoto, qui vient d'un secteur immobilier japonais s'intéressant de près au marché chinois ; Marc, country manager chez 3M au Canada qui prépare un projet d'expatriation en Europe ; Padma, une experte en private equity chez Deloitte qui se partage entre Bombay et Milan tout en s'installant à Cleveland (Padma, c'est notre ordinateur de bord) ; Paul-Yvon, un banquier d'affaires belge envisageant une carrière d'entrepreneur ; Pierre, un brésilien spécialiste du marketing chez Polycom ; et moi-même avec un background communication, marketing et RH essentiellement dans l'industrie minière auquel s'ajoutent, au sens large, diverses expériences politiques (2).

Plutôt sympathique, non ? Eh bien, passé les politesses d'usage, la réponse est non. Très vite, les choses dégénèrent. Si tout revient à la normale entre les sessions, pendant, ça ferraille. La bataille pour prendre la parole, exposer un point de vue, influencer le groupe est permanente. On s'interrompt, ignore le point de vue des autres pour mieux affirmer le sien, on s'engouffre dans les brèches, écrase les hésitations, conteste plus qu'on adhère, ignore les points de vue divergents, martèle les idées plus qu'on ne les écoute, les considère, les partage, les discute ou les améliore... Bref, le travail d'équipe dans toute sa splendeur. Le coach qui viendra travailler avec nous deux ou trois jours plus tard s'avouera impressionné (et, à voir sa tête, il est manifestement un peu effaré aussi) par le niveau d'énergie autour de la table au cours de nos réunions. J'exagère un peu, mais à peine. Les réunions préparatoires sur les études de cas avant les sessions en amphi sont, disons, engagées.

Et côté sport, le spectacle principal n'est pas là où l'on penserait qu'il serait. 

En fait, très en amont dans le programme, chaque équipe hérite d'un coach qui vient l'aider à déminer les problèmes et recadrer le travail collectif une fois que, passé les tout premiers jours, les groupes ont fait l'expérience de la situation sous-optimale ou contreproductive à laquelle les mène cette sorte de pensée sauvage. En créant les conditions pour aider les acteurs à prendre conscience du problème, le système joue parfaitement son rôle. Crozier et Friedberg dans "L'acteur et le système" : " Cette reconnaissance lucide du caractère blessant de notre monde, du caractère inévitable des relations de pouvoir, ne nous empêche pas toutefois de chercher à les changer". Un angle psychologique qui ne doit pas être sous-estimé et que les particularités de certaines cultures dans lesquelles la prise de parole s'opère dans un cadre plus codifié ou convivial peuvent accentuer.

Ces frictions, ces jeux de pouvoir et d'influence sont, après tout, monnaie courante dans la vie professionnelle : entre métiers, entre branches et groupe, filiales et sièges, management et syndicats, clients et fournisseurs, etc. Elles sont amplifiées ici par un double effet de concentration des expertises dans un contexte managérial et de huis clos psychologique dans un contexte d'indétermination délibérée de la règle du jeu initiale. Une sorte de télé-réalité éducative si l'on veut - et l'une des sessions de coaching ultérieure portant sur un exercice de délibération en situation de survie (le fameux "subartic exercise") sera d'ailleurs filmée.

Bref, entre l'acteur et le système, il y a donc l'équipe. De fait, on prend très vite conscience, et cela ira croissant tout au long des mois suivants, de l'importance décisive de l'équipe dans toute aventure, dans tout projet qui réussit. Rajiv Lal, là-dessus, est très clair : "Plus on progresse dans les organisations, dit-il, et plus le job a à voir avec les réseaux et les gens" (3). Reste à définir ce qu'est une équipe performante.

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(1) On dira : " Encore du franglais !" et on aura raison. Cela dit, je ne trouve pas d'équivalent simple et satisfaisant à cette expression en français. Sans parler de "formation", ni "expérience éducative" ni "expérience pédagogique" ne me semblent couvrir à la fois les dimensions d'apprentissage et d'implication, un peu comme avec la notion de consumer experience dans le domaine du marketing.

(2) On ne dira jamais assez combien les catégories habituelles de la compétence ne disent pas l'essentiel de ce que nous savons et aimons faire. Si on s'amuse à cet exercice de reformulation pour le groupe, la spécialité de Tamir, ce serait de montrer la voie d'un leadership authentique et de préserver la cohésion du groupe en toutes circonstances (son côté "je reviens d'une mission dans le désert") ; celle de Carlos de mettre en place des processus de prises de décision rigoureux (son côté américain converti, puisqu'il est d'origine bolivienne, et peut-être aussi son côté marié à une allemande) ; Makoto, de faire émerger une synthèse praticable entre des systèmes opposés (son côté japonais préparant Meiji II pour sortir du marasme) ; Marc, de proposer les options stratégiques offrant le meilleur équilibre entre performance et prudence (son côté canadien, ils sont un peu conservateurs) ; Padma, de monter des deals financiers compliqués en quelques instants sans machine à calculer et avec le sourire (son côté, "les gars, pendant que vous discutiez, j'ai fini le job") ; Paul-Yvon, de développer des affaires en associant jugement, sens commercial et engagement relationnel (son côté "bon, ce serait pas l'heure de l'apéro là ?"); Pierre, de transformer une discussion en conversation et une foire d'empoigne en réunion efficace (son côté carioca); quant à la mienne, elle serait de remettre sur les rails les machins qui partent de travers et de recréer du mouvement là où ça patauge en faisant travailler les gens ensemble (mon côté aventurier de l'arche perdue) ; accessoirement, d'expliquer simplement des trucs compliqués.

(3) "Réseaux" est à prendre ici au sens américain, positif et proactif, de capacité à bâtir des relations larges et diverses, et je dirais encore plus volontiers : des coalitions, c'est-à-dire des groupes de gens divers, qui n'ont pas nécessairement les mêmes vues ni les mêmes intérêts au départ, mais qui se trouvent réunis autour d'un projet qu'il s'agit de faire passer ensemble le plus efficacement possible d'un point A à un point B.

06/11/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (2) La ligne et le mouvement (la stratégie selon Sinofsky)

La deuxième leçon s'impose assez rapidement. On sent là-dessus non pas un retour en arrière mais une révision, un rééquilibrage par rapport aux excès du "tout stratégique" des décennies précédentes. C'est un vrai message opérationnel qui va traverser nombre d'études de cas - Opel, Black & Decker, Dell, Lincoln Electric, Toyota, BP, Dysney, General Electric pour n'en citer que quelques unes - et revenir avec la même force dans les travaux pratiques qu'il remonte des études de terrain. 

C'est ce qui fait la puissance de la recherche dans ce système - ce que j'ai appelé précédemment la beauté des modèles et qui tient à leur capacité à synthétiser des questions souvent complexes en un schéma opérationnel simple. C'est cette recherche qui permet une théorisation en temps réel des enjeux les plus actuels de la vie des organisations, théorisation que l'effet de réseau, le suivi en ligne et les rendez-vous annuels prémunissent ensuite contre le double risque de l'abstraction et de l'obsolescence.

Pourtant, aussi bien dans sa formulation en anglais que dans sa traduction française, cette recommandation apparaît d'emblée sous un intitulé problématique. On parle en effet de "strategic integrity" - en français, il n'y a pas de piège : "intégrité stratégique", mais cela ne nous avance guère. De quoi s'agit-il ? 

La piste morale (la stratégie de l'entreprise devrait être "intègre") n'est pas complètement absurde dans le contexte des scandales récents, mais ce n'est pas la bonne - on ne voit pas très bien malgré tout, au-delà d'aspects légaux évidents et d'un mauvais blabla corporate, ce qu'elle apporterait à la question stratégique. La piste de la rigueur (il faudrait respecter scrupuleusement la ligne stratégique sans jamais en dévier d'une virgule) peut aussi se défendre. Surtout chez ceux qui envient le sort de l'armée prussienne à la bataille d'Iena.

Il faut en réalité comprendre cette notion d'intégrité au sens premier et le plus simple du terme : celui d'entièreté ou de totalité. Cette approche a été formalisée par Marco Iansiti, le spécialiste des nouvelles technologies de l'Ecole, auteur de "One Strategy", co-signé avec Steven Sinofsky, le président de Windows (en privé, Iansiti, qui a une amitié ancienne et une admiration profonde pour Sinofsky, raconte comment la capacité de structuration et, plus encore, de concentration de son camarade de jeu a fait souffrir chez lui un esprit plus créatif et ouvert à la digression).

Accessoirement, le prof le plus sympathique, le plus engagé et le plus engageant de la Faculty. Le premier cours avec lui (j'avais alors été placé au premier rang entre un Belge énigmatique et une Espagnole prometteuse), j'ai attrappé un torticolis entre ses aller-retour permanents entre le haut de l'amphi et le tableau. Un marathon pédagogique qui donne le tournis, mais qui a le mérite d'embarquer dans le sujet, passionnant en l'occurence, d'un jeune type, Lou Hugues, propulsé directeur général de la filiale allemande d'Opel (General Motors) dans la période de la chute du Mur.

Or, que dit Iansiti ? En gros, qu'il y a dans toute organisation deux stratégies : l'une directive qui vient du haut ; l'autre émergente, liée à ses performances, à ses modes de décision, bref intimement mêlée au corps vivant qu'est l'organisation elle-même. Et dans de nombreux cas ces deux approches s'ajustent mal : il n'y a pas alignement entre la stratégie et l'exécution. D'où un double problème : celui posé par une stratégie mal appliquée ; mais aussi celui que pose un modèle stratégique incapable de s'appuyer sur le potentiel de créativité et d'engagement au sein de la firme.

J'ai passé un peu de temps dans un groupe qui a fait de la communication de la stratégie à l'ensemble de l'organisation la priorité de sa communication interne avec un président qui, quand je lui ai proposé d'inclure (dans son agenda de président) la tournée des sites partout dans le monde sur ce thème, m'a dit "oui" tout de suite. Ça donne des bases pour sentir l'effet d'irrigation et de motivation remarquable que peut susciter un partage de la stratégie avec les équipes.

C'est un point important, mais ce n'est pas le seul. Le sujet ne réside pas simplement dans la complémentarité, somme toute assez évidente lorsque sa nécessité est comprise, entre conception et communication, mais aussi dans le rétablissement d'un lien attentif et structuré entre la stratégie et l'exécution. Le premier sujet est technique : c'est l'application pratique d'une bonne idée sur le terrain ; le second est culturel : il touche à la représentation que le responsable se fait de son rôle.

Or rien ne sert d'élaborer une stratégie brillante si l'on n'est pas capable de mettre l'organisation en situation de la mettre en oeuvre et de l'adapter aux circonstances. Comme dit en substance Peter Drucker, les plans ne sont qu'un ensemble de bonnes intentions, à moins que l'on se mette à y travailler dur. Diriger dans ce contexte, c'est non seulement fixer un cap, communiquer une vision, mais c'est aussi investir une bonne partie de son énergie à fédérer, structurer, intégrer, piloter - bref, à animer. Ce qui est finalement une façon créative et pratique de dépasser une opposition qui me semble toujours un peu stérile entre un leadership qui inspire et un management qui organise.