Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

29/10/2010

Deux ou trois choses apprises à Harvard (1) La différence et la finalité (là où les ponts s'écroulent)

 

Le commentaire a soudain fusé du dernier rang, en haut de l'amphi, au beau milieu d'une étude de cas sur Tesco - un leader mondial de la grande distribution d'origine britannique - de la part de Rajeev, docteur de son état, formé à Edimbourg et Houston, un chercheur au King Faisal Specialist Hospital se préparant à prendre la direction générale de la gestion d'un grand hôpital : "Finalement, lança-t-il, on a un peu l'impression que la plupart des leçons apprises ici sont des leçons de bons sens". Silence. Melissa, une jeune directrice générale experte ès environnement issue de l'industrie chimique, renchérit alors en mettant les frais de scolarité en balance avec le commentaire précédent.

Soudaine hilarité dans la salle, qui peut s'interpréter en partie comme une sorte de relâchement salutaire des tensions, des remises en cause et des apprentissages cumulés au cours des mois précédents. Le directeur du programme, Rajiv Lal, qui anime la discussion rebondit avec humour sur la répartie. Mais l'explosion de bonne humeur retombée, tout le monde sait bien, et le patron des programmes le premier, qu'on vient de toucher un point essentiel.

De quoi s'agit-il ? Les leçons fondamentales se résument souvent à deux ou trois choses assez simples qu'un détour aussi intense que rugueux ne laissait pas présager. Pour moi, quelques mois après le bouclage de ce programme, si je mets de côté ici deux ou trois détails - l'étude intensive d'une centaine d'études de cas, les trouvailles pratiques, une vingtaine d'ouvrages, la puissance de la recherche et, appelons-ça la beauté des modèles -, j'en vois trois.

La première n'a qu'un lointain rapport avec ce que l'on imagine a priori trouver au sein de la première business school du monde. Plus encore, vis-à-vis d'attentes essentiellement centrées sur un approfondissement des disciplines du management, elle relèverait plutôt de la surprise. Elle n'émerge et ne se développe d'ailleurs que dans le tout dernier quart du programme quand, après des étapes plus techniques, vient le temps des choses sérieuses. Il y a, au passage, une puissance pédagogique de la mécanique inductive que manque une Europe qui, en suivant Descartes, aurait oublié Socrate. Cette première leçon, qui aurait pu être hégélienne aussi bien, est formulée de la façon la plus claire au cours du séminaire par Richard J. Leider.

A côté de lui, son acolyte, Ed Rapp, le patron des finances de Caterpillar, censé témoigner de la portée pratique de la démarche, ne fera pas illusion longtemps, dans la deuxième phase de la session, avec son exercice grotesque de stratégie appliquée à la vie personnelle et familiale - une caricature de la culture du process et, pour un type qui revendique pourtant sa foi, d'une religiosité sans âme. A la fin de son topo, Borzou, un architecte passé à Wall Street, le plante d'une question en cinq mots : "Quelle est la part de la spontanéité dans votre système ?", qui est une question juste parce qu'elle souligne combien, dans cette approche, la mécanique a évacué la vie. Et il a raison. Ici, c'est une corrida : le type qui veut jouer ferait mieux d'aller jouer ailleurs. Policé, mais brutal.

Leider : un petit vieux qui ne paie pas de mine. Un type de Saint-Paul, Minnesota. Un bled du Midwest, à l'ouest de Chicago. Là où les ponts s'écroulent. Accessoirement, un des coachs les plus réputés au monde, qui passe chaque année un ou deux mois en Afrique, en Tanzanie, chez les Hadzas. Pour un peu, on bavarderait entre voisins en attendant le vrai prof. Sauf que quand il commence à parler, il faut faire silence, comme dirait Rilke. Fini de rigoler - au choix, avec le marketing, la stratégie, la finance, la communication, les questions d'organisation ou le pilotage du changement. Dans les études de cas, la parole fuse de partout. Là ? Rien. Tout le monde comprend qu'on va passer à autre chose. Mais quoi ?

L'Amérique, l'Afrique : rien de plus éloigné. L'intérêt vient justement de la déflagration née du rapprochement improbable entre la folie de l'abondance et une maigreur ou un dénuement qui donne soudain une épaisseur existentielle. D'instinct, je sens la portée du cheminement. Je le sens depuis qu'un dimanche gris et pluvieux, jeune cadre expatrié parti en courant du Quai d'Orsay à l'autre bout du monde pour le compte d'une compagnie minière, je suis allé, seul, représentant tout désigné du capitalisme colonial, à la rencontre d'une bande de chefs coutumiers kanaks, passablement échauffés par une histoire de massifs miniers qui dégénérait, au beau milieu d'une tribu hostile. Aucun appui. Pas de subterfuge possible. Rien. De loin, une diplomatie de hussard sans le sabre, pour un peu, ça ressemblerait d'assez près à un suicide.

Je ne dis pas qu'en se retrouvant pour de bon au milieu de l'arène, on n'est pas tenté par un : "Ah désolé, j'ai oublié un truc important, je reviens" en ajoutant un : "Je fais vite" qui signale davantage l'envie de décamper que celle de revenir. Impossible de toutes façons de rebrousser chemin. Pas d'échappatoire. Visages fermés, silence pesant. J'attends qu'on me fasse signe d'approcher et de rejoindre la table dressée sous une case ouverte au beau milieu de la tribu. A plusieurs dizaines de mètres, les gens de la tribu observent, en lisière. Un peu plus loin, des types guettent, planqués dans les arbres.

Des menaces de mort fusent même, à un endroit où, quelques années plus tôt comme quelques années plus tard aussi d'ailleurs, on a sorti les flingots et des gens sont tombés. Ici, c'est un peu l'oeil du cyclone de l'insurrection. Mais, au fond, je n'y crois pas. D'abord parce que ce n'est pas crédible : mes interlocuteurs savent très bien jouer sur les peurs issues de l'imaginaire colonial. Ça ne coûte rien d'essayer. Ensuite, parce que le type qui se pointe seul au milieu d'une tribu hostile, soit il est cinglé soit il a un truc à dire et, si on retient la seconde hypothèse, dans une culture de la parole et du respect, ça compte. Et puis enfin, parce que ce n'est pas le sujet.

Le sujet, c'est moins une explication improbable entre adversaires qu'une rencontre, qui me paraît possible, entre hommes. A ce moment-là, je me contrefous de l'industrie minière, comme je me contrefous du droit coutumier, des Indépendantistes et des Loyalistes avec. Ces types sont plus intelligents et, politiquement, plus subtils que moi. Mon avantage, c'est que je le sais et que je suis seul. On peut toujours dézinguer un malheureux à une centaine de supporters, mais on n'est pas chez les hooligans ou les sauvages ici. On est dans l'un des derniers ilôts de civilisation au monde et le comprendre fait une différence assez nette entre le canadien anglophone old English style qui prend les leaders indépendatistes pour des imbéciles et un type dont l'éducation politique s'est faite aussi autour de la figure de Tjibaou.

L'idée de Leider, c'est qu'on peut très bien vivre sans véritable but ou alors en endossant les buts que des conventions puissantes se chargent de fixer pour nous en nous laissant, entre les petites secousses ordinaires des vicissitudes de l'ambition et du bonheur, le terrain de jeu rétréci des existences qui finissent en fanfare - et à la fosse commune, comme tout le monde. Mais trouver sa voie, ou finir par trouver sa voie, fait une différence. We educate leaders who make a difference in the world. C'est le slogan de l'Ecole et ça fait toujours bien, le type qui, en guise d'intitulé de poste, explique sobrement qu'il se voit bien en leader faisant une différence dans les affaires du monde. Evidemment, le premier réflexe qui vient à l'esprit dans un cas pareil dirait l'un de mes anciens présidents, qui ne s'en est d'ailleurs pas privé, ce serait de lui mettre les mains dans le cambouis de la première bourgade venue, histoire de s'assurer qu'il a bien compris, en fait de différence, celle qui sépare le monde en question de Saint-Hilaire-la-Palud.

Mais pas plus que la géographie ne fait une direction, le bricolage ne fait un projet. "Rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion", c'est-à-dire au fond, sans travail. A "La raison dans l'Histoire" répond ici la morale de Leider. La surprise du chef, avec lui, c'est qu'on comprend soudain qu'on ne va pas pouvoir vraiment tricher avec ça - poursuivre un but véritable, faire parler si possible moins la poudre que sa différence, accomplir quelque chose - et que cette affaire, solitaire dans une large mesure, a aussi à voir avec la rencontre. Ce n'est pas qu'il faille tout faire en caravane, ou alors en laissant parfois les chiens aboyer - il y a même un certain nombre de cas où c'est l'option la plus recommandable. Mais, dit autrement, quand on sent vraiment un truc, il faut le faire. Avec les autres, autant que possible.

02/10/2010

NGO's (2) Le management à la godille

 

Pour saillante et sensible qu'elle apparaisse en période de crise, la question du développement du secteur non lucratif n'est, me semble-t-il, que l'expression d'un problème de management de portée plus générale. Dans les fondations, les fédérations, les associations, le management pêche pour plusieurs raisons.

Il faut d'abord reconnaître la difficulté - réelle - de faire fonctionner des groupes sans pouvoir de contrainte et d'incitation ou avec des moyens limités. L'absence de pouvoir de contrainte ne devrait pas constituer un obstacle dans l'absolu. En théorie, l'intérêt intrinsèque de la cause, le leadership normalement attendu des responsables et un brin d'attention à l'ambiance d'ensemble devraient en effet suffire à motiver les troupes. Dans la réalité, la conception souvent aussi généreuse dans les intentions que peu rigoureuse dans la pratique du bénévolat rend l'exercice délicat. Un contrat social sans contraintes n'est pas plus facile à imaginer (sauf peut-être dans les écrits des anthropologues hostiles à la raison d'Etat moderne) qu'à mettre en oeuvre.

Nombre de NGO's disposent toutefois d'un personnel salarié, tantôt modestement comme dans le secteur éducatif, tantôt plus généreusement comme dans l'industrie, ce qui rend la dialectique passion/discipline propre au bénévolat pour le coup inopérante. Notons au passage qu'en lien avec la problématique du développement et sous l'angle des ressources humaines, la capacité à s'attacher les services de gens plus qualifiés et expérimentés, donc plus chers, est aussi un point clé généralement sous-estimé du développement des NGO's. Ce développement ne s'obtient pas pas un mélange de magie et de bricolage : il est le résultat d'un investissement. Il n'empêche que l'extension du salariat au secteur non lucratif fait ainsi apparaître en creux une réalité plus triviale : le management de la plupart de ces entités représente en lui-même un point critique.

Cela met d'abord en cause le système de sélection ou de compétence. Dans l'entreprise, ce n'est pas tant qu'un dirigeant nul est viré (il est vrai qu'on en éjecte aussi de bons pour de mauvaises raisons), c'est qu'un élément nul peut difficilement espérer devenir dirigeant, sauf peut-être dans le secteur public où l'on raisonne parfois encore davantage en termes de statut que de compétence. Sauf scandale majeur, le secteur non lucratif est donc généralement plus tolérant. En quoi le mode de sélection s'y apparente à celui majoritairement en vigueur au sein des appareils politiques, soit la promotion par la médiocrité sous ses nombreuses variantes : démagogie, idéologie, alliances, services, loyauté, recasage, etc. De délicats équilibres politiques au niveau des conseils d'administration peuvent aussi conduire à des compromis par défaut. Et l'on voit parfois des gens nommés à ces fonctions soit parce qu'ils deviennent un problème pour leur entité d'origine soit parce qu'ils y sont en situation de transition vers autre chose. Ce qui, en général, finit par se voir.

Il y a ensuite un problème de culture ou de méthodologie. Faiblement dirigées, que ce soit au niveau de leur conseil d'administration, de leur leader ou de leur équipe de management, un certain nombre de ces entités naviguent à vue. La stratégie y est perçue le plus souvent comme un luxe, au fond, inutile ou bien elle se résume à une documentation aussi joliment présentée qu'intellectuellement confuse. A l'inverse, les entités les plus soumises à la pression de leurs actionnaires sont capables de changer de stratégie tous les trimestres ce qui, à tout prendre, représente une situation pire encore dans laquelle l'illusion des présentations et les vicissitudes de la politique triomphent des exigences du bon sens et des vertus de l'action. Dans un tel contexte, la capacité à animer un projet avec les qualités requises - clarté de la communication, soutien aux équipes, suivi des actions - oscille alors le plus souvent entre inexistence et approximations.

Si l'on applique à ces situations la grille d'analyse - les fameux "7 S" - de Peters & Philips : structure, strategy, systems, skills, staff, shared values, style, reste alors la question du style. Pour quelques bons exemples de proximité et d'exemplarité, combien de styles de management marqués par un mélange de suffisance et d'insuffisance ? Faible constance, absence de réactivité, généralités inopérantes, amateurisme, désordre... La liste de ces insuffisances serait longue. La plupart du temps, l'absence de pilotage réel dénote en réalité l'absence d'un leader ou d'une équipe de direction à la hauteur de la tâche.

On l'aura compris : au-delà d'un petit nombre d'exemples remarquables et de quelques honnêtes réussites, de larges pans du secteur non lucratif apparaissent en déshérence. Son utilité sociale évidente comme son potentiel de mobilisation rendent pourtant cette situation aussi choquante qu'inacceptable. Ils doivent conduire les conseils d'administration, les instances de conseil mais aussi les populations concernées et les donateurs à jouer pleinement leur rôle de sanction, d'orientation, de critique et de contrôle pour faire en sorte que l'objet social de ces associations retrouve sa portée et sa force et que leur action renoue avec le sens des responsabilités et de l'efficacité sans lequel leur légitimité ne saurait être établie.

Il est hors de portée pour la plupart d'entre nous de changer le monde. Il est en revanche possible et nécessaire de mettre les instances associatives dans lesquelles nous sommes impliqués en situation d'accomplir de réels progrès pour les communautés qu'elles représentent.