22/11/2009
L'intelligence selon Gardner
Howard Gardner est professeur de sciences cognitives et de pédagogie à Harvard et spécialiste international reconnu de ces questions à travers notamment sa théorie des intelligences multiples. Il dirige le projet "Harvard Zero", un ensemble de recherches visant à approfondir la compréhension et à améliorer les modes d'apprentissage, de réflexion et de créativité aussi bien dans les arts et les humanités que dans les disciplines scientifiques.
Il est l'auteur, chez Odile Jacob, d'un petit essai stimulant intitulé : Les 5 formes d'intelligence pour affronter l'avenir. Un sujet sur lequel, au milieu de l'aimable bricolage contemporain qui gouverne tant la profusion des savoirs que le désordre des pédagogies, la remise en ordre s'impose autant que la remise en perspective.
Il y a d'abord, nous dit Gardner, l'esprit discipliné, qui suppose la maîtrise d'au moins une manière de réfléchir, un mode non pas seulement de connaissance mais aussi de réflexion caractérisant une discipline intellectuelle ou un métier. Il faut au moins dix ans pour accéder à ce niveau de maîtrise, et cela ne va pas sans rechercher en continu les moyens d'améliorer ses compétences et sa compréhension. "S'il ne possède pas au moins une discipline, souligne l'auteur, l'individu sera forcément réduit à se plier aux exigences d'un autre". Bref, la discipline, c'est la liberté.
Vient ensuite l'esprit synthétique. Il s'agit de collecter, comprendre et évaluer des informations à différentes sources et d'être capable de les présenter d'une façon qui fait sens pour soi et les autres. Une forme d'intelligence d'autant plus cruciale que tant la masse que les sources d'informations disponibles croissent à une vitesse vertigineuse.
Troisième forme d'intelligence : l'esprit créatif. L'objectif est ici d'innover, d'avancer de nouvelles idées, de poser des questions inhabituelles, d'inventer de nouveaux modes de pensée et d'arriver, si possible, à des réponses inattendues, qui peuvent déboucher sur des concepts innovants ou des produits d'avant-guarde.
Discipline, synthèse, créativité ne suffisent pas. Il est aussi nécessaire selon Gardner de développer, au-delà "de sa coquille ou des limites de son territoire", un esprit respectueux capable de repérer et d'accueillir les différences entre les individus et les groupes, de s'efforcer de comprendre l'autre et de chercher à collaborer efficacement avec lui.
Plus encore, une cinquième forme d'intelligence s'impose : il s'agit de l'esprit éthique, ouvrant à une réflexion sur la nature de son travail et aux besoins et désirs de la société dans laquelle on vit. Un domaine qui relève davantage cette fois d'un mode d'action désintéressé capable de s'impliquer et d'apporter une contribution au bien commun.
"Ces cinq esprits sont ceux qui jouent un rôle de premier plan dans le monde actuel, dit Gardner au terme de sa recherche, et qui auront encore plus d'importance demain". On peut en discuter. Il y avait aussi, nous dit l'auteur, l'esprit technologique et l'esprit numérique, le mercantile et le démocratique, l'esprit nuancé et l'esprit émotionnel, le stratégique et le spirituel... Mais pas plus qu'une typologie exhaustive ne fait une théorie stimulante, un détail ne fait une perspective ni une dissection un projet.
Comprendre, c'est changer et changer, c'est agir. C'est bien là l'intérêt d'une démarche qui combine focalisation et ouverture, connaissance et réflexion, analyse et mouvement, mais aussi savoir et morale selon une perspective qui donne des clés à chacun pour progresser et devenir à la fois plus intelligent et plus efficace, plus utile et plus épanoui, dans une approche dépoussiérée qui valorise moins le cumul des titres que l'éveil des curiosités. Après tout, n'est-ce pas seulement une fois ses études terminées que l'on commence son véritable apprentissage ?
L'approche proposée par Gardner se définit ainsi davantage par son mouvement que par son héritage. L'on pourrait dire de même qu'il en va des acquis pédagogiques comme des acquis sociaux : ils valent le temps que durent les mondes anciens, nous laissant aussi acrimonieux qu'impuissants au milieu du désastre si nous n'avons pas su échafauder autre chose que la collection de fadaises qui nous tient ordinairement lieu de pensée. En ce sens, le monde n'est pas un champ de massacres lointain : il est, selon la belle expression d'Hannah Arendt, une oeuvre de nos mains et c'est en quoi il est aussi urgent d'y investir des neurones que des fonds et de mettre si possible, à cette affaire, un peu de coeur à l'ouvrage.
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(1) Un projet qui n'est pas sans faire écho à "l'Oxford Muse Foundation" développé à l'initiative de Theodore Zeldin, qui fut une brillante incarnation, au sein de la Commission pour la libération de la croissance française, d'une prise en compte en profondeur de la culture comme paramètre clé du changement.
23:47 Publié dans Innovation | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : intelligence, éducation, culture, harvard, créativité, gardner, zeldin
20/11/2009
L'art de la jauge (4) Jogging ou basket ?
On l'aura compris, il n'y a pas de bons ni de mauvais patrons : il y en a rarement d'exécrables, il y en a plus souvent de très bons et puis - le monde de l'entreprise ne fait pas exception à la vie ordinaire -, il y entre les deux toute une combinaison possible de qualités et de défauts, de talents et de points faibles qui fait l'essentiel de l'affaire.
La façon dont on définit le défaut peut aussi déterminer une partie du talent. Les Anglo-Saxons l'ont bien compris qui parlent, non de points faibles, mais de "areas for improvement" (domaines d'amélioration). Managérialement correct ? Sans doute, mais c'est aussi psychologiquement juste. Il y a, de fait, une différence non négligeable entre un responsable qui vit sur ses acquis et un autre qui cherche à progresser.
Nombre d'entre eux se sont d'ailleurs engagés dans les démarches dites "360 degrés" qui permettent de s'évaluer à travers les perceptions de son entourage professionnel - pairs et collaborateurs. Le talent du chef, ce n'est pas de savoir tout faire, c'est de savoir s'entourer de compétences complémentaires et de mettre l'attelage au travail et la partition en musique pour aboutir à un résultat aussi efficace (et, ajouterait le communiquant : audible) que possible.
Pour le collaborateur, cette différence entre le chef qui sait tout et celui qui apprend encore n'est pas seulement de principe : elle est aussi de dynamique dans la mesure où elle transmet, au-delà des savoirs, une attitude en mouvement. Le point d'arrivée, ce n'est pas l'aboutissement du projet en cours, le prochain entretien d'évaluation ou la promotion qui suit : c'est l'apprentissage continu du mouvement et, plus encore, de la transformation à l'oeuvre.
Il y a à cela une nuance et une conséquence.
La nuance, c'est que le progrès continu n'est pas la remise en cause permanente. Il y a un temps pour s'arrêter et remettre les choses à plat, un temps pour avancer et les remettre en perspective. Il n'y a rien de plus vain et inefficace à cet égard que de multiplier les réflexions et les plans, qui commencent en fanfare et finissent sur la comète. Leur addition confuse signale seulement la faiblesse de départ ou, diraient les Chinois, son insuffisante plasticité. Le bon patron n'est ni un intellectuel ni un psychologue : c'est un homme d'action dont les équipes attendent (sauf peut-être en Suède où il faut débattre de tout, y compris des orientations du chef) qu'il dirige l'organisation, c'est-à-dire oriente, rassemble, arbitre, aide et évalue.
La conséquence, c'est que le collaborateur doit se mettre lui-même en position de progresser au premier chef, non seulement pour lui-même, mais aussi parce que, s'il devient bon dans son domaine - ce qui, même avec du talent, prend toujours un peu de temps -, il peut aussi contribuer à faire progresser son responsable. Selon les personnalités et les contextes culturels, c'est plus ou moins difficile. Mais c'est faisable, et cela fait même une ambition honnête.
Si bien que le vrai sujet, ce n'est pas plus le chef que le collaborateur - et d'autant moins qu'on est le plus souvent à la fois collaborateur de l'un et chef d'un autre : c'est la capacité de l'un et de l'autre à faire d'une diversité de talents et de défauts une entité plus intelligente et efficace ensemble que ne le sont chacun de ses éléments séparément - en un mot, de faire équipe. On a tort à cet égard de faire du sport une pure hygiène individuelle : c'est une oeuvre sociale. Obama ne fait pas du jogging, il joue au basket.
23:56 Publié dans Leadership, Management, Ressources humaines | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : management, ressources humaines, leadership