23/12/2007
La société contre l'Etat (entretien n°6/8 avec Jonathan Rauch à la Brookings)
Jonathan et les pouvoirs
Résident de la Brookings Institution, Jonathan Rauch est journaliste (National Journal, Atlantic Monthly) et essayiste, spécialiste de la politique intérieure américaine. Il est notamment l’auteur de : « Government’s End : Why Washington Stopped Working ». Jonathan est aussi un militant engagé de la cause homosexuelle.
Quant à la Brookings Institution, elle est le plus ancien think tank américain (1916) et l’un des principaux think tanks démocrates bien que souvent considérée comme centriste ; elle compte aussi des conservateurs dans ses rangs. Dirigée par Steve Talbott, un ancien de l’administration Cliton, elle se focalise sur les politiques publiques en matière institutionnelle, socio-économique et internationale.
Une confiance en déclin
La confiance des Américains dans le gouvernement fédéral a complètement basculé entre les années 60 et la décennie 80. En 1965, les ¾ des Américains déclaraient avoir confiance en leur gouvernement pour résoudre les problèmes. Au début des années 80, le rapport s’inverse : seuls 25 % des personnes interrogées déclarent continuer à faire confiance au gouvernement, majoritairement perçu comme une instance de suppression plutôt que de résolution des problèmes.
En fait, entre les années 80 et 2000, le pays n’a connu que 3 grandes vagues de réforme.
Reagan sur la scène : primat de l’image sur le réel
La première vague a été conduite sous Ronald Reagan, qui s’est appuyé pour ce faire sur un homme clé : David Stockman. Reagan a certes laissé l’image d’un communiquant efficace : on se souvient notamment du moment où, à la télévision, il s’était saisi du très épais projet de budget qu’on lui demandait de signer en bloc en expliquant, gestes à l’appui, qu’il n’accepterait de signer qu’un document beaucoup moins épais mais beaucoup plus clair et qu’il ne signerait, en tout état de cause, le projet de budget qu’après avoir soigneusement passé en revue les programmes les uns après les autres.
Mais, contrairement aux idées reçues sur le sujet et à l’expérience qui fut menée dans le même temps par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, l’expérience a donné, en réalité, peu de résultats concrets. Seuls quelques programmes symboliques ou très anciens ont en effet été alors supprimés.
Bill, Hilary et les ennuis
La deuxième vague est intervenue au début de la présidence Clinton en 1993. L’objectif majeur fut alors de faire évoluer l’administration plutôt que de la réduire. La logique des monopoles publics a ainsi peu à peu laissé la place à une compétition ouvrant à l’usager le choix entre plusieurs offres. Des avancées ont été réalisées, mais la réforme s’est aussi heurtée à la difficulté de réduire l’importance de l’administration. Simultanément, la tentative d’Hilary Clinton de réformer le financement du système de santé s’est soldée par un complet fiasco.
Le « Contract With America » de Gingrich
La troisième vague a commencé juste après avec le « Contract with America » lancé par Newt Gingrich, d’ailleurs avec le conseil du Dr Luntz, qui permit aux Républicains de revenir au pouvoir (pm. L’expression a été caricaturée par Clinton sur le mode mafieux en substituant « on » à « with »). Gingrich voulait alors aller plus loin que Stockman et entama avec le Président un bras de fer sur la mise en œuvre d’un important programme de suppression d’agences gouvernementales. Un bras de fer qu’il finit par perdre après avoir tenté un coup de force en essayant de faire passer Clinton pour responsable aux yeux de l’opinion de la fermeture des agences gouvernementales qu’il avait ordonnée pour protester contre le refus du Président de signer ses projets de lois.
Globalement, les réformes qui ont été tentées au cours de cette période se sont donc plutôt soldées par des échecs. Trois exceptions notables sont cependant à mentionner : la réforme des retraites en 1983 du fait d’une situation de crise financière ; la réforme des impôts en 1986, les Démocrates s’associant alors au nettoyage d’un système devenu opaque et complexe, réclamé par l’opinion ; la réforme de la lutte contre la pauvreté en 1995 enfin, qui s’est traduite par moins d’assistance et plus d’emplois.
L’heure du « compassionate conservatism »
Aparaissant sur la scène en 1999, Bush tire les leçons de ces échecs répétés des tentatives de réformes : ce sera l’heure du « compassionate conservatism ». Il se concentre alors sur quelques sujets populaires en baissant les impôts et en augmentant le rôle du gouvernement et les subventions à divers secteurs d’activité.
Sorti de ces sujets faciles, les autres actions sont elles aussi marquées par des échecs ou demi-échecs. Ainsi de la réforme du programme Medicare, dédié à la santé des personnes âgées, qui ne modifia le système qu’à la marge, de la tentative de réforme des retraites début 2005 ou, plus récemment, des projets de réforme de l’immigration qui s’est traduit non seulement par un échec, mais aussi par de profondes divisions.
Seule exception, de nouveau : l’éducation avec « No Child Left Behind ». Cette loi est d’ailleurs intervenue au début du premier mandat de Bush, lorsque le nouveau Président se montrait encore ouvert à travailler avec les Démocrates. 9/11, puis la guerre en Irak ont ensuite complètement changé la donne et radicalisé l’opposition idéologique.
Petits blocages entre ennemis
En réalité, toute réforme d’ampleur est polémique par essence dans la mesure où elle touche à des intérêts établis prêts à se défendre. De ce point de vue, on peut rapprocher la rue en France de la minorité institutionnelle aux Etats-Unis : chacune, avec ses moyens propres, a le pouvoir de bloquer les réformes (là-dessus, l’école du «public choice » a dit des choses qui restent pertinentes à beaucoup d’égard pour éclairer le comportement des acteurs institutionnels). Et rien n’est en effet possible, dans ce contexte, sans un minimum d’accord bi-partisan.
Au total, d’un point de vue pratique, le système socio-institutionnel américain ne paraît guère capable d’intégrer plus d’une réforme majeure tous les dix ans, période nécessaire pour laisser le temps au système de digérer le changement introduit – deux, lorsque les circonstances sont exceptionnellement favorables.
Toute tentative de modifier l’équilibre du système se heurte ainsi à une résistance intense des opposants, ce qui oblige à étayer toute action d’ampleur par un sérieux élargissement des soutiens possibles. Beaucoup de facteurs sont en réalité requis pour avancer parmi lesquels, outre une coopération entre les partis, l’appui des organisations concernées, des moyens financiers et un fort leadership du Président.
L’exception incrémentale
Faute de pouvoir réunir ces ingrédients, le changement ne peut être que modeste et progressif. Cette approche est d’ailleurs intéressante sur le plan de l’action (voir les analyses de… Michel Rocard sur le sujet à la fin des années 80) ; la difficulté est qu’elle est invendable politiquement pour gagner une élection du fait de sa posture modeste et laborieuse, aux antipodes des exigences imposées tant par le fonctionnement des medias que par la mécanique politique. Ce type de réforme, dans le cadre de laquelle rentre dans une large mesure la modernisation de l’administration engagée sous Clinton dans les années 90, reste donc assez rare.
Il s’agirait ainsi d’un « sticky system » dans lequel il est beaucoup plus facile de créer des services, des subventions ou des avantages supplémentaires que d’en supprimer – tout nouveau service créé, en créant simultanément une clientèle, s’installant lui aussi dans la durée. De la même façon que l’on a parlé « d’eurosclerosis » pour l’Europe à la fin des années 70, Rauch évoque aujourd’hui une « demosclerosis » du pays, 95 % du système visant selon lui au statu quo.
Changer, pour quoi faire ?
Ce qui se révèle au total, c’est une opposition systémique très forte entre un système politique tendant à l’immobilisme et une société dynamique et innovante. Et c’est ce dynamisme à l’œuvre dans la société et l’économie qui permet dans une large mesure de contourner les obstacles institutionnels tandis que l’opinion semble, quant à elle, être passée en deux décennies de la colère à la résignation.
Traduction para-institutionnelle : en cinquante ans, notamment entre 1945 et 1995, le nombre des lobbies de toute nature a complètement explosé aux Etats-Unis, explosion qui révèle l’âpreté d’une sorte de combat pour la rente. Et qui atteste que les systèmes institutionnels ont souvent moins vocation, voire intérêt, au changement qu’à la continuité.
23:05 Publié dans Institut Montaigne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Institut Montaigne, communication, réformes, lobbying, politique, Etats-Unis, changement
22/12/2007
Who You Gonna Believe, Me Or Your Lying Eyes ? (entretien n°5/8 avec Nancy Mathis)
De Kennedy à Clinton
Nancy Mathis est la présidente de First Take Communications, un cabinet spécialisé dans le conseil en interventions médiatiques. Nancy a notamment été journaliste dans la presse, à la radio puis à la télévision notamment sur CBS. Puis elle a fait ses classes en communication politique avec Joe Kennedy (le fils de Bobby), alors Représentant démocrate du Massachusetts, ainsi que pour un comité sur les questions bancaires à la Chambre des Représentants. Elle a, par la suite, travaillé pendant cinq ans avec l’équipe Clinton comme directeur de la communication d’un programme relatif à l’apprentissage pour l’ensemble des Etats-Unis.
No Child Left Behind
Toute réforme aux Etats-Unis se situe au milieu du triangle « politics, policy and press » dont il faut gérer les pôles et les interactions en permanence. Bien qu’élaborée et suivie sur une base bi-partisane, la réforme « No Child Left Behind » dans la domaine de l'éducation n’a pas échappé à la règle.
Les désaccords, notamment sur la question des moyens affectés à la réforme, entre les Etats et le Gouvernement fédéral ont conduit à de premières interpellations, puis à de larges critiques exprimées dans les medias qui ont, pour le coup, semé la confusion sur le sujet en donnant lieu à une véritable « guerre médiatique ».
Celle-ci a du coup crée un sentiment de demi-réussite (pour les Républicains) ou de demi-échec (pour les Démocrates). Beaucoup des publications récentes de l’American Enterprise Institution tentent d’ailleurs de réhabiliter la réforme. Nancy résume l’état de la question d’une formule : « Good tenet, poorly implemented ».
Le cas des subprimes
La crise actuelle des subprimes, dont beaucoup de spécialistes du monde bancaire et financier s’accordent à penser qu’elle s’aggravera dans des proportions significatives au cours des prochains mois, donne simultanément à voir une sorte d’optimisme de façade à l’œuvre aussi bien dans le monde politique que dans les grands medias. Bien sûr, l’objectif de ne pas effrayer les marchés, qui aurait un effet en retour encore plus dévastateur, est central dans l’affaire.
Objectivement, si l’on suit l’idée du rôle déclencheur que peut avoir une situation de crise dans toute réforme, ce contexte devrait cependant pouvoir se traduire par l’amorce d’une posture différente de la part des autorités fédérales (sans préjuger de la suite de la crise mais en raisonnant en termes de potentiel, y compris en ayant présent à l’esprit la crise parallèle du système de retraite et de santé, on peut, à la limite, être tenté d’établir une comparaison avec les années 30). Mais l’idéologie du «free market » est tellement prégnante dans les institutions et les esprits ici qu’elle empêche toute ouverture de cette nature.
Le fait surprenant reste bien l’omniprésence, fragile mais très large, de cet optimisme de façade. On pense à ce propos à la formule bien connue pour illustrer la puissance de certains discours semant le doute face à des aspects pourtant tangibles de la réalité : « Who You Gonna Believe, Me Or Your Lying Eyes ? »…
« Grasstops » et « grassroots » politics
Toute stratégie de communication, sur un sujet sensible de réforme, commence naturellement ici par une étude en profondeur de l’opinion s’appuyant sur les sondages et des focus groups qui sont aujourd’hui la norme absolue, quel que soit le sujet à traîter, pour fixer l’image de départ, le rapport des forces et les marges de manœuvre. Souvent, l’attention se porte sur, disons, les 40 % de gens au milieu du débat qui n’ont pas au départ d’avis très tranché sur le sujet.
C’est à partir de cette photographie de départ (« baseline poll ») que se déploient les stratégies dites de « grasstops politics » qui visent à toucher directement les décideurs. Ces approches sont complétées de stratégies de « grassroots politics » qui, elles, cherchent à mobiliser l’opinion et d’abord sur le terrain local. On s’appuie, pour ce faire, sur des groupes intermédiaires, par exemple des associations représentatives du domaine concerné, pour faire remonter, dans les medias, les messages du terrain qui sapent la légitimité de Washington à réformer.
Cette association du pouvoir politique et des pouvoirs intermédiaires qui permet de mobiliser en masse le moment venu est encore puissante par exemple dans le lien qui unit les Démocrates et les grands syndicats, notamment autour de la personne de John Edwards. Même s’il est vrai que le démantèlement du système des retraites, et d’abord au sein des grandes compagnies qui ne pouvaient plus en assumer le coût (multiplié par quatre en une vingtaine d’années), a fortement affaibli les grands syndicats américains.
Le cas de la NRL
La NRL en particulier excelle dans l’art de la « grassroots politics ». Elle s’appuie d’abord sur le sentiment, culturellement très puissant, de la liberté individuelle garantie en l’occurrence par le second amendement, qui pose le droit à porter une arme à feu. Surtout, elle sait entretenir la confusion sur la question. Le doute : il est de notoriété publique, depuis « An Inconvenient Truth », qu’il s’agit là d’un des premiers ressorts de toute stratégie de déstabilisation de la part des grands lobbies (on s’en souvient, Al Gore fait, dans ce film, référence à celui du tabac).
Au lieu de se placer sur le terrain des tueries mettant en cause les fusils d’assaut, le puissant lobby laisse entendre que ce sont les droits des chasseurs, notamment dans le Sud, qui seraient menacés. « Washington ne vous aime pas ! », explique-t-il en substance, "l’Etat fédéral veut remettre en cause votre mode de vie !".
Tous les moyens de communication sont alors bons pour mobiliser la cible : newsletters, mailings, réunions, mobilisation des membres de l’association en prenant régulièrement soin de leur laisser entendre que leurs pratiques seraient menacées par les projets fédéraux.
Témoin vs expert
Mais le plus important en matière de mobilisation à fort impact médiatique reste encore l’utilisation du témoignage direct : le bon chasseur qui semble injustement pénalisé, le parent d’une victime qui légitime aux yeux de tous le droit de se défendre, etc. L’essentiel de la stratégie ici consiste à ne jamais se laisser embarquer sur le terrain de l’argumentation rationnelle, mais de rester sur celui, émotionnel, et donc à beaucoup plus fort impact, du témoignage en lui-même absolu et non négociable.
« C’est ma vérité, j’en témoigne concrètement devant vous, dans ma vie ou mon malheur et cela, vous le voyez bien, vaut bien plus que toutes les arguties » pourrait-on résumer. Redoutablement efficace. Surtout quand cette stratégie s’accompagne après cela d’une communication vers les élus légitimant le message par la sensibilité du sujet dans l’opinion.
L’art du deal
Sur l’ensemble de ces sujets, les communiquants sont bel et bien aux avant-postes aujourd’hui : le moindre dossier un peu sensible permet d’associer au minimum un spécialiste du lobbying local et/ou national, un expert en études d’opinion, un conseiller medias et plusieurs porte-parole connectés à des groupes d’intérêt. Dans de nombreux cas, le déploiement de ces stratégies aboutit à des deals souvent passés au sein d’alliances contre nature. Par exemple, si l’implantation de jeux d’argent dans un Etat donné suscite l’opposition des communautés religieuses locales, une négociation s’ouvre assez facilement pour, en échange de la neutralité des porte-paroles de la communauté dans les medias, apporter des fonds qui pourront être utilisés à des investissements dans l’éducation.
Et vogue le navire
Un autre exemple d’actualité en cours concerne les activités nautiques. Face à un projet de loi à finalité écologique à l’étude pour créer un permis de navigation, dont le coût est élevé, les lobbies se mobilisent. Ils font valoir que l’industrie nautique américaine reste une des rares industries prospères du pays, que les embarcations particulières ne sont pas les gros navires, que l’activité contribue au respect de l’environnement autour par exemple des activités de pêche (en Floride et en Arizona notamment) mieux que ne saurait l’imposer une loi fédérale. Tout cela avec constance, une grande cohérence et une efficacité telle auprès de l’opinion et des autorités que Washington finit par renoncer.
Il s’agit là d’un point essentiel, manifeste dans le cas des retraites : la communication publique, aux Etats-Unis, sert beaucoup plus à faire échouer les projets qu’à faire avancer les réformes…
19:59 Publié dans Institut Montaigne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Institut Montaigne, communication, réforme, lobbying, politique, subprime
21/12/2007
L'Amérique contre la réforme ? (entretien n°4/8 avec Norman Ornstein à l'American Enterprise)
Je poursuis ici le compte rendu de mes entretiens à Washington DC sur le thème : "Communiquer la réforme".
Une star de l'American Enterprise Institute
Norman Ornstein est un des commentateurs les plus réputés de la vie politique américaine. Il est notamment membre de l’American Enterprise Institute for Public Policy Research (AEI), un des principaux think tanks conservateurs. L’AEI promeut, sans surprise, des valeurs de référence telles qu’un gouvernement restreint, l’entreprise privée, la liberté individuelle, la responsabilité politique, etc. Avec environ 175 personnes sur Washington DC, il est structuré en trois pôles principaux : politiques économiques, questions politiques et sociales, affaires étrangères et défense. Il sert à l’occasion de vivier ou d’accueil pour le camp républicain.
Spécialiste des questions politiques intérieures et notamment du Congrès et des élections, Norman Ornstein est aussi analyste politique pour CBS et contribue régulièrement au Roll Call. Il collabore plus occasionnellement avec d’autres journaux et revues tels que le New York Times, le Washington Post, WSJ ou encore Foreign Affairs. Ornstein a également été l’un des artisans de la réforme MacCain/Feingold du financement des campagnes électorales. Il est membre de l’Académie américaine des arts et des sciences depuis 2004.
Changement ou statu quo ?
Selon Norman Ornstein et contrairement à une idée reçue, le système institutionnel américain ne favorise pas la réforme. Il viserait même à l’empêcher par un certain nombre de contraintes techniques, voire de pratiques détournées telle celle, célèbre, du « filibuster » par lequel un sénateur peut monopoliser la parole pendant le temps qu’il veut sans pouvoir être interrompu pour faire échec à un projet de loi (le record est toujours détenu par Wayne Morse qui s’efforça, dans les années 50, de faire échec à une loi pétrolière par un discours de plus de 20 heures dans lequel il se borna à lire l’annuaire téléphonique...). Cet usage, lorsqu’il est mis en œuvre, ce qui a été le cas dans la période récente, ne peut être interrompu que par la constitution d’une majorité renforcée de 60 sénateurs déclarant la cloture des débats.
Le cas des armes
Un exemple souligne la difficulté à réformer dans ce système. 80 % des citoyens américains se déclarent, à un titre ou à un autre, favorables à un contrôle des armes. Mais cette tendance de l’opinion (alimentée par d’innombrables exemples de tueries dans les lieux publics, qui se succèdent semaines après semaines) ne parvient pas à déboucher sur une réforme parce qu’elle est opposée à 20 % de gens remarquablement bien organisés et efficaces pour préserver la situation actuelle, autour notamment de l’American Rifle Association (NRA).
Des périodes d’exception
En réalité, les périodes de fortes réformes sont concentrées, aux Etats-Unis, sur des moments historiques très brefs : les années 30 bien sûr avec l'administration Roosevelt, la nouvelle société de Johnson en 1965-66 et le tout début de l’ère Reagan. Ces périodes sont généralement marquées, soit par une crise majeure ressentie comme telle par l’opinion, soit encore par la très large victoire d’un camp politique sur un autre. Une des rares exceptions à ce schéma est la réforme fiscale adoptée en 1986 à un moment où Reagan n’était pas en position de force, mais où les Démocrates étaient également d’accord pour répondre à une forte demande de réduction et de simplification des impôts dans la société américaine.
Bush's honeymoon
Les deux principales réformes mises en œuvre par Bush ont été l’éducation et la fiscalité. Le succès de la réforme de la fiscalité s’est appuyé sur le fait que, pour la première fois depuis les années 1953-54, le Gouvernement était unifié avec une Présidence, un Sénat et une Chambre des Représentants républicains (Reagan, lui, n’avait pas la Chambre des Représentants). Cette réforme a été facilitée par un classique état de grâce (« Bush’s political honeymoon ») et une configuration qui était alors de type parlementaire. Pour « No Child Left Behind », la stratégie a consisté à tout de suite aller chercher des alliés démocrates de renom car ce domaine apparaissait moins facile à réformer que ne l’avait été la politique fiscale.
L’échec des retraites
S’il n’y a pas de crise à proprement parler, il faut créer un sentiment d’urgence et fixer le cadre du débat (c’est là, semble-t-il, une idée fixe du camp conservateur). Mais pourquoi la tentative de réforme des retraites n’a-t-elle pas abouti en 2005 ? Le pays était en effet déjà parvenu par le passé à réformer son système de « social security » (pm. l’expression ne désigne que le système de retraites aux Etats-Unis), en 1983. Mais cela n’avait été rendu possible, à l’époque, que par la conjonction d’une crise de financement du système et d'un large consensus. Une commission spéciale, présidée par Alan Greenspan, avait alors en effet réuni un large spectre d’acteurs, y compris les syndicats. Or, si une commission a bien été mise en place en 2005, cela a été fait, cette fois, selon une approche beaucoup plus étroite et partisane.
Demain, le système de santé ?
La règle peut finalement apparaître assez simple : il est inutile de chercher à vendre une réforme auquel les gens ne croient pas. Il faut aussi gagner le support des élites. Si la réforme du système de santé a une chance de se faire à l’avenir, ce ne sera qu’à la condition qu’elle soit érigée en priorité essentielle du nouveau président. Elle pourra d’ailleurs s’appuyer sur un sentiment de crise ou d’insécurité qui s’est largement développé ces dernières années sur ce sujet au sein de la société américaine.
00:00 Publié dans Institut Montaigne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Institut Montaigne, lobbying, politique, réforme, santé, retraites, communication
19/12/2007
Extension du domaine du discours (entretien n°3/8 avec Carolyn Bartholomew, au Tabard Inn)
Margaret Mead à la Chambre ?
Membre du barreau de Californie et diplômée d’anthropologie, Carolyn Bartholomew a notamment été directeur juridique, puis chef de cabinet de Nancy Pelosi. Représentante du 8ème district de Californie (San Francisco), Nancy Pelosi a été la chef de file du parti démocrate à partir de 2002 et est présidente de la Chambre des Représentants depuis début 2007.
Spécialiste des questions internationales, Carolyn Bartholomew a par ailleurs présidé la commission USA-Chine pour les affaires économiques et de sécurité. Elle se consacre à diverses activités socio-économiques : elle est ainsi membre du conseil d’administration de Kaiser Aluminium Corporation et participe à une association en faveur de l’éducation des enfants dans les pays en voie de développement.
L'art du compromis
Le processus de réforme normal dans le système américain consiste, à partir d’une idée de départ, à établir la carte de ses alliés et de ses opposants. Il est marqué par une intense activité d’élaboration-négociation qui peut parfois prendre très longtemps (cf infra l’action de sensibilisation menée par Patricia Schroeder en matière sociale sur une dizaine d’années). Ce processus souligne également l’importance des connexions interpersonnelles dans une stratégie d’alliance qui procède par élargissements successifs.
Le système institutionnel s’appuie sur des équipes politiques très étoffées si on les compare aux moyens dont disposent les parlementaires français (souvent guère plus de deux ou trois attachés). A la Chambre des Représentants par exemple, chaque élu dispose de 18 personnes à plein temps, plus 4 personnes à mi-temps. La présidente de la Chambre s’appuie quant à elle sur une équipe de 50 personnes.
Strange bedfellows...
La recherche d’alliances peut parfois déboucher sur la formation de coalitions hétéroclites. C’est ainsi qu’une mobilisation relative aux droits de l’Homme en Chine a permis d’associer, outre les supporters traditionnels de ce type de combats (Démocrates, syndicalistes…) des groupes chrétiens plutôt conservateurs. Ces étranges liaisons (« strange bedfellows ») présentent également l’intérêt de susciter l’intérêt de la presse et de favoriser la médiatisation du sujet.
Le système américain témoigne d’une certaine capacité à passer des compromis. Ce fut le cas pour la loi « No Child Left Behind » qui, au-delà de l’appui de personnalités démocrates, a également été négociée avec le syndicat des enseignants.
En sens inverse, les positions intransigeantes mènent clairement à l’échec. Ainsi le projet, lancé par les Démocrates, d’améliorer la protection des droits de la communauté gay et lesbienne s’est-il heurté à la volonté de cette communauté de faire également bénéficier les trans-genres de ces droits renforcés.
Une capitale, des capitaux
L’argent reste une donnée centrale dans le système institutionnel américain. Il rend notamment compte de la puissance de quelques grands lobbies (groupes pharmaceutiques, compagnies d’assurance, médecins) dans le cas de la tentative de réforme du système de santé (*).
Un exemple de cette agitation politique sans traduction en actions a été donné tout récemment par l’adoption par la Chambre des Représentants d’un texte sur l’énergie présenté comme un cadre qui « tranformera le futur ». Chacun sait pourtant que le texte sera bloqué au Sénat. De surcroît, le Président a par ailleurs indiqué qu’il lui opposerait son veto.
Cela se traduit notamment par des dons lors des campagnes électorales : la rémunération d’un membre du Congrès est, à titre indicatif, de l’ordre de 150 000 dollars par an quand il faut dépenser des millions de dollars pour chaque campagne ; et les enjeux se chiffrent naturellement en milliards pour l’élection présidentielle.
Dans le cas du système de santé, cela se manifeste également par la puissance de communication considérable de cette industrie aux Etats-Unis. Aux heures de grande écoute sur les grandes chaînes d’information (par exemple sur CBS vers 18h30) les spots publicitaires sont l’apanage quasi exclusif des groupes pharmaceutiques.
La puissance financière est également avérée dans des cas d’une tout autre nature. Ainsi la Turquie a-t-elle récemment mobilisé des millions de dollars pour empêcher l’adoption d’un texte reconnaissant le génocide arménien. Cette stratégie est passée par la publication par des personnalités de renom, tel Henry Kissinger, d’éditoriaux dans les grands medias de référence (New York Times, Washington Post, etc).
Inflation du discours
Une situation comme celle qui prévaut actuellement (présidence républicaine, majorité démocrate au Congrès) rend extrêmement difficile l’adoption de réformes. L’adoption d’un texte requiert en effet 60 voix au Sénat alors que les Démocrates en détiennent 51 aujourd’hui ; en sens inverse, le Président peut opposer son veto aux projets lancés par les Démocrates.
Dans ce contexte, beaucoup de tentatives de projets de loi ou de réformes sont affichées pour occuper le terrain et préparer les prochaines élections, mais ne débouchent quasiment jamais sur des réformes effectives. Les seules exceptions notables sont constituées de sujets neutres touchant à la vie quotidienne de tous les Américains concernant par exemple les infrastructures.
Cette situation se traduit par la publication de très nombreux communiqués de la part de la présidence de la Chambre des Représentants. Mais c’est bien d’une bataille de communication et de postures dont il s’agit, plus que d’affrontements liés à des tentatives réelles de réforme. Dans ce contexte, il est même régulièrement d’usage que la Chambre communique par avance sur des déclarations et/ou des déplacements du Président Bush de façon à préempter le débat en donnant le ton et en définissant le cadre dans les medias.
- Ou quand, au lieu de servir la réforme, la communication sert à en masquer l'absence.
__________
(*) Un contre-exemple peu connu et intéressant de cet échec à réformer le système de financement de la santé est donné par le Family and Medical Leave Act de 1993 qui, à l’initiative de Patricia Schroeder (National Partnership for Women and Families), première femme élue au Congrès dans le Colorado et qui sera un moment candidate à l’élection présidentielle de 1988, a donné la possibilité aux salariés, à l’issue d’un long travail de sensibilisation, de prendre des congés non rémunérés pour s’occuper de leurs proches pour raisons médicales
05:20 Publié dans Institut Montaigne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : réforme, institut Montaigne, Etats-Unis, politique, communication, lobbying
18/12/2007
Words That Works : démonstration (entretien n°2/8 avec Larry Moscow et Nick Wright, chez Luntz & Maslansky)
Bienvenue chez les Spin Doctors
Larry Moscow est Senior Vice President de Luntz & Maslansky. Ce cabinet hautement spécialisé dans l’analyse de discours et les recommandations lexicales est dirigé par Frank Luntz, conseiller en communication et l’un des gourous du camp républicain (le cabinet conseille également le Labour en Grande-Bretagne).
Luntz est notamment l’auteur de « Words that Works », un best-seller dans le domaine de la communication politique aux Etats-Unis. Larry Moscow était assisté pour cet entretien de Nick Wright, Strategic Project Director, également en charge des relations internationales et notamment de la partie conseil en Grande-Bretagne.
Sondages en direct
Luntz est un spécialiste de l’animation de focus groups inhabituellement larges (jusqu’à 30 personnes). Il analyse de façon instantanée les réactions des participants à différents discours politiques (équipés d’une télécommande, les gens sanctionnent ou valorisent instantanément ce qu’ils entendent). Il permet ainsi de mieux calibrer les discours mais aussi, à partir d’études lexicales approfondies, de les élaborer en propre en maximisant leur efficacité.
Dans un monde de la communication généralement coupé entre spécialistes de l’opinion publique et experts des relations publiques, Luntz occupe une place à part qui se situe au carrefour de ces deux spécialités. S’agissant de l’analyse de l’opinion publique, le cabinet ne se borne pas à faire ressortir des tendances, mais identifie aussi des mots précis à fort impact dans l’opinion. Le cabinet pratique également les analyses de discours à travers internet, en particulier pour mieux cerner le language et les références des opposants à telle ou telle réforme.
What's the story ?
Pour Larry Moscow, aucune communication ne peut sauver une mauvaise politique, mais une mauvaise communication peut tuer une bonne politique. Du point de vue de l’opposant, on pourrait ajouter qu’une communication efficace peut aussi largement contribuer à tuer une bonne politique.
Le cabinet a par exemple conseillé l’AARP dans son opposition au projet de réforme des retraites lancé par George Bush, un exemple qui semble attester d’une efficacité certaine.
En fait, dans ces configurations de combat, il ne s’agit pas seulement pour Luntz de recommander les mots et les messages qui font mouche, mais aussi de valoriser les mots qui induisent un passage à l’action (« call to action ») en passant d’une attitude de complainte passive à un comportement engagé (pm. sur le plan théorique cela est à rapprocher des théories tant de la psychologie de l’engagement aux Etats-Unis que de la socio-dynamique en France, très proches dans leur souci de convertir du language en énergie concrète et en action).
Un seul souci de ce point de vue : « What’s the story ? ». Autrement dit, quelle est l’histoire à raconter, le récit à dérouler et quel champ lexical lui associer. Une approche recherchant l’adéquation avec le mode de fonctionnement des medias qui restent classiquement intéressés par trois ressorts majeurs : « conflicts, processes and polls » (J. Surrell).
La campagne Bush/Kerry
Sur le papier, c’est Kerry qui, par ses études, son action pendant la guerre puis au retour, par son dévouement au pays depuis de longues années, devait l’emporter de loin. La jeunesse passablement dissolue de Bush Jr en faisait, par opposition, un piètre président potentiel.
La mise en œuvre du scénario contraire a reposé en grande partie sur la capacité du camp républicain à définir Kerry très en amont dans l’opinion comme un type indécis (« flip-flopper »), ne sachant pas très bien où il allait et apparaissant en conséquence peu en mesure de conduire le pays de façon fiable.
Par extension, un des facteurs clés de réussite d’une réforme publique consiste, pour Larry Moscow à installer, non seulement le lexique, mais aussi le cadre du débat. L’accent mis dans le camp conservateur dès la fin des années 90 sur les valeurs participe de cette stratégie consistant à préempter le terrain du débat. Bush s’est par la suite largement appuyé sur ce capital. « At the end, principle trumped polish » résume une étude du cabinet sur l’élection de 2004.
Comment flinguer une réforme ?
Le cas des retraites, pour lequel Luntz a procédé à plusieurs focus groups, est un bon exemple de l’efficacité des méthodes lexicales mises en œuvre. Celles-ci ont en effet permis d’identifier les thèmes et expressions à forte portée émotionnelle sur ce sujet de société par excellence (le sujet étant clos et pour répondre à mon intérêt pour cet exemple, Moscow me remet même le dossier des focus groups sur le sujet).
La contre-attaque qui a suivi a pu ainsi s’appuyer sur un positionnement original qui pouvait se résumer à cette proposition : le but n’est pas de donner plus aux retraités, mais de protéger l’avenir de nos enfants. Ce positionnement a donné lieu à des dizaines de spots télévisés soutenus, comme on sait, par une campagne téléphonique intensive auprès des élus.
La tentative de réforme du système de santé proposée par Hilary Clinton il y a quelques années a été largement mise en échec par l’assimilation d’un système « universel » à une médecine « socialisée », un concept totalement repoussoir aux Etats-Unis (cf « Sicko »). L’évolution possible vers une réforme du système passera sans aucun doute, pour Larry Moscow, par l’invention d’un autre vocable de référence pour désigner une future réforme de ce système.
L’immigration est un sujet très sensible qu’a ravivé, il y a peu, le projet de l’administration Bush d’une légalisation des immigrés illégaux. Les études conduites par Luntz font apparaître que toutes les argumentations développées sur le thème de la sécurité nationale ont peu d’effets sur ce sujet pour toucher les gens. En revanche, les argumentaires qui font référence, sur ce sujet, à des thèmes comme ceux de la santé, de l’éducation ou des impôts, ont beaucoup plus d’impact dans l’opinion parce qu’elles font écho à des préoccupations concrètes.
Des formules qui tuent
Par l’impact concentré que lui confère sa concision et qui la rend à la fois synthétique et facile à retenir, la formule va souvent plus loin que le message. Luntz est ainsi connu pour avoir inventé ou relayé quelques exemples célèbres dans le domaine socio-politique.
Ainsi de l’impopulaire « estate tax », perçue comme une taxe légitime portant sur les biens des plus riches, en « death tax » concernant potentiellement tout le monde et à la connotation négative. De même, dans un domaine concernant davantage le secteur privé mais qui n’est pas sans conséquence politique en ces temps de réchauffement climatique, les activités de forage pétrolier, perçues par le public comme très polluantes, sont devenues une activité d’exploration en eaux profondes (« deep water exploration »). Le remplacement, déjà identifié, dans le domaine des retraites de « privatizing » par « personalizing » lui devrait aussi beaucoup.
De telles formules, faciles à reprendre dans les titres de la presse ou les interviews à la télévision, sont très utiles pour fixer l’opinion dans le sens souhaité comme l'ont montré les mémorables : « socialized medicine », ou « flip-flopper » qui, chacune, dans leur domaine, ont fait l’objet d’un matraquage médiatique impressionnant.
Bref, en sortant de chez Luntz, à Alexandria, de l'autre côté du Potomac, dans l'état de Virginie, on se dit deux choses : 1) ces types, comme on dit sur CBS, sont des experts ; 2) la communication est un métier dangereux...
23:35 Publié dans Institut Montaigne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : communication, politique, lobbying, Etats-Unis, réforme, Institut Montaigne